Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 2, Chapitre 28 « Rêves et Sortilèges » tome 2, Chapitre 28

Jareth reposa son stylo ; la plume était maculée d’encre. Face à lui, l’écran de son ordinateur clignotait et teintait sa peau d’un bleu peu amène. La main sur la souris, il pointa la croix rouge. Son index hésita un instant avant de retomber sur le morceau de plastique ; la fenêtre avait disparu. Il ôta ensuite le casque qui lui couvrait les oreilles ; en fond coulait une musique sourde aux accents mélancoliques. Soulagé il souffla ; la pile de copies s’était enfin volatilisé ; il n’aurait plus qu’à les glisser dans une boîte aux lettres le lendemain. Dans la pièce, tout était devenu soudain silencieux, à l’exception des notes qui se déversaient toujours par les écouteurs. D’un geste brusque, il éteignit l’écran et se leva ; calée contre le mur l’horloge indiquait vingt-deux heures trente. Fatigué, les paupières mi-closes, il s’approcha de la fenêtre. Le bras posé sur l’huis, il poussa un long soupir. Derrière les voilages, il apercevait les ombres faméliques des junkies qui arpentaient la rue enténébrée. Parfois, ils pénétraient les cônes de lumière et ils tournaient alors leurs yeux vides en direction d’un monde fait de songes et d’illusions ; la frontière était si mince. Dans le reflet de la vitre, il lui sembla entr’apercevoir la bête. Elle le fixait de ses yeux semblables à des braises incandescentes ; il se souvenait.

À ses pieds gisait le corps déchiqueté de Boris, tandis qu’entre ses mains reposait sa tête ensanglantée. Il ne ressentait aucune peur ; le cadavre décapité n’était qu’à quelques pas de lui et pourtant il demeurait indifférent à la terreur qu’il aurait dû lui inspirer. Le monstre avait alors relâché ses doigts et la tête avait roulé sur le sol. Il y avait eu un bruit mat ; la chair flasque qui heurte le béton, puis des pleurs, les larmes d’une douleur toujours enfouie, jamais guérie.

– Non ! avait grogné la bête.

Il n’avait prêté aucune attention à l’avertissement, car ce n’était pas elle qu’il contemplait, mais un enfant apeuré, seul au milieu des ténèbres.

Jareth s’arracha à la vision. Le rêve était revenu, plus fort, plus réel encore. Il ne se mouvait plus dans les mémoires de l’enfant, il avait été l’enfant !

Dans sa tête, les souvenirs s’entrechoquaient.

Où était la frontière ?

L’enfant-bête se dressait sous ses yeux. La tête reposait entre ses mains puissantes. Mais elle n’y demeura qu’un instant, car déjà elle chutait inexorablement.

Silence.

La tête heurta le sol en silence, rebondit, puis roula contre le mur en faïence.

Face à face, ils s’observaient et au lieu de s’arracher à son regard, Jareth avait plongé et s’était damné.

Les ordres fusaient autour de lui, tandis que la masse informe de la foule hagarde se déplaçait avec des mouvements d’automate. Résignée, apeurée, silencieuse, la foule est nue ; certains cachent leur sexe, d’autres non. Au-dessus de leur tête, des bouches chromées percées de milliers de trous noirs s’apprêtaient à vomir leur souffle de mort. Bruit de métal qui claque, la porte se refermait sur l’enfer à venir. Il ne se retourna même pas. Les yeux tournés vers les gueules édentées, il attendait la sentence. Soudain jaillirent des vapeurs blanchâtres, mais rien ne se passait. Les corps ne s’affaissaient pas et les bouches ne s’ouvraient pas sur des cris muets. À la place, la fumée se condensait et une silhouette se dessinait. Entre ses doigts dansait une piécette aux éclats mordorés.

– Souviens-toi ! ronronnait l’homme dont l’ombre croissante dévorait la pièce.

À présent, volaient autour les fragments d’un miroir et chacun renfermait une histoire. L’homme le couvait du regard et, de sa main, il arracha soudain le voile noir. L’enfant-Jareth hurla.

Encore appuyé contre la fenêtre, il tomba à genoux ; dans son ventre, son estomac convulsait. La vision avait disparu, mais non les émotions et la confusion. Le goût du sang emplissait sa bouche et sa lèvre lui faisait mal.

Conte le mur, l’horloge indiquait vingt-deux heures trente-trois.

Une main à hauteur de l’estomac, il tenta de se redresser. Hélas, ses jambes se dérobèrent et il s’écroula sur le parquet froid. Tableau du délire, au plafond, les ombres dansaient, grotesques et obèses. Il lui sembla deviner les contours de cet homme dont il n’avait qu’entr’aperçu le visage et dont les yeux avaient l’éclat de l’argent. Il croyait voir son sourire qui aurait dévoilé des dents de carnassiers. À bout de force, Jareth s’endormit, avec pour seule compagne une vieille horloge murale dont les aiguilles mesuraient un temps chaque fois différent.

