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tome 2, Chapitre 40 « Lou » tome 2, Chapitre 40

Seul dans son minuscule appartement, l’homme regardait par la fenêtre, détaché. Dans le fond, un bruit d’eau troublait l’atmosphère du lieu ; le bac de la douche achevait de vider et éructait. Trempé, une serviette nouée autour de la taille, ses cheveux dégoulinaient et l’eau avait formé une flaque à ses pieds. Égaré, il avait quitté le songe pour un autre.

Prisonnier d’une nuit sans fin, il apercevait, de l’autre côté de la rive, celle qui le guiderait, à moins qu’elle ne perdît dans les ténèbres. Adossée contre un réverbère, une jambe relevée, presque vulgaire, elle tirait sur une cigarette dont l’extrémité scintillait dans l’obscurité.

Était-ce la veille ? L’avant-veille ? Ou encore cette nuit même qu’il l’avait aperçue, alors qu’elle traînait dans la rue et repoussait les intrus ?

Fatale ! Belle à se damner, elle lui avait lancé une œillade et il avait décliné. Sublimé par la pâle lueur de la lampe urbaine, elle ressemblait à une héroïne de feuilleton à deux sous. La main sur la poignée du battant de la fenêtre, il hésitait ; elle, achevait sa cigarette. D’entre ses lèvres s’échappaient des anneaux bleutés qui se perdaient ensuite dans la nuit.

– Viens ! semblait-elle lui murmurer.

Soudain, elle détourna le regard. Dans la rue, il n’y avait plus personne. Ce soir, aucun client ne s’était réfugié auprès d’elle ; l’homme avait quitté la fenêtre.

– Tu as froid ?

C’était l’homme qui avait parlé. Habillée d’un manteau de fausse fourrure, les jambes gainées dans un mauvais collant élimé, elle tourna vers lui un visage de poupée. Ses paupières, trop maquillés, avaient gelé et des perles de givre scintillaient à l’extrémité de ses cils.

– Un peu, bredouilla-t-elle, presque gênée.

L’homme lui tendait une veste ; bien trop grande pour elle.

– Merci, marmonna-t-elle, comme elle en couvrait son corps de pâle midinette.

Soudain, un bruit de casse troubla le calme et un chat les dévisagea. Ses grands yeux les fixaient, puis il disparut.

– Est-ce que tu veux monter chez moi ? Je te ferai quelque chose de chaud et il me reste quelques gâteaux, je crois.

La voix douce contrastait avec le regard triste de l’homme qui ainsi l’invitait.

– Je ne sais pas si je dois, souffla-t-elle.

Des nuées blanches s’échappaient de ses lèvres, puis se dissolvaient dans les ténèbres.

– Alors tu vas mourir de froid.

Il avait énoncé ces mots avec un ton si glacial et si lointain qu’elle en avait frissonné. Était-ce le même homme qui venait de prononcer ces paroles ? La jeune femme ferma les yeux.

– Peut-être est-ce mieux ainsi ? soupira-t-elle.

L’homme la contempla un long moment ; ses cheveux ébène tombaient en boucles négligées sur ses épaules dénudées.

– Tu sembles perdue, murmura-t-il comme il attrapait la pointe de ses mèches brunes.

Quel âge pouvait-elle avoir ; le regard noyé dans ses prunelles céruléennes ?

– Perdue ? répéta-t-elle en écho.

– Sans doute est-ce pour cette raison que je m’offre à des inconnus, ajouta-t-elle.

Ses lèvres avaient esquissé une moue désabusée, puis elle avait écarté les pans de son manteau en fausse fourrure et dévoilé une poitrine menue. Troublé, l’homme avait refermé le vêtement grand ouvert.

– Vous m’emmenez alors ? le questionna la jeune fille comme il demeurait muet ; il ne l’avait pas quittée du regard.

Un vent frais s’était levé et elle avait frissonné. En face d’elle, l’homme semblait toujours hésiter.

– Ce n’est pas moi que vous pensiez découvrir, n’est-ce pas, chuchota-t-elle, les yeux tourné vers l’obscurité.

L’homme se détourna ; un instant, ils s’étaient croisés et il s’était noyé.

– Je ne sais pas.

Les mots s’échappaient de ses lèvres entrouvertes, comme il l’aurait de la bouche d’une poupée mécanique aux ressorts cassés.

– Peut-être.

Il releva la tête ; la lune emplissait le ciel.

– Comment est-ce que tu t’appelles.

Ses yeux étaient toujours tournés vers l’énorme boule blanche suspendue dans les ténèbres.

– À quoi bon demander ? Je n’en suis qu’une parmi tant d’autres. Pourquoi vous préoccuper de moi ? répliqua-t-elle, amère.

L’homme passa une main sur son visage apeuré et glacé.

– Peut-être ne seras-tu plus une inconnue, susurra l’homme.

