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tome 2, Chapitre 36 « Le Début d'une Histoire » tome 2, Chapitre 36

Dans sa main, le verre ne se vidait jamais, comme si un être invisible le remplissait à mesure qu’il buvait. Pourtant il arriva qu’il n’y eût plus rien, pas même une dernière goutte ; le verre était vide.

– Qui êtes-vous, dame Nostria, l’interrogea-t-il. L’infinité des mondes existe et vous les habitez tous. Vous vous y introduisez, puis vous attendez, car vous ignorez. Non, tous ignorent ! Personne ne peut deviner, alors vous racontez des histoires, vous forgez des mythes, vous tissez des légendes pour lutter contre l’oubli et pour sauver des vies, pour sauver la Vie. Ai-je tort ?

Nostria darda sur lui un regard empli d’admiration et de mélancolie ; un sourire se dessinait sur ses lèvres. Une brise légère se leva et ébouriffa ses longs cheveux soyeux.

– Je me rappelle une histoire, une histoire que ma mère me racontait le songe. Elle me terrifiait et me fascinait tant que, la nuit venue, je plongeais dans ce que je nommais mes songes noirs, ni tout à fait des histoires, ni tout à fait des cauchemars. Je me souviens, il y avait une princesse, un homme en noir et une femme de glace. En fait à rebours, j’ignore qui me terrifiait le plus ; lui ou elle, chacun à leur manière il l’était. L’homme en noir est son oncle bienveillant et aussi une fée marraine. Son pendant, une femme de cauchemar, sorcière qui la maudit à sa naissance, puis qui la recueillera lorsqu’elle passe de l’autre côté du miroir. Une histoire étrange, d’apparence, où chacun semble tendre à l’autre le miroir de son âme. Sur le bord tangible de la réalité, l’homme en noir est un membre de la famille, aimable et tendre, mais qu’il traverse le seuil de l’abîme et alors se révèle le démon multiple qui habite son cœur. Il en va de même pour cette femme sorcière qui se devient la figure d’une grand-mère attentive et protectrice, sitôt franchit la barrière invisible.

L’homme se tut un instant et dévisagea la femme intemporelle qui tenait à côté de lui ; le regard appuyé comme pour en éprouver la réalité.

– J’ignore pour quelle raison vous m’évoquez ce personnage, car ce n’est pas vous qui vous dissimulez derrière ce masque d’effroi ; je ne puis le croire. Mais sans doute, est-ce parce que vous en êtes l’auteure.

– Sûrement, répondit-elle, évasive. Nous autres conteurs laissons, jusque dans nos mots, nos empreintes.

Elle avait détourné les yeux et scrutait à présent l’horizon avec anxiété.

– C’est étrange, murmura-t-elle soudain comme hors de propos. Vous n’avez pas dit un mot du prince.

L’homme la dévisagea, surpris. Nulle part, il n’était fait mention, ni même allusion à un quelconque prince. La princesse fuyait son oncle et était recueillie par sa grand-mère, qui par la suite disparaît tandis que surgit une jument noire à la crinière d’argent qui l’aide dans sa quête de liberté et, lorsque de nouveau elle franchit la frontière, cent ans se sont écoulés et l’oncle est décédé.

Un sourire illuminait le visage de Nostria ; elle s’amusait de son embarras. Comme les histoires, les personnages subissaient, eux aussi, le gauchissement des réflexions et ils pouvaient s’effacer pour mieux réapparaître sous d’autres traits.

– Ne vous inquiétez pas, il arrive que les histoires changent selon les personnes qui les rapportent, chuchota-t-elle pour le rassurer.

Le silence s’était installé, comme un point suspendu dans le temps. Puis, soudain, elle plongea son regard dans celui de cet homme, dont le devoir se rappelait à lui.

– Serez-vous prêt le jour venu ? Votre main ne faillira-t-elle point ?

Froid, l’homme serra son poing autour de la garde de son épée ceinte à sa taille, puis s’agenouilla.

– Non ma dame ! gronda-t-il d’une voix sourde. Je ne faillirai pas et ma main ne tremblera pas. Je demeurerai auprès de vous jusqu’à mon dernier souffle.

Au fond de son cœur, Nostria ne doutait pas, mais les chemins étaient étroits et bientôt viendrait l’heure des choix. L’horloge était en marche depuis bien longtemps et elle ne pouvait que retarder sa course, mais non empêcher l’échéance. L’univers était infini, mais les vies ; toutes les vies sacrifiées, mais avaient-elles un jour existé. Nostria s’interrogeait.

– Relevez-vous, je vous prie, messire, lui adressa-t-elle, une main sur l’épaule.

– Puis-je vous poser une autre question, ma dame ? s’enquit-il comme il se redresait.

Il y avait tant de bonté, tant de sagesse dans le visage parcheminé de la femme qui lui faisait face. Ses yeux glissèrent vers sa main. Elle ne tremblerait pas ; il en avait fait le serment, comme sa famille autrefois. Soudain, il ressentit le poids des générations précédentes qui avait vécu comme lui, avec la peur du devoir qu’il leur faudrait, un jour, accomplir. Mais il comprenait enfin la raison d’être de tous ces contes, de toutes ces histoires fabuleuses qui avaient bercé son enfance ; elles préparaient celui à qui reviendrait de porter le dernier coup, celui qui délivrerait la princesse. Stupéfait, il fixait Nostria la bouche grande ouverte. Pourquoi avait-il l’étrange sensation d’un manque, en même temps que lui revenait en mémoire l’énigmatique remarque de Nostria ?