L’enfant était là ; assis à côté de lui, une tasse fumante entre les mains. Était-il une illusion, une hallucination née de son esprit meurtri ? Pourtant la chair de l’enfant était ferme et la faïence brûlante. Se trompait-il ?

– Tenez Jareth, murmurait l’enfant.

Ses lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait.

– Buvez ! Cela la chassera la nausée et…

Sa silhouette éthérée tremblait ; son visage était tourné vers la fenêtre. Trop épuisé, Jareth renonça à l’interroger à propos de l’origine de son trouble et se redressa comme il put, le dos calé contre le lit. Le front appuyé contre l’huis, l’enfant contemplait la rue et son cortège de spectres. En cet instant, il n’était plus ce jeune garçon apeuré et perdu ; son visage empreint de gravité et de dureté était celui d’un être qui n’aurait eu d’humain que l’apparence.

– Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? murmura-t-il soudain sans se retourner.

Ses mains reposaient sur le rebord, raides et blanches.

En guise de réponse, il aurait pu lui poser mille questions. Mais il n’en fit rien et s’assit au bord du lit. La tête lui tournait et le souffle lui manquait.

– Au loin, le ciel noir d’encre était déchiré par des éclats d’argent ; certains s’abattaient sur ce qui ressemblait à des arbres hauts perchés, car il distinguait de petits points orangés et éphémères. Fasciné par le spectacle des éléments déchaînés, il ne surprit que fortuitement l’ombre sur le mur. C’était une figure de cauchemar tout habillée de noir, des mèches de cheveux couleur feu et aile de corbeaux mêlés dépassaient de son capuchon, qui rampait le long de la façade en direction de la vallée encaissée, récita-t-il soudain.

L’enfant se retourna avec lenteur et posa un regard bienveillant sur son professeur. Son visage n’exprimait ni peur ni douleur, rien. Jareth ferma le livre. Il ne contenait aucune illustration, sinon celle de la couverture : une immense lune rousse à demi dévorée par les ombres ; deux silhouettes floues dont les contours confondaient le masculin et le féminin. Soudain, il lui parut peser plus lourd. Il porta son regard sur l’enfant ; il était redevenu son élève, craintif et secret. Ses doigts s’agrippèrent un instant sur le rebord de la fenêtre, puis il s’assit sur un coin du lit.

--Puis-je te poser une question ?

L’enfant eut un sourire étrange, comme s’il lisait dans l’esprit de son professeur comme dans un livre ouvert.

– Pourquoi suis-je venu ?

Ses yeux étaient tournés vers les étoiles inanimées.

– Je ne sais pas… Non ! Pardon ! Je ne sais plus, j’ai oublié, souffla l’enfant. Je me rappelle seulement d’ellui.

Jareth sursauta

– D’ellui ou de lui ? le reprit-il, inquiet.

– De lui ! De lui et d’un objet brillant qui tournoyait dans la paume de sa main ! affirma l’enfant.

Il n’était pas convaincu. Néanmoins, il préféra ne rien ajouter ; il garderait pour lui ce lapsus, un lapsus qui n’était pas sans lui rappeler la princesse du conte.

– Mais là n’est pas votre interrogation, professeur, rétorqua l’enfant.

Un sourire fatigué se dessina sur ses lèvres.

– Bien sûr ! Mais est-il besoin de la formuler ? D’autant que je pense connaître la réponse.

L’enfant le dévisagea avec étonnement.

– Ne dis rien. Il existe des choses douloureuses qu’il est préférable de laisser sous terre, tu ne crois pas ? Pourquoi est-il venu là ? Ici, dans mon monde ?

L’enfant détourna le regard, les yeux posés sur la nuit noire qui avait pris possession du dehors.

– Il est venu pour moi, murmura-t-il.

Jareth voulut ajouter quelque chose, mais il avait disparu. À sa place, il n’y avait plus qu’une lumière noire en face de lui. Il était assis dans son fauteuil et l’écran de son ordinateur était éteint. Il cligna des yeux plusieurs fois, puis se passa une main sur la figure. Un peu de sueur luisait au bout de ses doigts et un goût de métal avait envahi sa bouche ; il s’était mordu la joue. Calée contre le mur, l’horloge indiquait toujours vingt-deux heures trente et les copies étaient rangées dans l’enveloppe ; il était temps pour lui de se coucher.


Texte publié par Diogene, 19 mai 2018 à 20h57
© tous droits réservés.
«
»
tome 2, Chapitre 28 « Rêves et Sortilèges » tome 2, Chapitre 28
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2629 histoires publiées
1177 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Audrey02
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés