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tome 2, Chapitre 43 « Le Grand Méchant Loup » tome 2, Chapitre 43

Immobile, l’homme la contemplait ; un sourire étrange s’était dessiné sur ses lèvres. Toujours emmitouflée dans la couverture, son corps se réchauffait peu à peu. Serrée entre ses mains gelées, la tasse refroidissait doucement. Soudain, elle sentit quelque chose repousser les mèches brunes qui tombaient sur ses yeux. Un instant, elle voulut relever la tête, mais renonça et trempa à nouveau ses lèvres dans la tasse.

– De quoi as-tu peur, petite Lou ? chuchota l’homme.

Lou frissonna ; l’homme lui faisait toujours face.

– Tu as peur de moi ? susurra-t-il, désormais à genoux, une lame nue entre les mains.

– De moi ou de lui ? poursuit-il, un doigt pointé vers son reflet dans le miroir suspendu au mur.

Les yeux toujours baissés, Lou n’osait pas bouger de peur de croiser le regard de cet homme à la voix chantante.

– N’oublie pas Lou ! Tu es mon ange et mon amour ! Mon seul amour ! lui glissait l’homme, comme une main s’attardait entre ses cuisses.

Sa chair se hérissait et un frisson hideux la parcourait. Dégoûtée, elle voulut le repousser. Hélas, ses bras refusaient de bouger.

– Pourquoi me fuis-tu, ma petite Lou ? Ne sommes-nous pas heureux tous les deux, ronronnait l’homme à son oreille.

Soudain, une sensation de brûlure envahit sa cuisse, aussitôt suivie par une fraîcheur bienvenue.

– Ne touche pas ! murmura une voix qu’elle ne connaissait pas. Tu as renversé de la tisane.

Lou rouvrit les yeux, le monstre avait disparu. Assise en tailleur sur un lit qui n’était pas le sien, elle découvrit un homme au regard mélancolique. Une paire de ciseaux à la main, il tenait entre ses doigts un carré d’étoffe.

– Toutes mes excuses, Lou. Mais le tissu allait fondre.

Les lèvres remuaient et des sons en sortaient. Fascinée, elle le regardait faire.

– Je t’ai posé une poche de glace. Tu n’auras qu’à la retirer quand tout aura fondu. Je te donnerai ensuite un baume cicatrisant.

Lou acquiesça, même si elle ignorait pourquoi. Un jour, un homme s’en était venu et elle était morte. Alors l’homme avait pris son âme et l’avait enfermée dans une poupée dont il avait fait son esclave. Ainsi était-elle née ! Lou ! Lou mangeait ! Lou buvait ! Lou saignait ! Seulement parce que son corps était de chair et de sang et que Lou ne voulait pas mourir, une fois encore.

Lou leva les yeux. L’homme se tenait en face d’elle, assis sur une chaise, les bras posés sur le dossier ; Benjamin. Était-ce ainsi qu’il s’appelait ? Elle croyait se souvenir que oui.

– As-tu encore froid ?

Lou fixait la tache écarlate apparue sur sa cuisse. La sensation de brûlure ne le gênait plus. Du bout des doigts, elle en effleura la surface, puis releva la tête.

– Non, murmura-t-elle en secouant la tête en signe de dénégation.

L’homme esquissa un sourire crispé, mal à l’aise. Qu’allait-il lui demander à présent ? Lou n’éprouvait aucune peur ni appréhension ; elle n’était que l’âme d’une poupée oubliée à qui, un jour, on avait insufflé la vie. Il suffirait alors d’obéir ; elle enverrait ses ordres à ses membres et ils se mouveraient en conséquence.

Elle attendait, mais rien n’arrivait.

– Tiens ! marmonna l’homme.

Il lui présentait une tasse fumante.

– Ne la renverse pas cette fois, avait-il ajouté.

Lou la fixa un long moment, puis s’en empara. L’infusion avait refroidi ; la porcelaine était tiède. Confuse, elle se recroquevilla encore un peu plus sur le lit. L’homme ne lui avait donné aucun ordre ; il ne l’avait pas violenté, non plus. Pourquoi était-il venu la chercher ? Elle, la créature égarée ! Lou gardait les yeux baissés et buvait par petites gorgées sa boisson. Parfois, il arrivait qu’elle croisât son reflet dans le fond de la tasse et il lui souriait. Son sac glissa et tomba avec un bruit mat au bas du lit.

