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tome 2, Chapitre 25 « Le Rêve d'un Homme en Noir » tome 2, Chapitre 25

L’homme marchait dans le noir et sa face était noire. Sur son visage tombait une longue mèche de cheveux noirs. Dessous luisait un œil cruel et noir, tandis que l’autre brûlait d’une haine à faire frémir le diable lui-même. Autour de lui, tout n’était que Ténèbres. Dans le ciel, les étoiles n’existaient pas et la lune était rebelle ; tel était le monde que l’homme noir arpentait. À côté de lui se traînaient deux êtres, deux poupées de sons et de chairs qui se lamentaient. Des chaînes les entravaient et cliquetaient à chacun de leurs pas. Parfois, elles s’arrêtaient pour reprendre un souffle, qui jamais ne revenait, sous le regard amusé de cet homme des ombres. Pourtant, en son cœur, il ne ressentait que mépris pour ce couple ; encore plus pour la foule qui grossissait à l’horizon. Il ne serait pas ce nouveau Messie que tous attendaient ; pas plus qu’il ne deviendrait leur fétiche. Au contraire, il les renverserait, les coucherait à terre et les piétinerait. En son âme, il maudissait l’enfant de l’avoir attiré dans ce monde. Il se sentait faible et impuissant ; son geste de la nuit n’était que le cri de rage d’une bête blessée qui en traquait une autre. Son désir ardent de la posséder n’occultait pas toutes ses facultés. L’un comme l’autre était trop faible pour mener leur combat jusqu’au bout et alors ils mourraient. L’homme cracha par terre un caillot de sang noir. Jusque dans les rêves qu’ils arpentaient, la lèpre le dévorait. Il s’était réjoui de lui infliger ces terribles souffrances qui l’avaient rendu apathique. Il rit. De son souffle, il avait fécondé l’esprit d’une chimère. En retour la voici qui le dévorait.

Soudain, une silhouette se détacha des ténèbres. Elle était de la couleur de l’albâtre et ses cheveux pâles descendaient en cascade ; une mèche dissimulait une part de son visage. Elle souriait, malgré la terrible souffrance qui l’affligeait. Elle jeta un coup d’œil aux deux corps qui gémissaient au milieu de leurs entraves de métal, puis reporta son attention sur celui qui en était le maître. Il semblait hésiter, son pas devenait moins assuré ; il était troublé. Que venait-elle chercher en ces lieux ?

Pour toute réponse, elle étendit la main et souleva le voile : des armées marchaient, aveugles, avec pour seul but l’annihilation de l’autre. Par-dessus, des voix vociféraient et couvraient les clameurs des terreurs qui jaillissaient de milliers de poitrines. Il reconnaissait sa création, couronnée de ce chef-d’œuvre ; éclair aveuglant tombé du ciel, souhait le plus cher d’une humanité qui se confondait enfin avec la divinité. Qu’en avait-elle fait ? La réponse était à ses pieds, en la personne de ses deux êtres dont il avait fait ses dociles esclaves. En face de lui, la femme sourit de plus belle. Elle se moquait de lui. Il avait semé les graines du chaos en ce monde. De lui était né un vampire qui, désormais, le dévorait. Un rictus mauvais déforma son visage. De l’infinité des mondes, l’enfant avait choisi l’un des pires. Il s’était déjà joué de lui une première fois et il avait sacrifié son âme ; il possédait l’un de ses fragments. Avec lenteur, il ouvrit son poing. Au creux de sa paume, la chair se fendit et révéla une roche qui brillait de mille éclats. Rageur, il referma sa main. La pierre l’avait amené jusque dans ce monde, mais il ne serait pas contraint, il le refuserait. En face de lui, la femme s’amusait à le voir ainsi plonger dans un si profond désarroi. Elle étendit de nouveau le bras et chassa les visions, derrière elle le voile se déployait.

– Que vas-tu faire ? Quel sera ton choix, semblait-elle murmurer.

