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tome 2, Chapitre 6 « Les Trois Sorciers » tome 2, Chapitre 6

Hélas, même les soins les plus délicats de son amant n’avaient point suffi à chasser de son esprit les murmures entêtants de cet homme qui habitait les miroirs. Toute la nuit, jusqu’au au plus profond de son sommeil, il était revenu le hanter. Ce n’était que des images disparates, des sensations écarlates. L’homme se tenait au milieu du désastre et riait à gorge déployée. Et lui, il était assis contre le corps nourricier de ce démon et autour de lui ce n’était que des traînées de flamme. Au petit matin, il s’était éveillé le premier et sitôt le premier regard jeté à son amant de la nuit, il fut pris d’un violent haut-le-cœur. En cet instant, il aurait arraché toutes les tentures du baldaquin pour l’étouffer et ne plus contempler sa tête de fouine.

– Quel dommage ce serait, un corps si parfait, soupira-t-il tandis que l’inutile pensée achevait de se disperser.

Il eut été fort ennuyeux de se passer des services de l’un de ses mignons et surtout de l’un de ses meilleurs traqueurs. Perdu dans ses pensées, le seigneur Baldavi quitta sa couche. Nu, il s’empara d’une robe de chambre qu’il enfila aussitôt, avant de sortir de la pièce. Dans le couloir, il n’avait pas fait plus quelques pas qu’il tomba nez à nez avec son chambellan.

– Ah ! Monseigneur ! Enfin !

Pâle et défait, l’homme avait le teint couleur cendre.

– Un grand malheur a frappé cette nuit ! Isorine, l’une des préposées aux cuisines. Elle… elle a découvert, ce matin, le corps sans vie de… de…

Trop essoufflé, il ne put achever sa phrase, emportée par une violente quinte de toux. Un mouchoir sur le visage, son seigneur avait reculé de quelques pas afin de ne plus être à porter de ses miasmes.

– Pardonnez-moi, seigneur, s’excusa-t-il. Isorine a retrouvé Alnorio, la nuque brisée. Nous l’avons reconnu, grâce à ses habits. Hélas, sa tête est tombée dans le foyer où les braises l’ont lentement consumé.

À l’évocation de son nom, Baldavi blêmit. Il ne pouvait croire au hasard, surtout pas après sa visite. Était-ce là un avertissement de sa part ? Bien sûr ! Cela lui était d’autant plus douloureux, car il aimait ses mignons et il aurait à convoquer le seigneur Osario, seul capable de retrouver le coupable.

– Quels sont vos ordres, monseigneur ?

– Convoquez maître Osario et que l’on condamne la chambre ! Personne ne doit y entrer ! aboya-t-il.

Il faillit ajouter « ni en sortir », mais la chose était inutile. Le coupable ne pouvait être que ce démon et ce n’était pas quelques pierres et une porte en bois qui le retiendraient. Le chambellan disparu, il lança encore quelques ordres aux valets et aux femmes de chambre, avant de s’enfermer dans son cabinet, furieux. Cet homme était pire qu’un seigneur des enfers. Que ne l’avait-il repoussé lorsqu’il était venu lui murmurer la première fois. Hélas, son souffle avait suffi à le séduire et à le placer sous son emprise. Chacune de ses paroles était une promesse et chacune était une caresse, quand bien même il n’eut jamais le plaisir de goûter sa chair, alors même que ce dernier se délectait de la sienne. Tout à son malheur d’un désir inassouvi et qui chaque jour le consumait un peu plus, le seigneur Baldavi cherchait en lui quelques substituts médiocres et sans saveur. Avachi sur son fauteuil, il poussa un râle profond, plus de résignation que de volupté, car affluait de nouveau cette frustration qui ne cessait de le dévorer. Il se redressa et se dirigea vers la fenêtre. De là où il était, il possédait une vue imprenable sur les remparts de la cité qui abritait en son sein le palais ; joyau du pouvoir.

– Que n’ont-ils pas plus d’ambition que la seule vue de ce court horizon ? pesta-t-il. La paix est mauvaise pour les affaires. Les gens se ramollissent et n’ont plus l’esprit de conquête et de défi.

N’avait-il pas lui-même bâti sa fortune à force d’intrigue et de disparitions, opportunes et mystérieuses ? Seule la présence des disciples d’Ourchosia l’avait jusque là tenu en respect, d’autant qu’il se murmurait que leur colère était aussi terrible que dévastatrice. Cependant, s’il en croyait ce que cet homme de verre lui chuchotait, ces derniers pourraient ne plus être des obstacles à ses rêves de conquêtes. Il aperçut soudain, par la fenêtre, un cavalier sortir des écuries en direction de la ville. Il grimaça, car il avait encore à l’esprit le coût exorbitant du maître teinturier venu restaurer ses tapis souillés par les exploits du seigneur Osario. Néanmoins, s’il devait choisir entre deux maux, il préférait le voir répandre ses miasmes à son attention, plutôt que de le savoir, exercer ses talents, si particuliers, ailleurs. Ainsi plongé dans ses réflexions, il sursauta lorsque l’on frappa à la porte de son bureau.

– Oui ? Que voulez-vous ? s’exclama ce dernier, agacé.

La porte s’entrouvrit et lui parvint la voix du grand chambellan.

– Monseigneur, nous avons exécuté en tous points vos ordres et ramené au château…

Cependant, il hésitait. Il n’osait pas prononcer ce nom de peur de s’attirer une malédiction.

– Amenez-le moi, répliqua-t-il sèchement.

