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tome 2, Chapitre 20 « La Princesse aux Yeux de Verre » tome 2, Chapitre 20

Mélamine marchait au pas depuis des heures dans le désert. Le soleil était une lune pâle et glaciale ; le ciel était d’un bleu obscur et uniforme, percé d’aucune étoile. Un vent tiède soufflait en permanence et soulevait de temps à autre des nuées jaunâtres. Afin que l’ennui ne la gagnât point, la jument lui racontait des histoires et lui décrivait le paysage. Aucune parole n’était échangée, juste des pensées.

– Pourquoi la voûte est-elle dépourvue d’astres ? s’enquit soudain la princesse.

– Te rappelles-tu de ce que tu as vu dans la forêt ?

Elle se souvenait de la bataille absurde et vaine entre des légions chthoniennes et des armées célestes. Pour chaque soldat qui s’élevait de la terre, une étoile tombait.

– Ce désert en est l’écho. Il est ce qu’il adviendra lorsque leurs forces se seront épuisées ; un lieu stérile et maudit.

Soudain, la jument se tut et ralentit son pas, tandis qu’une délicieuse odeur de viande grillée et de fruits mûrs se répandait.

– Prends garde, ma petite, souffla Mélamine. Nous arrivons. Surmonte leurs épreuves ! Ils nous accueilleront et nous protégeront.

La princesse frissonna de peur, mais se ressaisit aussitôt. Elle était terrorisée, mais ne désirait rien en montrer.

– Bonjour maîtresse ! s’exclama une voix de fausset. Tu nous combles encore une fois et nous t’en remercions. Ne bouge pas ! Nous allons te débarrasser de ton fardeau. La jeune fille comprit que son sort était scellé et elle se résigna. Il n’y avait rien qu’elle ne pût faire ; fuir et elle tomberait entre les griffes de l’homme en noir et de la femme de cristal. Demeurer et elle mourrait dévorée par les trois démons.

– Non ! gronda soudain l’animal. Elle est avec moi et vous nous devez passage et protection.

Le démon sursauta. Jamais sa maîtresse ne s’était adressée à lui de cette manière ni sur ce ton et il s’interrogeait sur ce que cela augurait. Ses yeux s’étrécirent, puis il s’avança vers la jument et la renifla un long moment. Aucun doute possible, elle était bel et bien sa maîtresse et il devait lui obéir ; enfin jusqu’à un certain point.

– Fort bien. Nous te cédons, mais non à elle. Qu’elle surmonte nos épreuves et nous l’accepterons ! Telles sont nos conditions, acheva-t-il.

À contrecœur, Mélamine acquiesça. Elle se plierait aux règles, aussi désagréables fussent-elles. Fuir état inutile, car tant que la nuit demeurerait les démons seraient les maîtres.

Malgré le bandeau qui lui couvrait les yeux, la jeune fille percevait la détresse de la jument et la rassura.

– N’aie crainte ! Je surmonterai leurs épreuves et en triompherai, quoi qu’il m’en coûte ! lui confia-t-elle.

Puis elle s’adressa au démon.

– Je relève ton défi. Accepte seulement que je garde ce morceau de tissu.

– Bien sûr ! ricana-t-il. Cela ne fera qu’accroître notre bon plaisir, en même temps que ton supplice.

Digne, la jeune fille mit pied à terre et s’avança vers la créature grimaçante. Si elle était aveugle, son odeur suffisait à l’emplir d’horreur. Il émanait de son corps des vapeurs méphitiques, auxquelles se mêlaient des exhalaisons semblables à celle d’une charogne en décomposition. Toutefois, elle demeura stoïque. Elle ne souhaitait pas lui concéder la victoire, ce qui sembla le contrarier, car de sa peau suintait une sueur rance.

– Joue donc, jeune fille. Nous verrons si tu ne déchanteras pas bientôt.

– Le jonc se courbe, mais ne rompt pas, messire démon, rétorqua-t-elle.

– Nous verrons, gronda-t-il en se saisissant d’elle avec brutalité.

Sa peau écailleuse et humide ne lui rappelait rien qu’elle ne connut. Celle des serpents et des lézards était sèche et délicate, celle des batraciens était humide et lisse ou verruqueuse. Existait-il une créature qui fut entre les deux et huma autant qu’une charretée de fumier ? La princesse s’interrogeait et oubliait tout de la présence du démon à ses côtés. Au contraire même ! Elle souriait, car elle s’amusait à imaginer toutes sortes de chimères, toutes plus grotesques les unes que les autres, au grand damne de son bourreau qui s’en agaçait. Derrière eux, Mélamine les suivait, s’amusant de le voir ainsi déconfit. De plus en plus décontenancé par l’attitude désinvolte de sa proie, le démon résolut de s’engager sur des sentiers escarpés et envahis de plantes vénéneuses. Elles ne la tueraient pas, mais la blesseraient et l’assaisonneraient. Arrivé à une fourche, alors que le démon reprenait son souffle, il lui lâcha un court instant le poignet. Mélamine profita de son inattention pour lui glisser entre les doigts une branche de sureau qu’elle avait enchanté. Ainsi leurré, il penserait toujours tenir la princesse, alors qu’elle le suivrait. Son besoin satisfait, il tira sur la baguette et fut ravi, car il avait entendu un petit cri.

– Avance donc à présent ! ricana le démon, avant de se remettre en route.

