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tome 2, Chapitre 38 « Un Echo dans les Ténèbres » tome 2, Chapitre 38

À peine eut-elle disparu dans son nid que s’avançait le seigneur Azazel accompagné de sa suite et du sinistre juge-arbitre

– Alors jeune fille ! Où sont donc passé ta verve et ton entrain ! s’esclaffa-t-il comme elle ne soufflait mot. De fèves ou de grains grossiers, la chose était possible. Mais des épices ! Aussi fines ! Il est impensable que tu aies réussi.

Pour toute réponse, la princesse se contenta de pointer un index en direction des tas colorés qui reposaient au milieu de la pièce.

– Impossible ! rugit le seigneur-démon. Il eut fallu que tu reçoives de l’aide du ciel lui-même. Aucun mortel n’aura pu accomplir pareille tâche seul !

– Réponds ! s’époumona le démon.

Sa terreur dissimulée sous un masque de froideur, la princesse soutint le regard haineux d’Azazel, dont le visage avait perdu toute contenance. La souris des épices ne lui avait pas menti ; le verbe est puissant pour celui qui le manie et le silence l’est tout autant. Rassérénée et rassurée, il lui sembla apercevoir dans un recoin la silhouette de l’enfant à l’instant de leurs adieux et elle se rappela alors sa promesse. Dans sa poitrine, son cœur bondit et un sourire se dessina sur ses lèvres. En face, les figures des démons se décomposaient.

– Ah ! Gardes ! Que l’on conduise cette effrontée dans ses appartements ! hurla le juge-arbitre.

Ainsi fut décidé et la princesse fut renvoyée dans sa chambre, tandis qu’une noria d’esclaves se mettait en ordre de marche. Au fond d’elle-même, il n’y avait plus trace de l’innocente candeur qui illuminait son cœur ; elle avait fait place à un sentiment plus rude et plus rugueux. Au loin, elle entendait l’écho des fouets qui claquaient au-dessus des têtes et des ordres aboyés. Oui, elle entendait tout cela, mais elle entrevoyait aussi leurs âmes damnées. Quels pêchés avaient-ils commis pour semblable sort mériter ? À moins qu’ils n’eussent vendu leurs âmes contre quelques avantages de passage.

– Tu ne peux rien y changer, princesse, souffla Trinkeseelen. Nous sommes dans le rêve d’un homme qui n’en est pas un.

– Un homme qui n’en est pas un ? répéta-t-elle d’une pensée éteinte.

– Oui, soupira l’épée.

– Et dans le cauchemar d’un enfant qui aura manqué à sa parole, murmura-t-elle pour elle-même.

– As-tu dit quelque chose ? s’inquiéta la princesse.

Mais l’épée se contenta de se murer dans le silence, ravalant ses larmes et sa rage naissante. La jeune fille refermait ses doigts frêles sur la garde, si fort que du sang perla. Elle n’avait point oublié l’avertissement de la rapière et chassa aussitôt l’image cruelle qui avait surgi des ténèbres. Soudain, une porte claqua derrière elle. Elle était de retour dans sa chambre ; prison dorée pour une future condamnée. La pièce lui semblait encore plus vaste que la fois précédente, comme si un géant s’en était venu et avait poussé les murs. Mais il n’en était rien ; le même nombre de pas la séparait du fauteuil tourné vers la fenêtre. Sur la table, un plateau avait été déposé, de même qu’un mot. La princesse cala Trinkeseelen contre le siège de manière à ce qu’elle eût toujours une vue sur la fenêtre, puis elle prit place et s’empara du minuscule parchemin.

Princesse,

En remerciement de ta générosité mes frères et sœurs, ainsi que moi-même,

nous t’avons préparé ce modeste repas.

Puisse-t-il t’apporter la force et le courage pour surmonter l’épreuve qui t’attend demain.

Les souris des épices.

Lut-elle à la lueur d’une chandelle. Émue, des larmes roulèrent le long de ses joues, tandis qu’elle les remerciait. Grâce à leur précieux conseil, elle avait triomphé de sa peur. Devenue muette, elle avait métamorphosé son silence en une force qui avait déstabilisé le seigneur Azazel. Hélas, elle doutait qu’elle lui fût d’un grand secours dans l’épreuve à venir. Le ventre noué, elle n’osait pas toucher aux plats fumants, malgré les odeurs délicieuses qui s’en échappaient. La figure penchée par la fenêtre, elle observa le paysage. Mélamine était étendue sous un chêne, tache nocturne dans un soleil couchant ; la forêt avait disparu et avait cédé la place à un château merveilleux entouré de ronces et d’aubépines. Étonnée, elle le scruta un long moment à la recherche d’une présence. Nulle lumière ne perçait l’obscurité. Nulle fumée ne s’échappait des cheminées. Pourtant elle avait l’étrange sentiment qu’il était habité. Elle souffla sur le vitrail, puis du bout des doigts, elle dessina sur la fenêtre les contours des hautes tours. Derrière elle apercevait un bosquet sombre et épais. Comme les pierres, elle avait surgi des ténèbres. Un rêve ? Comment l’expliqué d’une autre manière ? En ce cas à qui appartenait-il ? Et elle, d’où venait-elle ? Anxieuse, elle s’empara de l’épée et la porta toute contre son cœur.

– Trinkeseelen, ne m’as-tu point confié que nous évoluions dans le rêve d’un homme qui n’en est pas un ? songea la princesse, comme elle ne quittait pas du regard le donjon, au-dessus duquel elle avait cru apercevoir la lueur pâle d’un fanal.

