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tome 2, Chapitre 31 « A la Rencontre de Soi » tome 2, Chapitre 31

Le songe lui avait laissé un goût de métal dans la bouche. Il passa un doigt à l’intérieur de sa joue ; la chair était déchirée. Il contempla un long moment l’index maculé de sang ; il lui était soudain devenu étranger. Étranger, le mot résonnait d’une manière fort curieuse dans son esprit. Ne l’était-il pas quelque part, au fond de son âme ? Pourquoi l’avoir baptisé du nom d’un prince d’un peuple imaginaire, Jareth, roi des gobelins ? Les doigts sur les tempes, il sentait la douleur s’installer à l’arrière de son crâne, sourde et sournoise. Bientôt, elle lui lacérerait les yeux et sa vue se brouillerait. Déjà, la nausée le gagnait, l’estomac noué, il se leva et marcha avec difficulté en direction de la salle de bain. À tâtons, dans la pénombre, il fouilla les étagères jusqu’à ce que ses doigts rencontrent la tablette. Une, deux, trois. Il hésitait. Au creux de sa paume gisaient trois comprimés blancs. N’était-ce point trop ? Sans la moindre hésitation, il les avala. Un instant, son estomac gargouilla en signe de protestation, alors qu’il se traînait vers son lit. Sur le mur, l’horloge affichait toujours vingt-deux heures trente. Soudain, le zéro se métamorphosa en un ; le temps reprenait sa course. Allongé sur le lit, le dos calé contre un oreiller, il sent la douleur refermer peu à peu son étau sur son crâne. Les paupières closes, les souvenirs l’envahissaient ; le rêve était revenu.

L’enfant était seul, debout et nu au milieu du chaos des ruines calcinées ; le regard vide. Dans le ciel, il n’y avait plus rien, sinon l’immense colonne grise qui n’en finissait pas de monter toujours plus haut dans l’atmosphère. Sur le sol s’abattait une pluie noire ; une pluie sale au goût de mort, venue d’une lumière tombée du firmament.

Jareth ouvrit brusquement les yeux. Au plafond, le globe aveugle d’une lampe éteinte le contemplait ; il tourna la tête en direction de sa bibliothèque.

Un fils trouvait l’amour. Hélas, il ramenait avec lui l’instrument même de sa perte.

Qu’avait dit l’enfant dans le rêve ? Sa langue avait fourché. Il avait alors insisté et il avait répondu, mais ce n’était plus le même mot, plus le même son. En proie au chaos de ses pensées, il s’en retourna à la salle de bain. Dans le miroir, son reflet lui renvoyait l’image d’un homme à la figure pâle et défaite, à la tignasse hirsute. Avec des gestes lents, il se déshabilla, ses vêtements jetés en tas dans un coin de la minuscule pièce, puis il se glissa dans la cabine et tourna à fond le robinet. Un jet glacé jaillit du pommeau de douche et l’inonda. Son corps frissonna longtemps, pourtant il ne ressentait en aucune façon la fraîcheur de l’onde. Quelque chose ! Quelqu’un avait pénétré son monde ! Mais il ne s’était pas manifesté. Il était demeuré ainsi tapi dans les ombres, à attendre son heure. Ensuite, l’enfant avait pleuré et la bête s’était éveillée, l’homme en noir s’était réveillé ; ses lèvres s’étaient écartées et il avait souri. Il ne le connaissait pas, sinon par les confidences parcellaires et mystérieuses de l’Enfant et les recueils de contes. Il n’en doutait pas, l’homme en noir avait plongé dans la lumière et s’était révélé. Pourquoi alors n’était-il pas venu à lui ? Pourquoi ne l’avait-il pas pris ? Qui pouvait l’en empêcher ? Que lui nuisait au point de l’entraver ainsi ? Accroupi sur la faïence, la migraine le dévorait. Il sentait ses dents pointues et menues, tandis que des taches blanches éclataient en des bulles écarlates devant ses yeux ; entre ses doigts brillait l’éclat, c’était une femme. Jareth hurla.

En face de lui, le réveil indiquait toujours vingt-deux heures trente. Inquiet, il passa une main dans ses cheveux ; ils étaient secs. Quelqu’un se jouait de lui. Quelqu’un jouait de lui. L’enfant avait parlé de l’homme en noir, mais il n’était pas seul. Non ! Il y’ avait l’autre. Il y avait elle ; elle qui trahit le prince dans le conte. Un frisson parcourut son échine. Autour de lui, la pièce s’étrécissait, les murs se rapprochaient ; seule la fenêtre demeurait à sa place et dans le reflet il croyait distinguer les traits fins et délicats d’une femme au teint d’albâtre. En proie à la terreur, Jareth s’arrêta à l’étreinte de son fauteuil qui se fracassa contre les rebords de son lit ; dans ses yeux dansaient les flammes d’une folie trop longtemps retenue.

– Bonjour Benjamin ! Excusez-moi encore pour mon retard… mais la nuit fut quelque peu tumultueuse.

