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tome 2, Chapitre 10 « Une Larme de Doute » tome 2, Chapitre 10

Un casque ! Un casque avec une pointe enfoncée dans le crâne. Le dolicrâne n’avait aucun effet et la migraine pulsait toujours à ses tempes, lui décochant des flèches de douleurs chaque fois qu’il lui semblait qu’elle s’éloignait. Il se massa le front puis l’arête du nez, là où ses lunettes imprimaient leur marque ; elles traînaient sur le bureau désordonné de celle qui l’avait convoqué.

– Alors ? fit une voix désabusée, en provenance d’un fauteuil en cuir élimé.

Un miracle en soi, car l’institution n’était pas des plus riches et les dotations tout aussi chiches.

– Tu contemples le Saint-Siège ? s’esclaffe-t-elle. Mon prédécesseur le tenait déjà du précédent.

– De père en fils…

– Ah ! N’oublie pas le sain d’esprit !

Il ignorait comment prendre cette pique.

– Tu te moques de moi ?

Sa mine de papier mâché lui fit l’effet d’une douche froide et elle quitta aussitôt le masque de bouffon qu’elle s’était confectionné pour celui, plus sérieux, d’inspectrice.

– Oublie ! Des progrès ?

– Parlons-en ! Tiens ! la railla-t-il. Aucun ! Niet ! Na da ! Nichts ! Plus le temps passe, plus je me donne l’impression de contempler une énigme vivante, quant au psy… Ce type est aussi insaisissable qu’une anguille. À peine penses-tu l’avoir ferré, que tu t’aperçois que c’est lui qui te tient au bout de sa ligne.

S’enfonçant dans le vieux fauteuil, elle soupira, occupée à faire tournoyer son stylo sur ses doigts.

– Tu n’es pas plus avancé que moi, au fond. Ça te dirait un café ?

– Toute cette paperasse me déprime, ajouta-t-elle, un regard las sur son bureau couvert de dossier et autres chemises cartonnées, qui ont jusqu’à l’outrecuidance de dissimulé la plaque gravée à son nom : Solange Poincenneau – OPJ Île de France.

– Pourquoi pas, madame Poincenneau ? énonça-t-il d’un ton maussade.

Cette dernière attrapa alors deux tasses, illustrées par des personnages de Mex Every : un écureuil roux qui tire la langue et un chien blanc à l’allure neurasthénique avec des coffres-forts sous les yeux.

– Allons viens, lui enjoignit-elle comme elle se lèvait et se dirigeait vers le fond de la pièce.

Là, une antique machine à expresso chuintait et crachait ses dernières vapeurs. Ils avaient connu quelques aventures, toutes sans lendemain, puis leurs chemins avaient divergé et chacun semblait avoir trouvé chaussure à son pied. Habile, elle maniait avec une dextérité rare son engin et bientôt les deux tasses furent emplies d’un liquide noir et fumant.

– Un sucre et demi, n’est-ce pas ?

Elle avait appuyé, plus que de raison, sur le « et demi » et il en était fort troublé.

– Je vois que tu n’as pas oublié. Et toi ? Toujours trois quarts ?

Solange avait planté son regard acéré dans le sien, comme un air de défi.

– Toujours, murmura-t-elle d’une voix neutre. Tu n’as pas la mémoire courte.

Malgré le ton faussement détaché, elle n’avait pu complètement dissimuler l’amertume qui transparaissait. Mais peut-être se trompait-elle, car il ne semblait pas l’avoir relevé.

– Commence ! lui lança-t-il soudain. Qu’ont donné tes dernières investigations ?

Mais sa voix sonnait faux et l’engouement tombait à plat. Pourquoi sentait-il, dans sa poitrine, son cœur se serrer ? Leurs rapports n’étaient plus que d’ordre professionnel et non passionnel comme ce le fut autrefois. Alors, pourquoi ? Pourquoi l’élan fougueux était-il revenu ? Pourquoi se sentait-il impatient et impétueux ? Il ne comprenait pas l’origine de son trouble, non plus que l’échange qu’il avait eu un peu plus tôt.

– Tiens, fit-elle en lui tendant la tasse illustrée par le chien aux bajoues démesurées ; pour sa part, elle avait gardé l’écureuil au regard fou.

Que devait-il comprendre ? Et s’il n’en était rien ? Que tout n’était que le fruit de son imagination trop fertile ? Il faillit, soudain, lâcher sa tasse lorsque son doigt – par mégarde – l’effleura. Surprise, elle braqua sur lui un regard plein d’interrogation.

– Rien, rien, bredouilla-t-il, un peu de rouge aux joues.

– Ah ?

Était-elle étonnée ? Avait-elle soupiré ? Ou bien n’était que le reflet de son indécision ? La confusion régnait dans son esprit. Il avala une gorgée du breuvage noir et bientôt, à défaut de chasser sa migraine, ses idées s’éclaircirent.

– Tu me demandais où j’en étais avec mon enquête ?

– Hon, hon, marmonna-t-il sa tasse collée contre le menton.

– J’ai envie de te répondre nulle part, soupira-t-elle. L’équipe a fait un travail incroyable de fourmis, en vain. Des témoins que nous avons interrogés ; il s’avère que tous sont arrivés bien après. Néanmoins, personne n’a vu ni même aperçu d’animal sauvage rôder ou s’enfuir du camp. Au moins sommes-nous certains de ce point.

– Et l’enfant ?

La question lui avait échappé. En face de lui, le visage de Solange se ferma d’un coup.

– L’enfant ? répéta-t-elle machinalement.

Il n’insista pas ; il se contentait de la fixer.

