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tome 2, Chapitre 7 « Arréel » tome 2, Chapitre 7

– Bonjour Benjamin !

La voix, qui ainsi l’interpellait, avait tout d’un désagréable bourdonnement à ses oreilles. En outre, il s’agaçait de plus en plus du paternalisme larvé qui se dissimulait derrière chacune de ses paroles. Cependant, il n’était pas dupe de la manœuvre et il s’efforçait, chaque fois qu’il s’entretenait avec lui, d’avancer son pion sur ce plateau, aux faux airs de jeu de l’oie, parsemé de chausse-trappes.

Personne ne savait ce qui s’était produit en ce jour funeste, en l’un des lieux les plus lugubres et sinistres que la Terre eut jamais porté. Le seul témoin encore en vie alternait entre interrogatoires au commissariat et entretien à la cellule psychologique, où tous s’efforçaient de démêler le vraisemblable de l’incroyable. De la bande de Boris, aucun n’en avait réchappé et les thanatopracteurs avaient eu toutes les difficultés du monde à leur rendre figure humaine. Parfois, il s’interrogeait : et si ces événements, ce sort funeste n’était que l’écho de la noirceur de leurs cœurs. Ils étaient morts d’une manière aussi effroyable qu’horrible et ce n’était pas là un juste châtiment. En fait, n’était-ce pas leurs âmes qui avaient murmuré à l’oreille de l’enfant, parachevant par là l’œuvre de cet homme, dont il n’avait qu’entrevu des fragments ? À qui aurait-il donc pu confier ses réflexions ? Certainement pas à l’homme assis en face de lui. Ainsi, plutôt que de lui mentir, il avait trouvé refuge dans un silence de circonstance.

Il était ressorti de la salle de douches, portant l’enfant , couvert d’ecchymoses, entre ses bras. Ses vêtements étaient déchirés et ensanglantés. Sur les murs étaient suspendus des lambeaux de peaux et de chairs, grotesques parodies de drapeaux. Sur le sol étaient répandus les têtes et les viscères, tandis qu’à la lueur d’un soleil pâle et glacial scintillaient des fragments d’os. Pour ceux d’entre eux qui n’avaient pas été démembrés, l’éventration n’avait pas été un sort des plus doux. Ainsi en fut-il de Thomas, qu’il avait aperçu recroquevillé, pareil à un tas de chiffon humide. Il retenait entre ses mains les matériaux suintants de son intérieur. Sa figure de porcelaine le rendait semblable aux poupées qu’il voyait dans les rayons du Grand Magasin, à l’époque de Noël. Attiré, il s’était penché sur lui, alors même qu’il portait son élève endormi. Il avait été fasciné par son regard vitreux, le même qu’il arborait quand il gobait les mouches pendant son cours. Ses iris vert d’eau perdaient de leur superbe à mesure que le sang achevait de s’écouler par la plaie béante qu’il avait à l’abdomen. Un instant, il avait eu envie de le toucher, sentir sous ses doigts les tissus se figer et la peau se refroidir ; approcher l’ombre.

Qu’est-ce qui l’en avait dissuadé ?

Pas l’enfant ni ses sentiments, seulement un fait matériel et trivial qui s’appelait enquête. À défaut, il en aurait pris quelques photographies, ou en faire le croquis, mais la chose était inutile. À la place, il vivait avec ce souvenir, images d’enfants métamorphosés en ombres sanglantes.

– Benjamin ?

De nouveau, la voix bourdonna à ses oreilles et un profond ressentiment l’envahit. Le ton était artificiel, désincarné, dépourvu de toute humanité, de toute mortalité. Se prenait-il pour un dieu ? Jareth sourit à cette idée saugrenue, car même les dieux, omniscients et immortels, étaient la proie de pulsions bien humaines.

– C’est rare de vous voir exprimer quelque chose, nota la présence.

– C’est rare de vous voir ressentir quelque chose, rétorqua-t-il.

Les yeux de son interlocuteur étaient vides, à la recherche de l’insaisissable.

– Vous avez dit quelque chose, Benjamin ?

Ce dernier souriait toujours.