Cependant, à mesure que le chemin devenait de plus en plus abrupt et sinueux, son bourreau s’épuisait de plus en plus. Sa peau suait à grosses gouttes et des squames se répandaient le long du chemin. Hélas, il ne pouvait s’arrêter au milieu de la route, car il aurait la risée de l’assemblée.

– Plus vite ! grognait-il tout en secouant la branche.

Mais il demeurait bien incapable d’en faire autant, ce qui amusait beaucoup la jument et sa cavalière. Enfin, ils arrivèrent en vue du sommet et la princesse sauta à terre. Elle guettait l’instant où elle se substituerait à l’illusion. Mais elle n’eut même pas à ruser, car le démon lui intima de s’avancer, tandis qu’il balançait la branche au loin. Ce fut ainsi que la jeune fille réapparut sous ses yeux, toujours fraîche, malgré ses habits déchirés. Il était furieux, car il pensait la découvrir couverte de cloques et d’écorchures. Hélas, il n’en était rien et il avait toutes les difficultés à réfréner sa fureur. Il avait tant de peine à la contenir qu’il faillit éclater, lorsqu’un second démon le découvrit.

– Ma parole ! C’est çà le dîner que tu nous apportes !

– Elle n’exhale rien du tout ! se moqua un autre.

– Elle n’est pas encore à nous ! aboya-t-il. Elle est l’invitée de notre maîtresse et, en attendant que nous puissions la rôtir, elle doit relever nos épreuves.

Ses compagnons le raillèrent de nouveau, mais se turent aussitôt dès qu’ils eurent aperçu l’œillade sévère de la jument.

– Est-ce ainsi que vous vous adressez à moi ? gronda-t-elle, tandis que les créatures s’aplatissaient devant elle. Conduisez-nous au lieu de la première épreuve, qu’elle vous prouve, à tous, sa valeur !

Un par un, les démons rampèrent et s’écartèrent jusqu’à l’entrée de l’arène. Dans les tribunes, une foule monstrueuse et grotesque se pressait et s’impatientait. Au centre se dressait un autel d’ivoire et d’ébène, au-dessus duquel flottait un visage sinistre. De larges bandes rouges le lacéraient, rappelant par là certains masques de théâtre. De sa bouche dépassaient de larges crocs, luisants de bave, qui lui déformaient les lèvres.

– Avance, fillette ! éructa-t-il. Je suis le juge-arbitre et seul, en tant que tel, à garantir l’impartialité de cette première épreuve. La princesse bomba le torse et s’avança de quelques pas : Mélamine, elle, demeurait en retrait.

– Je vois que tu as bandé tes yeux. J’ose croire, maîtresse, que vous ne verrez aucune objection à ce que je m’assure qu’elle ne vit rien.

Le cœur de Mélamine se contracta. Elle ne pouvait lui refuser cette requête, sous peine de perdre son autorité sur la foule démoniaque.

– Non, aucune ! hennit-elle.

Le visage éthéré eut un sourire mauvais.

– Je vous remercie, murmure-t-il doucereux.

Puis, il se tourna vers une créature sinueuse qui venait défaire son entrée, sous un flot d’acclamations.

– Ôtez-les lui, je vous prie. En échange, qu’elle mette ceci, ajouta-t-il, négligent, en lui tendant une paire de globes en verre.

– Un instant ! tonna la jument. Qu’ils me soient confiés ! Je… je les lui rendrai les épreuves achevées.

– Comme il vous plaira, maîtresse, ricana le juge-arbitre qui ne doutait pas du devenir de la jeune fille.

D’un geste, il fut signe à la créature qui s’approcha de la princesse et lui arracha d’un coup sec son bandeau, en même temps que ses prunelles céruléennes. Du haut de son trône, le démon lui tendit ensuite un coffret en bois de rose, dans lequel ce dernier y déposa ses trophées. Toutefois, bien qu’aveugle, la princesse n’en admirait pas moins la foule bigarrée et monstrueuse, se gardant bien de ne rien en montrer. Pendant ce temps, une grande confusion régnait parmi les démons, car elle était demeurée stoïque et n’avait même pas poussé un cri.

– Bien, susurra le juge. Puisque te voilà privé de tes attributs et toute tricherie est écartée, nous allons commencer. Que l’on annonce le seigneur Azazel !

À ces mots, un voile obscur tomba sur l’arène et une silhouette mince et élégante apparut. Vêtu d’un costume sombre et raffiné, de luxueuses lunettes noires dissimulaient ses yeux, mais non ses multiples bouches. Pédant, il marchait sous les ovations et les acclamations de la foule, qu’il salua avec déférence.

– Ainsi donc est-ce cette frêle créature aux yeux vides qui devra relever mon défi ! s’esclaffa-t-il.

– Si tu arrives à me retrouver, bien sûr, ajouta-t-il d’un ton mielleux.

La jeune fille ne broncha pas. Les démons lui avaient pris ses yeux, mais ils ignoraient qu’ils avaient éveillé en elle le pouvoir du rêve.

– Accomplis ce pour quoi tu es là, seigneur Azazel ! Je ferai de même ! affirma-t-elle.

Ce dernier sourit et alla s’asseoir sur l’un des fauteuils de l’autel. Aussitôt, une épaisse brume le recouvrit et lorsqu’elle se dissipa enfin, ce fut pour dévoiler cinq silhouettes du sinistre seigneur Azazel.


Texte publié par Diogene, 23 mars 2018 à 21h36
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