Soudain, elle sentit la lame vibrée comme prise de folie, puis elle redevint ce qu’elle avait toujours été ; un morceau de métal forgé. Dans son esprit, l’image d’une enfant s’imposa. Elle n’en devinait que les contours ; il ressemblait tant à l’enfant qu’elle avait entraperçu par-delà le miroir. Pourtant, comme il semblait si différent avec son regard bienveillant et son sourire qui illuminait son visage.

– Qui es-tu ? formula-t-elle.

Sans un mot, la silhouette s’approcha et déposa un doigt sur ses lèvres. Sa peau était douce et chaude. Émue, la princesse ferma les yeux tandis qu’elle sentait ses bras l’entourer ; l’enfant pleurait et se maudissait. D’une main, il caressait les cheveux de la jeune fille à peine endormie.

– Hélas, que ne puis-je te le confier, princesse Fürsthinde ? Que ne puis-je te dévoiler la vérité ? Chaque fois que se porte mon regard, je vois cette lame et mon cœur saigne de savoir, de le savoir prisonnier, de savoir que tu ne dois pas le libérer, parce qu’il t’aura aimé.

Des larmes roulaient le long de ses joues, puis tombaient dans un bruit cristallin sur le sol de vermeil.

– En ai-je le droit ? Je ne le sais pas. Le regretterai-je ? Qui pourra le dire ? chuchota-t-il, comme il déposait un baiser sur ses lèvres.

– Où suis-je ? s’exclama soudain la princesse comme elle ouvrait les yeux sur un couloir envahi par les ténèbres.

– Dans le reflet d’un rêve, princesse, souffla une voix familière.

– L’écho de ton rêve, ajouta-t-elle dans un murmure ténu.

À quelques pas de là, une ombre marchait. Curieuse, elle la suivit, sur le qui-vive. Guettant les potentielles cachettes. Soudain, elle s’arrêta devant la porte.

La main sur la poignée, elle hésita puis pénétra dans la pièce, suivie de la jeune fille. La porte grande ouverte, l’ombre contemplait la couche froide. Plongée dans la pénombre, la chambre n’en paraissait que plus sinistre et lugubre. En de nombreuses venues, elle avait tendu la main vers l’espagnolette de la fenêtre, mais à peine l’effleurait-elle, qu’elle renonçait. Aucune lumière, sinon celle des chandeliers, ne devait pénétrer cet espace ; rien qui n’eut pu leur rappeler leur joie et leur bonheur. Au plafond, le lustre en cristal renvoyait la pâle lueur de la bougie que la dame noire tenait entre ses doigts. Posée au fond d’une coupe en métal jaune taché de vert, la cire fondue s’accumulait à mesure que la flamme se nourrissait. Son visage plongé dans l’aura dorée de la chandelle paraissait vide et lisse ; ses lèvres fines n’étaient qu’un trait dessiné sur la chair et ses yeux étaient semblables à deux billes de verre terne. Depuis longtemps, ils avaient espéré, ils avaient prié, puis ils avaient déchanté et leur vie s’était brisée, fracassée sur les récifs de l’irréalité. Alors chacun de leur côté, ils avaient choisi de mener des vies séparées, ainsi ne seraient-ils point entravés par le désir de cet enfant à jamais disparu.

– Qui est-elle ? murmura la princesse, dissimulée au milieu des ténèbres.

– Le sait-elle, elle-même ? soupira la voix familière.

Silencieuse, la femme fixait le lit, la princesse aussi ; l’enfant était parti. Dessus trônaient toutes sortes de peluches poussiéreuses et moisies, ainsi qu’une poupée dont les yeux avaient depuis longtemps disparu ; tombés au fond de leurs orbites, ils s’agitaient avec un bruit grêle de grelots cassés dès qu’on la soulevait. La chambre sentait l’aigre et le renfermé. Sur les boiseries poussaient les fleurs éphémères des aspergilles qui se métamorphosaient en fine poussière dès qu’une main les caressait, tandis que sur les murs de sombres auréoles humides apparaissaient pour ne jamais disparaître. Elle ne remarquait même plus les minuscules débris de lambris qui s’accumulaient sur le sol. Un jour, le lustre tomberait de lui-même, trop lourd de sa propre vanité. Il s’écraserait et se briserait ; il se briserait et redeviendrait ce qu’il avait toujours été ; amorphe amas de verre et de plomb mêlé. Un instant, elle se prit à rêver ; prisonnière de cet enchevêtrement de métal et de cristal, une fleur de sang accroché à la commissure des lèvres, elle pourrait enfin partir en paix. Mais l’image s’évanouit aussitôt et elle poussa un long soupir.

Rien n’y ferait, cette chambre demeurerait à jamais un écho parfait.

Elle resta encore ainsi quelques temps puis se retira et ferma la porte en silence. Enfermée dans la pièce, la princesse la contempla encore quelques instants ; elle ressemblait tant à la sienne. Elle secoua la tête de dépit, puis traversa le mur. De l’autre côté, elle découvrit cette femme au regard si mélancolique. La main sur la poignée, elle hésitait à s’en détacher. La figure penchée sur le côté, elle surprit une silhouette. Elle s’interrogeait, droite gauche, gauche droite, elle ignorait tout d’où l’emmèneraient ses prochains pas. De nouveau, la femme soupira et l’ombre s’éloigna. Il n’y avait rien de plus qu’elle put ajouter au drame qui les rongeait depuis si longtemps déjà. Le pas lourd et incertain, elle la vit s’engager dans un couloir éclairé par des chandelles éparses, puis disparaître, avalée par les ténèbres.


Texte publié par Diogene, 1er juillet 2018 à 13h20
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