– Non ! Pourquoi ? Aurais-je dû ?

L’autre pataugeait dans les marécages de sa pensée. Il le sentait qui perdait pied ; ses fondements reposaient sur des sables mouvants.

– Euh… Je ne sais pas… il m’a semblé…

En face de lui, Jareth s’amusait de plus en plus.

– Ah ! Savez-vous ce qu’est la Kuné ?

– Pourquoi cette question Benjamin ?

Ses yeux papillonnaient, incapables de saisir celui à qui il s’adressait, incapables de maintenir à flot le navire sur lequel il avait pris place.

– Répondez-moi, s’il vous plaît.

Sa voix lui paraissait discordante, comme s’il chevauchait deux instants à la fois. Sauvez-moi! l’avait supplié l’enfant avant de sombrer dans ses bras. Comment ? lui avait-il demandé. En traversant le miroir, avait-il murmuré. Quel rapport avec la Kuné ? Pourquoi alors le questionner à ce sujet ? Dans sa tête, les pensées se bousculaient à un train d’enfer et il ne saisissait à la volée que les plus distinctes.

– La Kuné était le casque du dieu Hadès. Persée s’en était servi pour approcher Méduse. Est-ce cela que vous désiriez, Benjamin ?

Il n’avait eu pour seule réponse qu’un silence équivoque. Pendant ce temps, le grand miroir ne lui renvoyait que son reflet hagard.

– Benjamin ?

Au même instant, une porte s’ouvrit et celui-ci en surgit.

– Mais, mais… Où étiez-vous… passé ?

– Aux toilettes ! Je trônais et j’ai coulé un bronze. Vous savez. C’est fou ! Mais ça soulage ! Y a-t-il mal à avoir ainsi agi ? Je vous ai demandé la permission. Vous me l’avez accordé. Fermez le ban !

– Ah ! Si vous le dites… Où en étions-nous ?

En face de lui, Benjamin arborait toujours le même sourire en coin, étrange et décalé.

– Je vous avais interrogé au sujet de la Kuné

– Oh !

– Oui ! Mais vous avez oublié un point essentiel. Elle rend invisible son porteur aux yeux de tous, y compris à celui des autres dieux. L’invisibilité absolue, puisque celui qui la revêt échappe même au regard du soleil, Hélios. C’est ainsi qu’Hadès put enlever Perséphone et l’emmener aux Enfers, où il en fit sa reine.

Jareth soupira, il était épuisé sans qu’il puisse se l’expliquer.

– Pourquoi êtes-vous sorti de votre mutisme, Benjamin ?

Ce dernier leva les yeux au plafond. Des tubes fluorescents, borgnes pour certains, à l’agonie pour d’autres, délivraient une lumière sale et bancale. Ils étaient pareils à ces murs repeints dans le temps en rose, devenus gris à force de coups et de mains posées dessus. Par endroit, elle s’écaillait et révélait de grandes taches blanches, parfois creusées par des doigts négligents.

– Quelle vanité ! songeait, ironique, Jareth en repensant aux promenades qu’il avait pu faire avec lui.

– Peut-être que je n’avais rien qui n’aurait pu vous nourrir ? Et vous ? Que feriez-vous d’un tel pouvoir ?

– Pour quoi ? Personne ne peut se rendre invisible. Plutôt, pourquoi en parler, pourquoi l’évoquer ?

