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tome 2, Chapitre 8 « Quatre Villes : Fiction » tome 2, Chapitre 8

Il était sur un banc, à côté duquel voletaient quelques pigeons et autres créatures de la faune urbaine. Hélas, il n’avait rien à leur donner, sinon quelques miettes d’idées.

– Merci, murmura une voix derrière lui.

Il n’avait pas besoin de se retourner. Il devinait avec aisance l’identité de celui qui s’adressait ainsi à lui.

– Prenez donc place.

– Je te remercie, mon garçon.

L’homme s’assit. Quelques moineaux s’envolèrent, tandis que défilait, toujours aussi impersonnelle, une armée, qu’il n’aurait pas hésité à qualifier d’esclaves, s’il n’avait redouté de le froisser. Sur son visage, un sourire triste se dessinait.

– Je ne me vexerai pas, tu sais. Ils le sont de leur fait, non du mien.

L’enfant s’inclina.

– Bien sûr, je ne vous retiendrai pas et…

– Navré, mon garçon. Mais j’ignore qui elle est.

– Ah…

L’homme se lève. Une légère brise caresse sa figure ; une mèche couleur cendre volète.

– Au revoir, seigneur Hypnos.

– Au rev…

Mais il était déjà parti avec… son amie ? Le seigneur Hypnos ne savait que penser et il existe des secrets qui se gardent bien de se dévoiler.

– Où m’emmènes-tu à présent ? pépia une voix si enfantine, qu’elle faillit lui arracher un sourire.

– Avenir n’est que la première de ces quatre villes, dont je t’ai promis de te narrer les histoires.

Ils étaient de retour sur la grève battue par les flots impétueux. Au bout de la digue, quelqu’un le salua, tendit la main, puis franchit le seuil. Qui était-il ? L’enfant l’ignorait. Il aura cru l’oublier. Il secoua la tête et reprit le fil de son récit.

– La seconde s’appelle Fiction et son seigneur est Cronos.

– Pourquoi Fiction ? Et quel rapport avec le maître du temps ?

Le silence fut la seule réponse qu’elle obtint, tandis qu’une porte s’ouvrait sur le monde. Par elle, s’échappait un flot coloré. Cataractes flamboyantes et criardes, elles envahissaient la place et dévoraient la grisaille noire du plan qu’ils occupaient.

– Où est la ville ? s’enquit la présence. Tout n’est que flou et dispersion.

– Ici et nulle part, fut l’énigmatique réponse.

Il s’agaçait d’elle et de ses incessantes questions, autant qu’elle le fascinait. Elle faisait preuve d’une naïveté – mais l’était-ce ? – et d’une sincérité telles qu’il ne pouvait soupçonner quelques tours de cet homme, dont il lui semblait percevoir en lisière la présence. Pendant ce temps, la ville protéiforme se développait, érigeant des bâtiments en dépit du bon sens.

– Oh ! Je ne l’aime pas. Elle me donne le mal de mer. Ne peut-elle cesser ? Une ville mouvante n’est pas une ville vivante. Et où sont ses habitants ? Comment font-ils pour supporter pareil désordre ?

La cité était semblable à un bateau ivre, ses immeubles, ses maisons, ses pavillons, tout ce qui avait vocation à être occupé éclataient en d’innombrables bulles de savon ; œufs éphémères d’où jaillissaient les briques élémentaires qui, ensuite, se réassemblaient.

– Assez ! s’écria la présence.

L’enfant aurait pu ne pas suspendre le cours de son souvenir, mais il y avait tant de détresse et de souffrance dans ce hurlement qu’il le figea sur l’instant. Certes, il ne supportait qu’avec difficultés sa compagnie et l’idée de s’en défaire l’effleurait. En revanche, il ne se permettrait pas de la torturer. Autour d’eux, la scène figée avait des allures grotesques avec ses bâtiments qui volaient en éclats. Les fragments lévitaient dans les airs et mettaient à nu leurs entrailles noires. Implosion, explosion. Action, réaction. Cette ville était enfermée dans un perpétuel mouvement de destructions et de régénération. Et ses habitants ? Où étaient-ils ?

– Pourquoi me montres-tu cela ? Pourquoi m’amènes-tu dans le champ des morts ? sanglotait-elle.

À ces mots, l’enfant se figea. Il n’avait jamais voulu cela. Il souhaitait seulement raconter des histoires. Hélas, dans son désir de la chasser, il en avait rappelé parmi les plus terribles. : quatre villes dont les habitants, cruels ou égoïstes, avaient dévoré leur maître.

– Pardon ! avait murmuré l’enfant, à défaut d’autre chose. Il était désemparé par son chagrin soudain, lui dont les larmes étaient un avant-goût de l’enfer.

