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tome 2, Chapitre 34 « Des Ombres dans la Brume » tome 2, Chapitre 34

Jareth remontait le flot tumultueux de ses pensées, en même temps qu’une curiosité nouvelle le dévorait. L’enfant n’était plus là ; il était seul dans son appartement et l’horloge indiquait une heure trente. Allongé sur son lit, il étira le cou en direction de la fenêtre ? Dehors, la rue était noire et déserte ; le dernier lampadaire avait rendu l’âme. Par réflexe, il porta une main à sa poitrine. Mais non, la chair était intacte. Il la releva ; elle était luisante de sueur.

Sous la douche, alors qu’une eau fumante et brûlante lui inondait le corps, il s’efforçait de rassembler ses souvenirs confus, en vain. Une serviette autour de la taille, il se tenait face au miroir couvert de buée, une main posée sur le mur. Derrière le voile humide, il lui semblait deviner la silhouette éthérée de l’enfant. Les bras tendus devant lui, de ses doigts jaillissaient des milliers d’éclats. Dans l’obscurité se dressait l’ombre de celui qu’il appelait l’homme en noir. Mais dans l’histoire, il en est un second, une femme qui marchait dans ses pas. Où se terrait-elle ? Et que désirait-elle ?

Épuisé, le dos appuyé contre le mur froid, Jareth soupira. Un à un, il entreprit de ramasser ses vêtements. Soudain, dans le reflet du miroir, il crut apercevoir une tache écarlate. Mais elle avait déjà disparu ; la migraine aussi.

La bête s’était éveillée et l’homme en noir avait brisé sa prison de verre, non cette femme qui l’accompagnait. Jareth secoua la tête. Pourquoi n’était-elle pas là ? Cette question sans réponse l’obsédait. De même, maintenant qu’il était entré de plain-pied dans son monde, pourquoi ne l’avait-il point traqué ? Agissait-il comme le chat qui se joue de la souris ? À moins qu’il ne pût agir à sa guise ? Jareth se perdait en conjecture.

– Il ne le peut, souffla soudain une voix dans son dos. Personne ne le peut… pas même moi.

Dans le miroir, l’ombre était réapparue et ses habits avaient chu par terre. Fine et gracieuse, il en devinait à peine les contours. Il se pencha en avant, mais son visage demeurait dissimulé par la capuche de son chaperon rouge.

– Qui êtes-vous ? murmura-t-il à l’adresse de la silhouette.

Un rire cristallin se répandit dans la salle de bain.

– Tu le sauras bien assez tôt, se moqua-t-elle d’un ton mutin. En fait, peu m’importe puisque tu l’oublieras, tout comme cette vie que tu auras menée ici-bas.

À ces mots, Jareth ne put retenir un sourire, avant d’éclater de rire. Quelle ironie ! L’histoire se répétait et, en ce cas, qui incarnait le prince ? Qui serait la victime expiatoire ? Un instant, elle découvrit sa figure. Était-ce un geste volontaire de sa part ? Ou bien n’était-ce qu’une maladresse ? Cependant, Jareth reconnut le visage de la femme aperçue dans la rue, au milieu de la faune ombrageuse. Dans le miroir la silhouette avait disparu ; seule trace tangible de sa présence passée, un filet de brume écarlate qui sinuait entre les arbres. Jareth était troublé. Une serviette nouée autour de la taille, il ramassa ses affaires tombées sur le sol humide et s’en retourna vers la pièce qui lui servait de chambre. Les vêtements jetés au pied du lit, il s’allongea nu dessus, puis éteignit la lumière ; les cauchemars n’auraient plus aucune prise ce soir.

Un homme le regardait. Il avait les yeux fixes et le visage fermé. Pourtant il n’émanait de sa personne aucune sorte d’hostilité, mais plutôt une bienveillance, enfouie derrière un chagrin immense. Assis en tailleur au pied d’un arbre à la ramure qui disparaissait derrière les nuages, il semblait attendre. Jareth voulut prendre la parole, mais l’homme l’arrêta, une main posée sur sa bouche, puis pointa de l’index le lobe de son oreille.

Entends.

Entends ?

Oui, entends !

Était-ce une voix ? Était-ce une image ?

L’homme posa de nouveau une main sur sa bouche et secoua la tête de droite et de gauche.

Entends ?

Jareth acquiesça et un sourire se dessina sur les lèvres de l’homme.

Peu de temps.

Et l’homme pointa de l’index l’horizon embrasé par le soleil couchant. Bientôt, les ombres surgiraient de terre et elles deviendraient immenses. Jareth traça alors sur le sol deux silhouettes.

Non !

Jareth ne comprenait pas.

Pas comme ça !

