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tome 2, Chapitre 19 « Noir Désir » tome 2, Chapitre 19

Philippe l’attendait, les yeux rivés sur la porte des toilettes, derrière laquelle elle avait disparu. Des silhouettes se trémoussaient devant lui en un brouillard coloré, baigné par des lumières, maintenant trop vives à son goût. Il se prit à regretter que rien ne ressortît de cette entrevue et déjà il sentait le goût amer de l’échec envahir sa bouche. Rien de bon n’émergerait, il en était persuadé. Pendant ce temps, les souvenirs de ses entretiens avec Benjamin revenaient le hanter. Mais qui analysait l’autre ? Benjamin mentait, par omission au moins. Il avait relu la totalité des procès-verbaux. Tous avaient le parfum de l’authenticité et de la vraisemblance. Hélas, ce n’était qu’apparence et il demeurait incapable de lever le voile sur les incohérences qu’il avait relevées. Son récit était un entre-lac de fausses pistes et de chausse-trapes, conforté par les témoignages qu’il avait recueillis auprès de ses collègues et des enfants. La vision d’ensemble était cohérente, malgré ses zones sombres. Mais qu’auraient-elles apporté de nouveau ? C’était un enfant solitaire et secret, devenu la tête de Turc d’une bande de terreurs qui avaient tous trouvé la mort dans des circonstances, aussi atroces que mystérieuses. Ses professeurs ne lui reprochaient rien de particulier, sinon son silence ou ses manies. Mais dès lors qu’il fallait fuir, était-il si étrange qu’il trouvât toujours refuge dans les endroits les plus invraisemblables ? Néanmoins, encore une fois il existait une tache d’ombre qui, en lui, semait le doute. Le principal lui avait en effet narré un bien curieux incident, dont l’issue ne serait jamais connue. Un matin, non loin des locaux où étaient entreposées les poubelles, l’on l’avait retrouvé en compagnie de Boris et de sa bande. Il se tenait au centre du cercle qu’ils avaient formé autour de lui ; calme et froid. Le fait le plus singulier était les paroles qu’aurait rapportées l’un de ses voyous en herbe : « il nous attendait. Son regard était glacial et nous avons pris peur. » Il avait peine à se l’imaginer. De lui, il ne possédait que l’image d’un collégien paralysé, en proie à la terreur.

Écœuré, il attrapa son verre et le visa d’un trait. La vodka glissa jusque dans son estomac, mais ne chassa point le malaise qui le hantait. Il fit signe à une serveuse de lui en remettre un autre, puis il reporta son attention sur le fond de la salle où avait, quelque temps auparavant, disparu sa compagne. Des hommes, des femmes, des entre-deux, entraient, sortaient, mais pas elle. Soudain apparut un homme aux allures de dandy avec son pantalon moulant et sa chemise à jabot. Il tenait dans l’une de ses mains une canne au pommeau d’argent, dans l’autre, un haut-de-forme mauve, pour autant qu’il le distingua. L’apparition avait quelque chose de déplacé et de grotesque à la fois. Non qu’il fut ridicule ; il était l’élégance même, mais il n’était pas à sa place. Entre-temps, quelqu’un lui avait apporté un autre verre. Il hésita, puis y trempa les lèvres. Stupéfait, il regarda un instant son shot. Mais non, il ne ressentait aucune ivresse qui puisse à ce point le troubler. Scrutateur, il fouilla un long moment la salle à sa recherche, en vain. Il s’était évaporé, lorsque son attention fut attirée par un brusque mouvement de foule. Alors que danseurs et buveurs se partageaient la piste, un petit attroupement naquit dans l’un des recoins. Soudain, il vit, ou plutôt ce fut lui qui le vit, car son regard se planta dans le sien. L’instant d’après, il était assis à ses côtés. Dans son oreille, sa voix suave se répandait, tandis que son souffle brûlant dévalait dans son cou.

– Alors ? Est-ce qu’il te plaît ? murmura quelqu’un.

Un frisson lui parcourut l’échine, en même temps que son pantalon lui parut rétrécir. Il n’osait pas se retourner et découvrir la personne assise à côté de lui. Il avait trop peur de recroiser ses yeux avides. Une main se glissa sur son épaule, douce et sensuelle. Il sentait le rouge lui monter aux joues.

– Veux-tu jouer, petit chaton ?

Il était envoûté, incapable de se détourner de son attrait et de son charme. Qui donc lui susurrait ces mots pleins de miel ? Il résistait à la tentation, mais un baiser sur la joue eut raison de ses dernières défenses. Il savait au fond de lui qu’il suivrait cette personne, jusqu’en enfer, si elle lui demandait.

– Que décides-tu ? Viens-tu danser ? Ensuite, nous irons parlementer avec lui. Enfin, nous pourrons…

Mais elle n’acheva pas sa phrase, ce qui rendit son silence intolérable.

