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tome 2, Chapitre 22 « Le Nouvel Evangile » tome 2, Chapitre 22

La soirée s’étirait et l’homme en noir ricanait. Il brillait au fond de ses prunelles le même feu que celui du flambeur qui s’apprête à abattre son jeu. Il était sûr, sans l’être tout à fait. Peut-être allait-il perdre. Mais peu lui importait, pourvu qu’il est l’ivresse. Ainsi s’amusait cet homme au regard noir. Autour de lui, ce n’était rien de plus que des poupées de chair, plutôt que de chiffons. Il en riait, comme il détenait les fils invisibles qui les retenaient. A chacune d’elle, il promettait. A chacune d’elle, il octroyait. Il était le maître, elle était les proies.

Il ne lui avait que de peu pour les asservir et maintenant il n’avait plus qu’à se servir. Il avait dispersé les autres pour ne garder qu’eux. Il était leur empereur et maître, mais il ne s’amusait guère à les voir ainsi forniquer. Au contraire même, cela l’ennuyait profondément, car il avait d’autres projets en tête. Il était demeuré trop longtemps tapi dans les ombres ; son pouvoir ne se déployait que lorsque le sien s’éveillait et c’était chose faite désormais. Néanmoins, il ne désirait surtout pas se précipiter et fondre ainsi sur lui. Le gibier n’en est que meilleur si la traque se poursuit à l’infini. Seulement, pour se mettre en chasse, il devait avant tout se nourrir et certaines personnes étaient des mets de choix à cet égard. Les danseurs nocturnes de la discothèque n’avaient été que des amuse-gueules, comme un rappel à ses exploits de jadis. Comme il s’était délecté du spectacle de la horde sauvage et enivrée qui s’étaient jetés sur les danseurs apeurés. Au début, la panique ne gagna pas la masse, car la salle était trop obscure et la musique trop forte couvrait les hurlements. Cependant, lorsque le premier sexe arraché vola au-dessus de la boule pailletée, suivie de la tête arrachée qui roula sur le comptoir, la foule se déchaîna et le sang coula. Quant à lui, lui, il dégustait le spectacle. Toutefois, il lui trouvait un goût amer. L’ivresse était là, mais non l’allégresse ; il y avait dans ce carnage une dimension grotesque qui lui déplaisait. Néanmoins, il l’avait savouré jusqu’à la lie, car au moins il l’avait sustenté, plus qu’il ne l’avait nourri. Il était un gourmet, un esthète, non un gourmand ou un goinfre. Hélas, il arrivait parfois que la nécessité fit foi et il avait cédé à l’impulsion de l’instant ; à présent que ses esclaves se mourraient d’épuisement. A ses côtés, les deux amants demeuraient indifférents à la procession de ces pauvres bacchantes. Ils en avaient l’apparence, mais non l’essence. Ecoeuré, il renifla sans retenu. Puis, il se leva et s’avança , majestueux dans la pièce. Derrière lui, deux poupées de sang étaient occupés à des jeux de chair. Ses chaussures baignaient dans une flaque de liquide vermeil. En seigneur qui foulerait ses terres, il marchait en direction d’une nature des plus mortes, en même temps qu’il déplorait le goût de ses protagonistes. Un sourire mauvais sur les lèvres, il dévoila une dentition carnassière. Avec lenteur, il s’agenouilla auprès d’un corps, dont la tête décapitée reposait entre ses mains. Sa chevelure brune lui collait au visage et cachait des yeux désormais vides. Mais un jour, avait-il abrité la moindre étincelle de cette chose si précieuse que l’on nommait vie ? Il s’en saisit et la souleva à hauteur de son regard. De son cou pendaient des lambeaux de chair, d’où dégoûtait un sang noir et épais. Gourmand, il étira une langue bifide et démesurée qui recueillit un peu du précieux nectar. Mais à peine l’eut-il goûté qu’il la balança contre un mur, où elle s’écrasa avec fracas. Le bras tendu, les yeux fermés, il se retenait de point se trancher la langue en cet instant. Il maudissait l’enfant d’avoir choisi ce monde, en même temps qu’il l’admirait pour son courage et son abnégation. Il ne niait pas sa part prise dans le façonnage de ce monde. Mais il n’en demeurait pas moins que cette branche était une abomination. Sa liqueur n’avait aucune saveur, à l’image de ces corps enchevêtrés qui reposaient dans la salle. Où était donc la pulsion créatrice à l’oeuvre dans ce chaos organique ? Nulle part. Les cadavres s’entassaient çà et là, sans aucun souci d’ordre esthétique ou artistique.