Elle contemplait avec dédain les corps recroquevillés. Ils ne possédaient aucune noblesse, que ce fût-ce d’âme ou d’esprit, tout juste sonnaient-ils moins creux que beaucoup d’entre eux. Au fond de lui, il demeurait incapable de la contredire. Le sort ne l’avait-il pas, après tout, désigné. Il avait joué le premier et avait avancé son cavalier. Maintenant, il en affrontait les conséquences. Il eut un geste las. Elle se moquait de lui, de son désarroi, encore plus de son impuissance. L’homme noir serra les dents, puis les poings lorsqu’il découvrit son cadavre gisant, l’enfant à ses côtés. Il cracha par terre. Rage, colère, aveugle, il devinait, il s’emportait. Il cracha de nouveau par terre. Rage, colère aveugle, il s’emporta. Elle s’approcha de lui puis l’enlaça de ses bras. Humilié, il voulut la repousser, mais renonça. Il ne tricherait pas, pas cette fois. L’enfant avançait dans la rue. Son regard était celui d’une bête blessée oublieuse des dangers qui l’entouraient. Il n’avait qu’à étendre le bras. Hélas, il n’était que fumées et sortilèges, une image dans les ténèbres. À côté de lui, une silhouette marchait, dans ses yeux se reflétaient la folie et le chaos. Cependant, quelque chose lui manquait. La femme desserra son étreinte et se recula, comme elle lui glissait un objet dans la main. Éthérée, elle s’éloignait. Un sourire dessiné sur ses lèvres ; elle s’en retournait. Son ombre acheva de se dissoudre dans l’obscurité, tandis qu’il contemplait le galet luisant qu’elle lui avait confié. À ses pieds, ses esclaves gémissaient de plus belle, car il ne captait plus l’attention de leur maître.

Seul dans le cône de lumière d’un vieux lampadaire, dont la lampe à bout de souffle clignotait, il scrutait l’horizon vide. Une légère bruine s’abattait sur la ville et mouillait la pointe de ses cheveux. Il leva les yeux vers le ciel chargé de fiel et découvrit un immeuble à la façade lépreuse. Il avait inscrit son retour d’un sceau aussi spectaculaire que sanglant. Maintenant, il mesurait combien la chose était vaine, car qui serait à même d’entrevoir les contours de l’être qu’il était. Dans l’ombre, une forme remua soudain. Craintive, néanmoins curieuse, elle s’avança vers lui. Sa figure n’était ni jolie ni laide, seulement fatiguée et usée avant l’âge. À sa vue, elle hésita. Dans son ventre, son estomac creux se tordait de douleur ; son dernier repas remontait à plusieurs jours et l’argent était rare. N’importe qui l’aurait deviné. Mais pas l’homme en noir, lui voyait au-delà, il contemplait une histoire, lugubre et fangeuse. Il sourit et sortit de sa poche une pièce d’or qu’il fit tournoyer dans la paume de sa main. La silhouette n’avait plus d’yeux que pour elle.

– Approche ! ronronna l’homme en noir.

L’adolescent marqua le pas. Il n’osait pas, malgré la fascination qu’exerçait sur lui la pièce.

– Réponds à mes questions et elle sera à toi !

Le disque de métal flamboyait dans le cône lumineux. Lorsqu’elle faisait mine de ralentir, elle repartait de plus belle. Il suffisait d’un geste de cet homme pour qu’elle lui obéisse. Le garçon n’était plus qu’à quelques pas, déjà son bras se déployait et ses doigts se tendaient vers l’objet de son désir.

– Comment t’appelles-tu ? chuchota celui qu’il prenait pour un magicien, l’œil étincelant.

Le jeune homme leva vers lui son visage émacié. Sa peau rêche se détachait par lambeaux et ses cheveux, quand ils ne faisaient pas de nœuds, se cassaient.

– Johnny, ânonna-t-il.

Le nom jaillit de la bouche entrouverte.

– Johnny comment ? reprit son interlocuteur, un sourire énigmatique flottait sur ses lèvres.