– Est-ce tout ? hoqueta-t-elle.

– Oui… souffla-t-il. Je ne peux mentir et m’en tenir à des discours qui ne seraient que de pathétiques mensonges. Je suis un roi nu en ce monde qui désirait demeurer seul, car il avait peur de l’autre.

Autour d’eux, la ville s’effaçait et la plage de galets réapparut, battue par les flots rageurs. Il ne comprenait pas pourquoi, mais des larmes montaient en lui. Dans son tourment, il avait failli emporter cette innocente, échouée dans un monde qui n’appartenait qu’à lui. À mesure que son chagrin se répandait sur son visage, le mâtin qui sommeillait en lui s’emparait de son âme.

– Retire-toi, s’il te plaît, chuchota-t-il. Je t’ai blessé une fois par mes mots. Je ne désire pas recommencer avec mes maux.

– Pourquoi ? le supplia la voix.

– Il doit en être ainsi et je n’oublierai pas ce que j’ai dit. Ce monde va s’éteindre, puis renaître ; tu pourras alors revenir.

– Tu m’en fais la promesse, implora la petite fille, dont la voix s’éteignait petit à petit.

– Oui ! rugit l’enfant. Mais, je t’en supplie ! Fuis ! Car je ne peux le retenir plus longtemps et je ne souhaite surtout pas te nuire.

Il sentit la présence s’éloigner en même temps que le fauve grandissait en lui. Recroquevillé sur lui-même, sa peau se tendait comme celle d’un tambour. Soudain, elle céda et se déchira en lambeaux. Dans sa bouche, ses dents étaient devenues des chicots aussi noirs que du charbon qui s’effritèrent pour faire place à des crocs. Ses mains n’étaient plus des symboles d’innocence, couvertes d’une fourrure drue et achevés par des griffes démesurées, elles couvraient sans peine l’astre solaire.

– Enfant, qu’es-tu devenu ? murmura une voix dans le lointain.

Seul un rugissement lui parvint en guise de réponse ; un rugissement si terrible qu’il fit voler en éclat l’univers.

– Que périsse le rêve que je puisse revivre, hurla la bête.

Le noir ; il flottait dans le noir, nu et sans défense, encore moins d’innocence. Où que porte son regard, ce n’était que l’obscur, bordé de dorures, échos de souvenirs trépassés. Ils étaient innombrables ; reflets de mondes perdus ou oubliés, vivants ou morts, naissant ou agonisant, peuplés d’être de toutes sortes et de toutes formes. Surtout, ils étaient inaccessibles, car qu’il s’en approchât et aussitôt ils le fuyaient ; à jamais hors de sa portée, Tantale précipité dans le Tartare. Empêtré dans l’obscurité, il devait périr pour mieux revivre. Dressant ses mains au-dessus de sa tête, il déploya ses griffes plus affûtées encore que des diamants. Il les observa quelques instants, puis les plongea dans son torse pour en dévoiler le sanglant palpitant. Tout était si simple. De l’index, il trancherait le fil qui le reliait toujours au rêve et tout recommencerait. Le mufle penché sur son cœur, il en comptait les battements : un… deux… trois… Combien, avant que tout ne cesse ? Même cela, il l’ignorait.

– Promets-moi que tu ne m’oublieras pas ! chuchota une voix.

De grosses larmes roulaient le long de son visage.

– Je t’en fais la promesse, murmura la bête, tandis qu’elle tranchait le lien qui le retenait.

C’était si facile, si doux. L’enfant se sentait glisser dans un cocon de soie et de plumes douillettes, en même temps que s’élargissait une tache écarlate. Au-dessus de lui, elles étaient trois, ils étaient trois, trois créatures, dont les essences se mélangeaient au sein de l’éther.

[center]Il était un père prisonnier de l’Enfer

Il était une mère prisonnière de l’Hadès

Il était un fils-fille qui ignorait où il se trouvait[/center]

Chacune à leur tour, elles avaient pris la parole. Chacun à leur tour, elles avaient délivré un oracle auquel l’enfant ne comprenait goutte. Sitôt accompli, elles s’enfuirent en se saisissant de sa vie.

– Dort mon enfant, murmura la première.

– Tu l’as bien mérité, chuchota la seconde.

– En attendant une nouvelle délivrance, souffla la troisième.

L’enfant s’enfonça dans le néant. Les ténèbres engloutissaient son corps, dont les obscures empoisonnaient son cœur. Au loin, il lui sembla que quelqu’un pleurait. Hélas, il l’avait déjà oublié, mais non la promesse qu’il lui avait faite.


Texte publié par Diogene, 24 décembre 2017 à 21h57
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