Aussitôt fut introduit un personnage hirsute, à la barbe sale et broussailleuse, vêtu de hardes maculées de boue. Enfoncés dans leurs orbites, ses yeux étincelaient de mille feux, prêts à fondre sur celui qui oserait le défier.

– Tenez-le vous pour dit seigneur Baldavi, cracha-t-il d’une voix rocailleuse.

Il donnait l’impression d’avoir des cailloux dans la bouche et ses r roulaient d’une manière ignominieuse.

– L’on ne me convoque pas ! L’on ne m’invite pas ! Encore moins l’on me supplie ! poursuivit-il. Je viens de mon plein gré, selon mon bon plaisir.

Face à lui, son hôte perdait de sa contenance, malgré ses efforts pour ne rien en paraître.

– Vous n’êtes qu’un sot, seigneur Baldavi ! Et parce que vous l’êtes, vous recevrez mon aide.

Mal à l’aise, Baldavi observait avec un mélange de fascination et d’horreur les grotesques gesticulations du pouilleux qui lui tenait tête. Soudain, sa main plongea dans une bourse ceinte à sa taille et en sortit un petit tas de sable noir.

– Seul à seul, nous y serons bien plus à l’aise pour converser, susurra-t-il en soufflant dessus.

Aussitôt, une épaisse brume obscure les enveloppa et les déroba aux regards des gardes et du chambellan.

– Ah quelle maladresse ! Nous n’avons ni table ni chaises, encore moins de quoi sceller… Non, non ! Ne vous gênez pas pour nous, nous saurons vous contenter.

Joignant l’élégance à la parole, sous l’œil méduse du seigneur Baldavi, trois fauteuils et une chaise surgirent du néant accompagnés d’une table finement sculptée, sur laquelle reposait un carafon et quelques tranches de pain de Lindy.

– Prenez place ! Nous ferons de même.

Le ton n’admettait aucune réplique. C’était un ordre dans un écrin de velours. Le seigneur Baldavi obtempéra et s’assit dans la chaise. Que pouvait-il faire d’autre, sinon subir et se résigner ? Alors, dans une chorégraphie aussi funeste que savante, l’homme se dédoubla par deux fois. Parvenus trois, ils prirent place, un sourire narquois sur les lèvres.

– Pourquoi nous avoir convoqués, seigneur Baldavi ? ronronnèrent les voix.

Ce dernier déglutit avec difficulté. Chacun de ses mots serait pesé, disséqué. Il prit une grande inspiration, puis dans un souffle formula son vœu.

– Je désire la potion du Rêve qui me permettra de capturer l’enfant des Ténèbres.

Les trois hommes le scrutaient. Leurs regards, de même que leurs visages demeuraient indéchiffrables.

– Seigneur Baldavi. L’homme en noir a chuchoté à votre oreille, murmura le plus jeune.

– Vous vous êtes soumis à sa volonté, chuchota le second.

– Et vous venez de sceller votre destinée, acheva le plus âgé.

– Qu’il en soit donc ainsi, nous allons vous confectionner l’Onirium, l’élixir de la nuit. Sachez que tout à un prix, seigneur Baldavi, ronronnèrent-ils en chœur.

Tour à tour, ils se levèrent et déposèrent sur la table une petite bourse en cuir, râpée et desséchée. Puis, chacun s’empara d’un verre dans lequel ils versèrent un doigt de vin auquel ils ajoutèrent une goutte de leur sang, avant d’inviter leur hôte à en faire autant. Celui-ci hésitait, mais il n’en saisit pas moins la dague effilée qu’ils lui tendaient. Alors, d’un geste sûr, il s’entailla le pouce et libéra, dans chacune des coupes, une goutte de vermeil ; une pour chaque présence.

– Fort bien, seigneur Baldavi. Scellons ce pacte à présent.

Et tous prirent leur verre et le portèrent à ses lèvres.

– Clothios prendra l’helleborus nigredo. Lachesios y ajoutera le papaver albedo et enfin Atroios l’achèvera en y adjoignant l’hyascyamus citrinitas, murmurèrent-ils en chœur.

Le dénommé Clothios se saisit alors d’un mortier, qu’il façonna à partir du vide, et y déversa le contenu de sa bourse et l’atmosphère fut envahie par les lourds et capiteuses effluves de l’helleborus nigredo.

– Que s’ouvrent les portes de la folie, susurrèrent les trois ombres.

Puis Lachesios y ajouta le papaver albedo, qui plongerait sa victime dans le sommet éternel.

– Que plonge l’âme dans le noir esprit.

Ses gestes étaient ralentis par l’épaisseur de l’atmosphère qui se densifiait à mesure que le temps avançait. Enfin, il eut fini et céda la place à son frère aîné qui, de sa bourse, en tira les fleurs de l’hyascyamus citrinitas. Au creux de sa main, il les pressa et le jus coula dans le mortier. Pendant ce temps, Clothios et Lachesios avaient façonné la fiole dans laquelle Atroios versa la liqueur.

– Voici, seigneur Baldavi : le Noctum Al-Iksyr. Grâce à lui, tu pourras plonger dans le rêve de l’enfant des Ténèbres et accomplir la destinée qui t’est promise.

Les yeux de ce dernier brillaient de désir et de concupiscence. Puis il se saisit du précieux flacon, cependant que les trois hommes qui n’en étaient plus qu’un l’arrêtèrent d’un geste.

– Souviens-toi, seigneur Baldavi ! Toute à chose à son prix.

– Que…

– Nous ne dirons plus un mot, murmurèrent-ils tandis que se délitait le sombre cocon.

Entre ses doigts, il tenait une fiole où s’agitait la substance rêve.


Texte publié par Diogene, 4 décembre 2017 à 21h49
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