La jeune fille s’était tue. Elle ne savait plus que penser de cet inconnu, dont elle avait entraperçu les traits par la fenêtre de son appartement.

– Lou, lâcha-t-elle d’une voix sourde. Je m’appelle Lou, seulement Lou.

Les yeux baissés, elle fixait le macadam sale, éclaboussé par la lumière du vieux lampadaire.

– Veux-tu venir te réchauffer chez moi, Lou ? Plus personne ne se promène à cette heure de la nuit.

Ce n’était pas une affirmation, mais une simple observation. De droite, puis de gauche, elle regarda la ruelle obscure ; l’homme ne bougeait pas.

– D’accord, marmonna-t-elle, les bras croisés sur sa poitrine ; le froid lui mordait la chair avec cruauté, même si elle n’osait pas l’avouer.

Les yeux dans le vague, elle le laissa l’emmener au travers de l’allée déserte, jusqu’au seuil d’un immeuble lépreux. L’homme batailla quelques instants avec la serrure récalcitrante, puis ils pénétrèrent dans un corridor à la propreté douteuse, seulement éclairé par une ampoule couverte d’épaisses toiles d’araignée. Dans un recoin obscur s’entassaient des sacs d’ordures éventrés d’où émanaient des effluves aigres et peu amènes. Parfois, un rongeur s’échappait et filait entre leurs pieds, apeuré. Silencieux, ils gravissaient les marches d’un escalier branlant. À chacun de leur pas, une planche grinçait et son écho se propageait dans la cage enténébrée. Arrivés sur un palier, ils découvrirent un couloir sombre et lugubre, où les chats errants guettaient la moindre proie.

– Entre, je te prie, souffla l’homme comme il entrouvrait la porte d’un minuscule appartement.

Sur le seuil, Lou marqua une hésitation. Elle regardait le désordre qui régnait dans le studio. En face du lit retourné, un petit bureau sur lequel était posé un vieil ordinateur poussiéreux. Mutique, elle examinait les lieux. Soudain, elle s’avança de quelques pas et s’assit sur la couche, dans un creux de la couette. Rouges, ses joues étaient devenues brûlantes.

– Réchauffe-toi… Lou !

Pourquoi avait-il hésité à l’instant de prononcer son nom ?

– Je vais te préparer un peu d’infusion, avait-il ajouté, avant de disparaitre.

Lou le regardait s’éloigner. Voûté, il paraissait porter sur ses épaules le poids de l’univers, à moins qu’il ne fût perdu, tout comme elle. Sans mot dire, elle se déchaussa, puis ramena ses jambes contre son corps menu, pour mieux s’emmitoufler ensuite dans l’épaisse couverture. Depuis la cuisine lui parvenaient des bruits de métal et de porcelaine qui heurterait un plan de travail. Enfin, au bout de quelques minutes, l’homme réapparut ; un pâle sourire dessiné sur ses lèvres fines. Il portait un plateau sur lequel il avait déposé un jeu de tasses et une lourde théière fumante.

– J’espère que tu apprécies la mélisse.

Lou leva la tête et le fixa d’une moue interrogative. Elle tendit les mains vers le gobelet.

– Ne te précipite pas ! C’est encore brûlant, murmura l’homme comme elle s’en emparait.

Mais elle ne l’écoutait pas et trempait déjà ses lèvres gercées dans le breuvage. Silencieux, l’homme la contemplait, fasciné par l’étrange et vénéneuse beauté qui émanait d’elle. Soudain, elle parut s’en apercevoir et il détourna le regard.

– Comment te sens-tu ? lui demanda-t-il ; ses yeux reflétaient le vide.

La tasse entre les doigts, il avala une gorgée de la tisane.

Pour toute réponse, elle haussa les épaules ; elle ne quittait pas l’épaisseur de la couette qui le réchauffait.

– Mieux… merci… marmonna-t-elle.

L’homme s’approcha d’elle un instant.

– Benjamin, lui glissa-t-il à l’oreille d’un ton hésitant, avant de s’éloigner.

Lou le fixait.

– Benjamin ? C’est étrange… J’aurai cru.

Mais elle n’ajouta rien, ses yeux plongés dans les siens. Assise sur le lit, elle se sentait perdue. Quand elle suivait un homme chez lui, elle se déshabillait et ensuite elle oubliait. Recroquevillé sur la couche, lui, lui avait offert une tasse d’infusion.

Que lui arriverait-il ensuite ?

Hésitante, elle ôta sa pelisse en fausse fourrure et la jeta un peu plus loin. Mais l’homme la ramassa et la plia avec soin.

– Qui êtes-vous, Benjamin ? murmura Lou.

L’homme darda sur elle un regard indéchiffrable.

– Un ange, un démon, un monstre ? Qui peut savoir ? Peut-être tout cela à la fois, petite Lou, ronronna l’homme dont les yeux devenaient de la couleur du vif-argent.


Texte publié par Diogene, 13 juillet 2018 à 21h50
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