L’homme s’empara de la baguette et en dessina une seule, à la fois mâle et femelle ; l’une tournée vers le couchant, l’autre vers le levant. Puis il se leva et étendit le bras ; le corps d’une femme se matérialisa. D’abord brume, elle devint volute, enfin elle fut.

De même que l’homme, son regard était empli de sagesse et de bienveillance.

Vois.

De nouveau, Jareth fut en proie au même malaise.

Je vois

La femme pointait du doigt le sol sur lequel s’étendaient leurs ombres immenses. Tout d’abord la sienne, celle d’un homme perdu dans le rêve ; ensuite les leurs, une dryade et un loup qui s’unissaient et donnaient naissance à l’enfant. Jareth releva la tête ; ils ressemblaient à deux anges dont quelque épée aurait tranché les ailes et aurait à jamais suspendu l’envol. Cependant, quelque chose avait changé dans leur physionomie, leurs regards étaient devenus soudain vides et un peu de sang coulait à la commissure de leurs lèvres.

Vois !

La voix était revenue, savoureuse et doucereuse ; où l’avait-il déjà entendu ?

Les yeux grands ouverts, il assistait impuissant à la scène. L’enfant s’était levé et il avait pleuré. Au fond de ses yeux d’or et d’argent, tout n’était que peur et terreur. Ses mains noires avaient plongé dans leurs poitrines et en avaient arraché les cœurs qui, désormais, reposaient au creux de ses paumes. Derrière lui s’élevait la silhouette androgyne. La figure penchée sur lui, elle dissimulait son visage sous la capuche d’un chaperon rouge et noir. Elle étendait ses bras, mais l’enfant s’échappa ; les deux corps inanimés dans les bras.

Entends !

Un hurlement strident jaillit de la poitrine de l’ombre dont les membres s’étaient refermés sur le vide.

Vois !

Jareth suivait l’enfant dans sa course effrénée, l’ombre sur les talons. Il devinait où l’amèneraient ses pas, vers ce miroir surgi du néant qui se dressait au milieu de la plaine. Pourtant, quelque chose sonnait faux dans la scène. L’enfant, l’ombre, qui des deux se jouaient de l’autre. Soudain, la glace vola en éclat ; l’enfant n’était plus là. Ne demeurait plus que la silhouette qui se penchait dessus et s’emparait de l’un des fragments dans un rire tonitruant. Puis elle se retourna et darda sur lui son regard sur l’homme qui les observait au loin, puis sauta à son tour dans le portail noir où elle disparut sans laisser de traces. Jareth était seul dans la plaine. Une brise légère se leva et emporta dans la nuée les derniers éclats du miroir pour mieux les disperser. Des corps, il ne restait qu’une marque sanglante sur le sol.

As-tu vu ?

Jareth s’était agenouillé ; du bout des doigts, il effleura les taches sombres qui souillaient l’herbe grasse, ils étaient maculés de sang, un sang noir et sucré. La jument se tenait à quelques mètres de lui. Sans pouvoir l’expliquer, il ne s’étonnait pas de sa présence. Resplendissante, avec sa magnifique crinière blanche qui tranchait avec sa robe de la couleur des ténèbres, elle attendait.

J’ai vu.

Jareth hésitait, puis tendit sa paume vers le museau de l’animal qui ne bougea pas. Son souffle était chaud et froid à la fois, ombre et lumière réunies.

As-tu entendu ?

Entendre, les cris, les hurlements, les paroles, les mots sur les maux. Les doigts poisseux de sang, il les passa sur ses lèvres, puis sur ses joues et sur son front, avant de les porter à sa bouche. Noir et sucré, blanc et amer, tel était le goût du fiel sur sa langue.

J’ai entendu.

La brûlure, chaîne de douleur, sourde et aveugle, prenait possession de son corps. Il la sentait qui rampait dans sa chair à mesure qu’il se métamorphosait. Sa peau se couvrait de fourrure, ses ongles devenaient des griffes et sa bouche se remplissait de crocs. À genoux, rendu à demi fou par les souffrances de la transmutation, il enfonça son poing dans la terre gorgée de la liqueur écarlate. Enfin, la douleur reflua et lorsqu’il retira sa main du monde souterrain elle était redevenue sienne. Penchée sur lui, la jument glissa son mufle dans le creux de sa paume. Jareth se releva, le corps encore endolori, et flatta l’encolure du mystérieux animal.

Je te ramène chez toi.

Chez moi ?

Jareth contemplait le paysage : le soleil figé à l’horizon, le cadre du miroir à présent vide et l’arbre immense qui les couvait du regard. Bientôt, il oublierait, il le savait ; elle le savait. Mais qui était ce elle ?

Non ! Plus tard !

Pourquoi ?

La jument se fondit dans le noir.


Texte publié par Diogene, 13 juin 2018 à 20h53
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