Derrière lui, les deux corps encore en vie poursuivaient leurs vains ébats. Une rage à peine contenue sourdait en lui. Elle le nourrissait, en même temps qu’elle l’affamait. Mais il était un joueur et c’était à son tour de placer son coup. En lui, l’onde écarlate refluait. Il ferma les yeux un instant et huma le fond de l’air. Sans doute, n’avait-il pas le recul nécessaire pour embrasser du regard cette humanité désincarnée. Un sourire illumina soudain son visage. Puisque ce massacre manquait de poésie, il tenait qu’à lui d’en insuffler et de métamorphoser cette scène en un œuvre digne des plus grands. Après tout, il avait tout le temps devant lui, toute la nuit…

Debout, il déploya sa présence et une ombre épaisse envahit alors toute la salle qui fut plongé dans d’impénétrables ténèbres. Les murs, le sol, le plafond, les meubles et les corps étaient couverts de la même substance, à l’exception de lui-même et de ses deux esclaves.

– Toute mes excuses ma chère, ronronna-t-il à l’adresse du cadavre à qui il avait arraché la tête.

– Voyez ! Vous serez mon nouvel évangile ! ajouta-t-il.

Soudain, la masse ombrageuse se mit en mouvement. Marionnettes grotesques, elle se glisse derrière le comptoir, les bras écartés et la nuque penchée à l’opposé du coeur. Bientôt, d’autres suivent. Disposés de part et d’autre, tous avaient la figure tournée vers le corps décapité.

– Ainsi soit-il, murmura l’homme en noir, devenu pour la circonstance homme-orchestre.

Satisfait, il s’avança vers sa création, déplaçant, qui un buste, un bras ou une main. Son œuvre achevé, il se recula de quelques pas pour l’admirer et avisa le grand miroir qui se dressait derrière.

– Ceci sera ton corps. Ceci sera ton sang, chuchotait-il, comme il arrachait à la surface scintillante un calice emplie de sang, au fond duquel reposait un fœtus.

Puis, il s’approcha de celle qui serait son messie et déposa la coupe entre ses mains.

– Ma chère ! Vous êtes sublimes ! ricana-t-il. Encore une fois, toutes mes excuses pour votre tête.

Puis, silencieux, il s’en retourna fouiller l’entre-monde, d’où il en extrayait des choses immondes qu’il disposa ensuite le long du comptoir, jusqu’à la cène finale. Toujours à leurs jeux, Solange et Philippe demeuraient aveugles au déchaînement de fureur de leur maître, tandis qu’il arpentait la pièce à la recherche de l’étincelle qui ravirait son coeur. Ce pouvait être un baffle éventré, une table renversée, ou bien un couple enlacé. Toute était prétexte à sa folie créatrice. Soudain, il poussa un rugissement et se précipita vers le milieu de la piste, où gisait encore quelques corps. Ainsi s’agitait-il sans cesse, toujours à revenir sur son ouvrage quand il ne le jugeait pas parfait. Enfin lorsqu’il eut achevé son ouvrage , il rappela à son être le voile noir qui emprisonnait les chairs. A les voir, quiconque les aurait cru en vie, car il avait empli leurs yeux de visions horrifiques. En seigneur magnanime, il admirait son travail. Elle serait éphémère, mais elle marquerait à jamais ceux qui l’entreverraient ; de cela il en était fier. Il pensa à l’enfant. Il avait encore sur la langue le goût métallique et acide de sa terreur lorsqu’il avait visité le camp. Elle avait été si puissante qu’elle en avait fait trembler les mondes. L’humanité, les humanités, regorgeaient, débordaient d’imagination et il les en remerciait, car de nouveau il foulait la terre, malgré tout le dégoût qu’elle lui inspirait. Du regard, il embrassa encore une fois, la scène, sa cène qui l’encenserait. Gorgé d’affect, il s’en retourna auprès de ses deux marionnettes encore en proie à leurs passions et mit un terme à leurs libations. Epuisés, leurs yeux brillaient encore de mille feux. Dociles poupées organiques, elles le suivirent. Nul besoin de flûtiaux ou de pipeaux, elles s’avançaient dans les pas de l’homme en noir, puis traversèrent le miroir. Ainsi les ramena-t-il chez elle et les coucha dans son lit, leurs affaires éparpillés sur le sol. Méticuleux, il veilla à n’omettre aucun détail qui puisse les compromettre. Ils étaient ses jouets et il en prenait soin, à présent qu’il les quittait. D’autres l’appelaient, le suppliaient, mais jamais il ne les honoreraient. Qu’auraient-ils à lui offrir ? Rien, sinon une âme vide et asséchée.

Cette nuit là dans la ville, beaucoup cauchemarderaient, car tous auraient entendu son appel ; un ricanement sinistre qui vous glacerait le sang.


Texte publié par Diogene, 5 avril 2018 à 20h27
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