L’homme avait prononcé la fin de sa phrase sur un ton doucereux, derrière lequel Jareth devinait la présence d’une sourde menace. Son visage était creusé et, sous ses yeux, s’étaient dessinés d’immenses cernes noirs. Une fine moustache bordait le contour supérieur de ses lèvres qui s’étiraient en un sourire des plus cruels. En cet instant, il n’était plus le chasseur, mais la proie, non plus que c’était monsieur Philippe (?) qui s’adressait à lui.

– Oh ! Comme c’est étrange ! Vous êtes bien silencieux… Jareth Kiokuobae.

Ce n’était pas sa voix, mais celle d’un être fourbe qui se délectait d’un spectacle. Le jeu n’était plus le même, le terrain avant changé, les règles aussi.

– Tu es l’homme en noir, souffla-t-il ; une sueur glacée coulait le long de son échine.

En face de lui, celui qui n’était pas Philippe étira encore un peu plus son sourire. L’un de ses yeux était couvert par une épaisse mèche de cheveux, l’autre le fixait pour mieux mettre à nu son âme vulnérable.

– Tu es quelqu’un qui brille, Jareth Kiokuobae. Dommage que je n’ai plus de temps à te consacrer. Enfin, rassure-toi, car nous nous reverrons bientôt, susurra l’homme en noir, comme il disparaissait, avalé par d’épaisses ténèbres.

Appuyé contre la fenêtre de son studio, Jareth reprenait son souffle, à défaut de ses esprits. Cet homme n’avait fait que l’effleurer, mais déjà il avait senti son âme se fêler. De l’autre côté, il apercevait la maigre faune nocturne qui déambulait : pauvres filles en mal de joie, revendeur à la sauvette de bonheur artificiel, consommateur aux yeux vides et caves, ou encore maquereaux à la petite semaine que l’on retrouverait le lendemain une fleur sanglante entre les deux yeux. Parfois, un noctambule s’arrêtait, parlementait avec une créature à peine humaine et repartait avec une compagnie sincère ou artificielle. Alors, pourquoi ne pas en être ? Pourquoi ne pas rejoindre la foule grotesque de ces morts en devenir ? Sous ses yeux, le ballet se prolongeait, les mêmes gestes, les mêmes maux, les mêmes mots. Cependant, il en était une autre, une qui se détachait de toutes les autres. Ni belle ni laide, elle les refusait tous, hommes, femmes ou mélange et, lorsqu’ils s’avançaient de trop, elle les repoussait. Jareth poussa un long soupir ; dans la vitre, il voyait de lui un reflet noir. Depuis ce voyage, plus personne n’avait partagé sa couche ; il l’avait quitté pour lui éviter la honte et la réprobation. Mais ce n’était que mensonges, tout comme cette vie forgée dans le déni. L’enfant était apparu et le miroir des apparences avait volé en éclat. Ainsi mis à nu, il avait recouvré sa liberté et l’avait quittée. Son image dans la fenêtre esquissa un sourire mauvais, teinté d’ironie et de mélancolie. Dans sa poitrine, son cœur cognait à tout rompre, prêt à jaillir. Dans le reflet, sa figure se dissolvait et une autre prenait sa place.

– La question vous brûle les lèvres. Pourquoi n’osez-vous pas ?

Il était réveillé. Les yeux grands ouverts, il contemplait la nuit noire. Depuis deux jours, son sommeil était devenu gourd et trouble, malgré la présence ô combien agréable et réconfortante de Solange. Il s’interrogeait sur les circonstances qui leur avaient offert cette seconde chance à leur histoire bancale. Il ferma les yeux, Benjamin était assis en face de lui.

– Avez-vous dit quelque chose, Benjamin ?

Les mots lui avaient échappé.

– Non ! Pourquoi me posez-vous la question ?

– J’ai cru…

L’homme suspendit sa phrase. Autour de lui, le décor se figea.

– De quoi as-tu peur, petit d’homme ?

Il se tenait à ses côtés. Il pouvait presque sentir son souffle sur sa nuque ; ils étaient si semblables.

Philippe lui sourit. Benjamin avait perdu toute arrogance.

– Bonjour Jareth !

À ces mots, il s’était figé.

– Tu possèdes quelque chose que je désire, ronronnait celui qui avait pris la place de Philippe, la main tendue vers lui.

– Professeur ! Professeur !

La voix ! Sa voix ! Elle était le dernier fil qui le maintenait hors de l’abîme. Au fond, il y avait les yeux, les yeux-miroirs qui dévoraient tout sur leur passage.

– Professeur ! Celui qui combat les montres doit prendre garde à ne pas en devenir un lui-même.

Toujours plongé dans les ténèbres, ses yeux ne se détournaient qu’à grand-peine de la présence tapie au fond de l’abîme.

– Et si tu regardes dans l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi, compléta-t-il à demi-mot.

Jareth saisit sa main. Ses pensées s’affolaient en même temps que la curiosité le dévorait. L’enfant n’était plus là ; il était seul dans son appartement et l’horloge indiquait une heure trente.


Texte publié par Diogene, 30 mai 2018 à 16h10
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