– Ne bouge pas, lui chuchota l’homme comme il se précipitait pour le ramasser.

Son contenu s’était répandu sur le sol : préservatifs dans leur sachet, nécessaire de maquillage, des mouchoirs et un vieux porte-monnaie en cuir râpé. Elle le regardait. Ses gestes étaient empreints d’une douceur qu’elle semblait ne jamais avoir connue. L’homme s’éloigna ; sur sa cuisse la peau avait pris une vilaine teinte violette.

– Tu vois, Lou ! Je n’ai jamais voulu ça ! Est-ce que tu me pardonneras ?

Lou contemplait son bras ; son bras couvert de bleu, là où il avait posé ses doigts.

– Alors Lou, tu ne veux pas me faire un câlin ? Tu sais lorsque je te prenais dans les bras et que je te serrais tout contre moi, susurrait l’homme à son oreille. Ah non, bien sûr ! Car il y a lui maintenant.

Lou ferma les yeux. Elle ne voulait plus. Dans son dos, la présence disparue et d’autres mains se posèrent sur sa cuisse. Fermes, elles officiaient et déposaient sur sa peau une gaze visqueuse et collante, d’où s’exhalait une lourde odeur de camphre rance.

– Qu’est-ce que c’est ? marmonna-t-elle, un doigt tendu vers la chose.

– Ne touche pas ! lui ordonna d’une voix douce l’homme qui s’appelait Benjamin. Tu risques de te faire mal.

Sur son visage se dessinait un sourire empreint de mélancolie et ses yeux verts reflétaient un grand vide. Lou le regardait faire. Il semblait si détaché, si éloigné, presque insaisissable. Son corps demeurait ancré dans la réalité, mais son esprit, son passé, où s’en étaient-ils allés ? Elle se sentait si proche de lui, tant il lui ressemblait ; poupée de chair désincarnée. Autrefois, ce mot faisait mal, mais c’était loin maintenant, autrefois. Lou était née deux fois. La première fois, elle était sortie de la matrice de sa mère, la seconde ; elle ne voyait plus que l’ombre du monstre.

– Voilà ! C’est fini, Lou !

La voix de l’homme la tira de sa torpeur. Feutrée, calme et posée, il avait posé une main sur son bras. À la place de la tuméfaction violacée, l’homme, qui s’appelait Benjamin, avait déposé une grosse masse de gaze et de coton collée avec du sparadrap. Il lui avait retiré ses bas et elle devinait le teint rose de sa chair encore ferme. Pourquoi ne lui avait-il rien proposé ? Pourquoi l’avait-il invitée ? Pourquoi ne l’avait-il pas touchée ? Lou ne comprenait pas. Lou ne savait pas. Lou était perdu.

Debout dans la pénombre, le visage à demi mangé par les ombres, il ne ressemblait pas au monstre ; ses traits étaient trop doux. Lou frissonna. C’était la première fois que les choses se passaient ainsi. Timide, presque gauche, Lou se leva. Elle déplia ses jambes ankylosées. Sur terre, ses pieds se posèrent, puis ses pas la portèrent vers cet homme dont elle doutait parfois de la conscience. Il ne bougeait pas. Debout, face au miroir, il ne l’esquiva même pas lorsqu’elle plaqua ses mains sur son torse, pas plus qu’il ne la repoussa quand elle l’embrassa.

Était-ce lui le loup, le loup de l’histoire, le loup qui vivait de l’autre côté du miroir ? Le loup qui ferait d’elle dans un instant sa femme et qui la ferait passer de vie à trépas.

– Pourquoi, Lou ? pleurait l’homme qui s’était nommé Benjamin.

L’homme s’était retiré et lui passait à présent une main dans les cheveux. Dans sa bouche, elle devinait des crocs immenses et luisants, tandis que son visage se couvrait d’une fourrure dense et noire.

– Pourquoi, Lou ? susurra l’homme devenu loup.

Lou sourit et il tira sa tête en arrière pour découvrir la chair tendre de sa gorge.

– Pourquoi, Lou ? ronronna le loup.

Mais Lou ne répondait rien ; le loup avait planté ses crocs dans son cou.


Texte publié par Diogene, 31 juillet 2018 à 19h31
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