– Pourquoi ? Pourquoi ? marmonnait-il, les larmes aux yeux. Pourquoi ont-ils omis le prince ?

À présent, l’homme était recroquevillé entre les bras de Nostria qui lui caressait les cheveux, comme on le ferait d’un enfant terrorisé. Dans le fond, un piano égraina soudain ses notes aigrelettes, comme si le diable en personne venait de prendre place.

– Mais parce que le prince n’est pas encore là.

L’homme leva la tête, interdit.

– Pourquoi ? balbutia-t-il.

– L’histoire est en marche, elle s’écrit en chaque instant, à chaque moment. Je ne fais que raconter le passé, jamais l’avenir, car je ne puis choisir. Le prince, qui est-il ? Est-il l’oncle tout puissant qui a juré de l’épouser, ou bien quelqu’un qui ignore encore qui il est vraiment. De moi ne dépend pas le choix, même si je les vois.

Dans la pièce, deux jeunes filles le contemplaient. L’une avait les cheveux de la couleur du miel, quand l’autre les avait de la couleur du fiel. L’un avait le regard cruel, l’autre irréel. Deux jeunes filles, deux princesses que tout opposait et que tout réunissait.

– Ce soir, il sera fort tard, commença la première.

– Lorsque j’emprunterai le sentier du songe noir, poursuivit la seconde.

– J’apercevrai son visage plongé dans l’ombre noire.

– Je découvrirai son visage lorsqu’il émergera du miroir.

– Il sera de glace et d’effroi.

– Ce sera fugace et tendre à la fois.

– Ni tout à fait une histoire.

– Ni tout à fait un cauchemar.

Fasciné par le spectacle, l’homme ne détachait pas son regard des deux jeunes filles qui se renvoyaient chacune à leur tour leurs réponses. Mais alors qu’elle se rapprochait, que leurs lèvres s’unissaient, une silhouette émergeait ; une épée enfoncée dans le sein. Du bout des doigts, elle effleura les deux jeunes filles qui s’évanouirent, puis s’avança vers lui.

– Qui… qui êtes-vous ? bredouilla l’homme terrorisé par l’apparition.

– Je suis la princesse Fürsthinde, messire Barn, la princesse derrière le miroir.

– Vous… Cela ne se peut…

Les mots moururent.

– Pourquoi… souffla-t-il

– Parce qu’un prince a emprunté le sentier du songe noir et a rêvé de moi, murmura-t-elle.

L’homme la dévisageait sans comprendre, puis il pointa du doigt l’épée enfoncée dans sa poitrine.

– Je ne puis vous le dire messire, car j’ignore de quoi vous me parlez, chuchota-t-elle, avant de s’effacer.

Barn se retourna vers Nostria ; ses yeux étaient humides de larmes. Sans qu’il comprît pourquoi, sa main, de nouveau, se posa sur la garde de sa rapière. Qu’avait donc sacrifié le prince pour permettre à la princesse de vivre ? Était-ce cela que désirait Nostria ? Bien sûr, elle donnerait sa vie pour sauver ce monde ! N’avait-elle pas dit que seuls ceux, qui sauraient lire ses histoires, découvriraient les portails le temps venu ?

– Nostria, murmura-t-il, le regard embué et empli de tristesse. Qui était-elle ?

La femme sans âge se retourna vers l’horizon au-dessus duquel s’élevait une mince colonne lumineuse.

– Ne vous l’a-t-elle point dit elle-même ? lança-t-elle.

Barn demeura muet. Quelque chose le gênait. Hélas, il restait incapable de mettre un mot dessus. Les mains serrées autour de la rambarde en pierre, Nostria souriait.

– Ne vous ai-je point expliqué que je ne faisais que lire le passé et en tisser à partir de ses fils les histoires et les contes de ce monde ? Les chemins s’étrécissent, l’avenir s’éclaircit petit à petit. C’est ainsi. Cependant, vous aviez une autre question à me poser, n’est-ce pas capitaine Barn.

L’homme tiqua. Pour la première fois, elle l’appelait par son nom et par son titre.

– En effet, souffla-t-il. Je…

Il n’osait les évoquer ; ce serait comme de jouer avec des torches enflammées dans un champ de chaume séché. Cet homme, toujours habillé de noir, menteur et manipulateur qui ne reculait devant rien pour arriver à ses fins. Cette femme, reine de glace, belle et cruelle, que veut-elle ?

– Qui sont-ils, dame Nostria ?

Le ton de sa voix était lourd, comme s’il lui en avait coûté de prononcer ces paroles. La femme leva sur lui des yeux emplis de chagrins, puis dans un souffle, sans la moindre hésitation, elle murmura :

– Mes enfants…


Texte publié par Diogene, 24 juin 2018 à 20h17
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