– L’enfant… Il ne dit rien. On le croirait sous le choc, frappé de mutisme, pourtant… pourtant, je sais qu’il a tout vu. Je le lis dans ses yeux. Quelque chose l’a anénatit, mais ce n’est pas ce qui s’est produit dans la chambre qui en est à l’origine.

– Qu’est-ce qui te fait penser ainsi, Solange ?

Nerveuse, elle entortillait ses doigts autour de l’anse.

– Son regard, Philippe ! Son regard ! Il est empli de… vide et d’effroi ! Je serai croyante que je te confierai qu’on lui aura volé son âme.

Pendant ce temps, il dévorait des yeux ses phalanges qui s’enroulaient comme ils le pouvaient autour de la faïence, ranimant en lui un feu bien connu. Troublé et mal à l’aise, il détourna la conversation :

– Pardon de sauter du coq à l’âne. Mais puis-je savoir ce qu’a découvert ton équipe ?

– Seulement quelques touffes de poils…

Mais elle n’acheva pas sa phrase.

– Bah… une chose pareille n’existe pas. Il y a sûrement eu une contamination des échantillons.

Philippe releva la tête.

– De quoi parles-tu ? Qu’est-ce que tu marmonnes dans ton invisible barbe ?

Il s’était rapproché d’elle. Mais elle ne le repoussa pas, trop préoccupée par ce qu’elle n’osait avouer. Elle ricana :

– C’est impossible, tout simplement impossible. Les poils retrouvés sont un mélange de Canis lupus et d’Homo sapiens.

L’homme eut peur de comprendre les implications d’une semblable hypothèse. Il lui revenait en mémoire ses échanges avec Benjamin ; peut-être tenait-il là le moyen d’ouvrir une brèche dans sa cuirasse.

– Tu te rends compte ! Des poils de loup et d’humain, gloussa-t-elle, nerveuse. Ils ont refait les tests, trois, quatre, cinq fois. À chaque fois, ils ont obtenu la même réponse ! Que va-t-on dire aux parents, à présent ? Pardon madame, pardon monsieur, mais votre enfant a été massacré par un loup-garou ? Et le juge ? Il va dire quoi ?

Les rires avaient cédé la place à des sanglots. Que se passait-il ? Fallait-il qu’elle aussi fût contaminée par la folie de cette affaire ? Bien sûr, elle l’avait interrogé et alors il l’avait entraîné sur son bateau ivre. Cependant, que lui avait-il confié ? Il brûlait de le savoir.

– Solange ?

Elle s’appuya sur le rebord du meuble, puis releva la tête ; ses yeux étaient rougis de larmes.

– Oui ? Qu’est-ce que tu veux me demander ? hoqueta-t-elle, en avalant une gorgée de café.

– Que t’as révélé Benjamin, le témoin principal ?

Son visage, encore marqué, se figea pour se métamorphoser en un masque glacial.

– Rien qui ne te regarde petit d’homme.

Sa voix chaude était devenue lugubre et lointaine. Ses joues s’étaient soudain creusées et ses yeux s’étaient enfoncés dans leurs orbites.

Terrifié, Philippe recula et lâcha sa tasse qui se brisa avec fracas sur le parquet et répandit une myriade de minuscules éclats.

– Qu’est-ce que tu as ? s’exclama-t-elle, comme elle contemplait la faïence éparpillée sur le sol, tandis que son corps s’effondrait.

Elle eut tout juste le temps de se glisser derrière lui, avant que sa tête ne heurte le rebord de la console.

– Oh ! Philippe ! Tu rêves ?

« Tu rêves ? Qu’est-ce que cela signifie ? »

Un instant, ses paupières papillonnèrent comme pour se débarrasser des grains de sable qui, il y avait encore peu, scellaient ses yeux. Il tenait entre ses mains une tasse de café fumante ; un chien au regard neurasthénique. Solange en tenait une autre, illustrée d’un écureuil, la langue pendante et les pupilles croisés.

– Bouh !

Il faillit sursauter, mais n’en manqua pas moins de dessiner une tache brunâtre sur le plancher.

– Tu es certain d’être avec moi, Philippe. Depuis que tu es entré dans mon bureau, tu sembles ailleurs.

Il passa ses mains sur ses tempes, la douleur pulsait, lourde et sourde.

– Une migraine, une putain de migraine, maugréa-t-il. J’ai pris un dolicrâne. Mais rien à faire, elle ne me lâche pas.

– Ah, ah, ah ! On voit bien que t’es un mec, se moqua-t-elle.

– C’est quoi ces clichés sexistes ! ânonna-t-il.

Mais elle ne l’écoutait pas. Elle était la figure plongée dans un tiroir, jusqu’à ce qu’elle en ressorte, triomphante, une plaquette à la main.

– Tiens ! C’est du zébuprofène ! s’exclama-t-elle.

– Sans façon ! Je te remercie, mais je n’ai aucune envie de me retrouver au zoo à compter les éléphants roses.

Solange se rembrunit. Elle avait oublié qu’il ne pouvait recevoir d’opiacés, au risque de provoquer de terribles crises hallucinatoires.

– Ah… excuse-moi…C’est…

Elle faillit ajouter quelque chose, puis se ravisa. Il était inutile, et surtout dangereux, de rouvrir des plaies à peine cicatrisées, en particulier lorsqu’elles étaient situées dans le cœur. Le silence s’installa, de plus en plus lourd. Dans le fond, même la machine à café s’était tue. Chacun à leur manière, ils exprimaient leur malaise.

– Tu veux que je te dise… Ce café n’est pas assez fort. Je crois que nous avons besoin de quelque chose de plus… corsé, murmura-t-elle.

– Pour délier les langues, ajouta-t-il à voix basse.

Solange hocha la tête, puis attrapa une serviette dans laquelle elle fourra quelques liasses de documents.


Texte publié par Diogene, 11 janvier 2018 à 19h27
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