– Johnny Legg, m’sieur.

L’homme étira ses lèvres de plus belle. La pièce tournoyait de plus en plus vite dans sa main, tandis que de l’autre il attrapa le filet argenté qui s’échappait de la bouche édentée du garçon. Il réfléchissait, ses mots pesaient lourd.

– Voyons. Johnny, en quelle année sommes-nous ?

Grands ouverts, les yeux hagards du jeune homme le fixaient d’un regard de poisson mort. Puis, il plongea une main dans ses guenilles et en sortit un fragment de plastique noir, sur lequel était collé un morceau de papier aux couleurs fanées. Il le manipula quelques secondes et soudain en jaillit une voix éraillée :

– Nous beuvoi zoui meuiou boui… buvo schvouf… mille… woui… sept.

Nul doute que ce vieux support datait de plusieurs dizaines d’années au vu de la qualité du son.

– Je l’ai trouvé en fouillant l’immeuble, un jour où il n’y avait personne, marmonna le jeune homme. Et c’était…

Il s’interrompit un instant. Il compta à plusieurs reprises sur ses doigts, puis réfléchit un long moment. L’homme se délectait de ses difficultés, malgré la pauvreté de son esprit.

– Alors mon garçon ? ronronna-t-il.

Sa voix était un nectar, un appel à l’espoir, une porte entrouverte sur le paradis ; dans sa main, la pièce dansait toujours sa folle sarabande.

– C’est que… euh… Je n’ai jamais été très doué en calcul, m’sieur.

L’homme étrécit les yeux, enfin le seul qu’il donnait à voir.

– Ce n’est pas grave, Johnny. Réponds encore à une question et elle est à toi, susurra-t-il.

Dans sa paume, l’écu tournait de plus en plus vite, jusqu’à ne plus être qu’une sphère dorée qui clignotait tel un phare dans la nuit noire. L’adolescent n’avait plus d’yeux que pour elle et il s’imaginait toutes les merveilles qu’il s’offrirait avec.

– Où sommes-nous ? Pardon ! Dans quelle ville sommes-nous ?

Johnny bredouilla quelque chose, dont l’homme en noir ne comprit pas un traître mot ; son attention était ailleurs. C’était une silhouette pâle qui marchait dans une ruelle adjacente. Elle évoluait avec grâce, esquivant tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin. Il reporta son attention sur l’adolescent, dont la pièce était devenue le centre de sa raison. Il n’en profiterait pas et il le savait déjà.

– Tiens ! Prends-la, Johnny ! Tu l’as bien mérité.

Le ton était sec, dépourvu de tous sentiments ; simple énoncé d’une promesse qui n’avait de sens que pour celui qui avait confiance.

– Une dernière chose, Johnny ! murmura l’homme en noir, comme le garçon glissait la pièce contre son cœur.

– L’or est la merde du Diable !

Johnny leva un regard bovin vers celui qui venait de prononcer ces fatales paroles.

– Adieu Johnny ! lança l’homme à la pièce, comme il dirigeait ses pas vers la silhouette nouvellement venue.

Il ne distinguait pas encore son visage. Toutefois, il n’avait aucun doute sur sa qualité, car déjà le paysage s’effondrait. Elle ne possédait ni corps ni substance. Elle était évanescente, éphémère reflet de lui-même dans le miroir du temps. Elle riait en silence, moquant sa déchéance. Il s’acquitterait de sa tâche, en même temps que brûlerait un feu que rien n’atténuerait, sinon sa chute. L’homme sourit et ouvrit la main. La chair s’écarta et libéra un fragment argenté qui se mit à flotter.

– Où es-tu, mon enfant ?

Pendant ce temps, la silhouette s’était évanouie. Il était de nouveau dans une rue familière, au pied de l’immeuble où il les avait abandonnés. Il l’avait suivie et en ce moment même, il s’était sûrement glissé dans son lit, où s’achèverait cette nuit de folie.


Texte publié par Diogene, 26 avril 2018 à 20h20
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