Le sourire de Jareth s’effaça. L’être calculateur et froid était revenu ; pitoyable. De nouveau, il s’enferma dans sa tour d’ivoire ; il ne dirait plus un mot. L’autre en face se dépêtrerait dans ses contradictions. Il fouillerait en vain dans cet échange le lieu, l’instant où il était tombé. Il lui avait tendu une perche et elle avait glissé d’entre ses mains, alors il échouerait à saisir l’irréel dissimulé dans ses propos, le rapport à l’image derrière le calembour. Jareth croisa les jambes, négligent, puis se cura le nez avec ostentation, avant d’essuyer l’extrémité du doigt coupable sur l’accoudoir du fauteuil en faux cuir. Ce n’était pas la première fois et ce ne serait pas la dernière. Innombrables, elles s’accumulaient et s’incrustaient au sein des craquelures, comme autant de métastases organiques dans un tissu synthétique ; une tumeur inerte qui ne devait sa survie qu’aux gens qui l’avaient et qui l’auront précédé. Quelles motivations se cachaient derrière ce geste si singulier ? Quelles raisons sous-tendaient leur acte à tous ? Jareth l’imaginait, plus qu’il ne les devinait : ennui, mépris, méchanceté, jeu, nécessité, curiosité. Qui sait ? Peut-être était-il le seul à agir ainsi ; signe de défi ou de mépris. Dans son ventre, de lents mouvements de torsion se mettaient en ordre de marche. Ils ne tarderaient pas à lui arracher grimaces et autres déformations du visage, si leur séance ne prenait pas bientôt fin. L’autre avait compris qu’il garderait le silence, aussi murmura-t-il :

– Vous pouvez vous retirer Benjamin. Nous nous reverrons dans trois jours.

Sans un mot, il se leva, retenant l’air fétide qui s’accumulait et lui tendit une main, dont se saisit l’homme en blouse. Sa poigne, molle et moite, trahissait la peur qu’il lui inspirait. Jareth esquissa un sourire qui s’effaça aussitôt, son visage demeurerait de cire, soufflant l’ignorance et la connaissance comme autant de vents contraires. Il la relâcha bien vite, puis il se saisit du bouton de la porte qu’il tourna avec une lenteur surprenante. Jamais il ne l’ouvrirait. Jamais, il ne quitterait cette pièce. Avec douceur, il se retourna. La séance était achevée, il allait parler. Son regard se porta tout d’abord sur l’homme encore assis. Du col de sa blouse dépassait le nœud d’une cravate mauve ; touche de fantaisie pour se donner bonne figure. Il le détailla de la tête aux pieds, des pieds à la tête, avec des mouvements de vide et d’apesanteur. Soudain, ses lèvres s’entrouvrirent et quelques mots s’en échappèrent :

– Au revoir docteur… comme je vous plains.

Ce dernier s’apprêtait à lui renvoyer sa réponse. Ses lèvres s’incurvaient et sa bouche s’allongeait pour dessiner la première syllabe d’un « pourquoi ». Mais Jareth avait déjà disparu ; il ne demeurait plus que l’immense miroir qui lui faisait face. L’homme en blouse tituba, son reflet en fit autant. Dans le lointain, une porte claqua, – la sienne –, par l’embrasure il aperçut la silhouette de ce patient aussi étrange qu’insaisissable.

– Mais… que…

Il n’acheva pas sa phrase, une stridulation retentit au même instant. Décontenancé, il referma la porte de son cabinet, puis prit place dans son fauteuil ; la main posée sur l’accoudoir. Mais elle n’y demeura pas ; le revêtement était collant et gluant, maculé de déjections nasales. Était-ce un lapsus de sa part ? Il avait échangé sa place avec celle de son patient. Troublé, il se releva et sortit un mouchoir de sa poche qu’il imbiba d’une solution alcoolique. Tout à essuyer sa main poisseuse, il l'imaginait dans son siège ; le téléphone implorait toujours sa présence.

– Allô !

Le morceau de tissu entre les doigts, il visa la corbeille ; il se colla sur le rebord.

– Ah… bien.

Le miroir lui renvoyait un reflet qui n’était plus le sien.

– Entendu… J’arrive dans une dizaine de minutes.

Hébété, il fouilla quelques secondes le tiroir de son bureau et en sortit une petite boite en carton, jaune et bleu, Dolicrane©, d’où dépassait une tablette dépareillée. Derrière ses yeux, un mal insidieux s’installait. Le cachet dans la paume, il le balança dans le fond de sa tasse et le couvrit d’un peu d’eau. Une mousse abondante en émergea bientôt et il avala d’un trait le liquide pétillant. Cependant, à l’instant où il l’avait porté à ses lèvres, il lui avait semblé que son reflet lui avait adressé un clin d’œil.


Texte publié par Diogene, 15 décembre 2017 à 22h57
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