– Accompagnez-moi ! Vous en mourrez d’envie…

Qui lui parlait ainsi ? En face, de l’autre côté de la pièce, dans ce creux de pénombre, deux yeux fauves le fixaient. Il les entrapercevait, plus qu’il ne les voyait, mais il devinait à qui ils appartenaient. Il se le figurait assis sur une large banquette, des créatures humaines l’entoureraient, soumises ou séduites. Sa chemise ou sa vesteserait ouverte et ses bras se déploieraient semblables à une paire d’ailes. Pendant ce temps, la main avait poursuivi son entreprise tactile et maintenant s’attardait sur sa poitrine. Elle le réchauffait, le glaçait ; elle aspirait son être. Cette main était celle d’un vampire femelle et il acquiesçait ; il se perdait.

– Suis-moi, souffla la voix, tandis que le membre remontait son bras se saisir de son poignet.

– Solange ? murmura-t-il.

– Silence ! minauda-t-elle. Tu vas briser le charme.

C’est quoi, un charme ? Un sort ? Un sortilège ? Où est l’enfant ?

Il rit bêtement tandis qu’il s’enivrait de son odeur. La tête lui tournait. Pourtant il n’était pas ivre. La musique ne lui parvenait plus. Il évoluait dans un monde doucereux, fait de soie et de velours. Les danseurs n’étaient plus des silhouettes insubstantielles, entre lesquelles il sinuait. Sa compagne, elle, en jouait. Elle les lançait les un contre les autres, séparait et reformait des couples, des trios, des quatuors, voire plus si l’envie lui en prenait. Ainsi traversèrent-ils la pièce jusqu’à lui faire face. Son teint était aussi pâle que celui d’un mort et son visage était encadré de longs cheveux bouclés, de la couleur de l’ébène, qui s’arrêtaient au milieu de son dos. Sur ses lèvres, fines et écarlates, s’étiraient en un mince sourire, presque sardonique, et dévoilaient deux rangées de dents nacrées. Son nez aquilin supportait une paire de lorgnons, à la monture dorée, derrière lesquels étaient enchâssés deux yeux miroir. Il était entouré d’une cour de tous les genres où chacun se pressait, se caressait, s’embrassait, couvé par son regard flatteur.

– Bonsoir, Philippe, ronronna-t-il.

Les mots n’étaient pas prononcés. Ils étaient chantés et ils l’envoûtaient. Ils s’insinuaient en lui sans douleur, distillant dans son esprit un venin qui le rendrait bientôt esclave de ses pulsions. D’un geste, il chassa quelques-unes des créatures agglutinées qui s’égaillèrent, avant de se répandre parmi les danseurs. Puis, il les invita à prendre place. Solange n’hésita pas. Elle se jeta sur sa personne, comme pour quémander une offrande qui ne e venait pas.

– Est-ce ainsi que tu me présentes à ton ami ? éclata-t-il de rire.

Celle-ci se renfrogna et lui jeta un regard noir qu’il balaya d’un revers de manche. Soudain, sous les yeux médusés de Philippe qui n’avait pas bougé d’un pouce, il se transperça l’index du bout de l’ongle. Une perle vermeille en émergea et il tendit son doigt à Solange qui l’embrassa goulûment.

– Ts, ts. Que vous êtes décidément gourmande, ma chère, gloussa-t-il, alors qu’il retirait son doigt d’entre ses lèvres.

Puis, il tourna son visage affable vers son compagnon qui se tenait coi.

– Bouh !

Ce dernier sursauta et faillit en tomber à la renverse.

– Pardon ! Mais vous me donniez l’impression de plus exister, lui lança-t-il en l’invitant à prendre place à ses côtés. À sa gauche, Solange ressemblait à une chatte repue de lait frais. Mal à l’aise et le cœur en proie au chaos, il hésitait.

– Joignez-vous donc à notre compagnie. ! Que craignez-vous, ainsi ? lui susurra-t-il.

Au fond de lui, le dernier rempart face à la tentation céda. Il contemplait Solange, à demi déshabillé entre les bras de cet étranger, et en concevait une sourde jalousie qui consumait son cœur.

– Tu désires cette femme, n’est-ce pas ?

Surpris, il reporta son attention sur cet homme qui l’invitait presque à partager sa couche. Ses lèvres ne bougeaient pas, pourtant il poursuivait.

Philippe ne pouvait détacher son regard du sien. Il s’approcha, s’assit à sa droite, puis lui glissa.

– Je suis à toi, minauda-t-il en embrassant tout d’abord l’homme, ensuite la femme.

– Mea culpa, ronronna l’homme en noir.


Texte publié par Diogene, 23 mars 2018 à 21h34
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