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tome 2, Chapitre 4 « Train Spécial 767 » tome 2, Chapitre 4

Il était tard, trop tard, il faisait noir et le sommeil, traître, le tétanisait. Nyx l’attirait à elle et, étendu dans son lit, il ranimait sa mémoire. Aurait-il pu ? Aurait-il dû ? L’aurait-il seulement su ? Il était inutile de retourner une lame qui lui entamait déjà, que trop profond, les chairs. L’entropie augmentait et son ascension était irréversible. Trop de bris, trop de coups, trop de maux, trop de corruption, l’âme de ce monde était souillée. Les apprentis sorciers menaient la danse, se réclamant de leurs dignes ascendants. Mais ils n’étaient que des lâches, marchands d’esclaves et d’images trop parfaites. Allongé, l’homme jura lorsque se referma sur lui la chrysalide de ses souvenirs.

Un air frais et humide s’insinuait sous ses épaisseurs et le faisait frissonner. À plusieurs reprises, il avait réalisé ce pèlerinage. Pourtant dès qu’il avait posé le pied dans le train en partance pour Hanovre, celui-ci avait pris une saveur différente ; une saveur acide et métallique prononcée, et il s’était mis à douter. C’était un goût de sang et de peur. Puis, l’indiscipline et la présence de ses collègues aidant, la sensation nauséabonde avait disparu et lui avait offert une place de choix au brouhaha des conversations aussi inutiles qu’inintéressantes. Le trajet ne lui avait été guère profitable, non plus qu’à lui, du moins sur la portion qui les avait conduits jusqu’à ces quelques kilomètres par-delà la frontière. En effet, le voyage entre Hanovre et Cracovie avait eu lieu de nuit ; mille kilomètres de plaines et de forêt traversées par un cheval de fer. Avait-il rêvé pendant son sommeil ? Sans doute, car, à son réveil, sa couchette n’en était plus une et à la place se dressait un champ de ruine. À son chevet se tenait Paloma et il n’avait guère apprécié ce qu’il apercevait dans son regard.

– Boris… avait-il murmuré, encore gourd.

Paloma avait acquiescé, la mine sombre, et il s’était levé d’un bond, cependant qu’elle l’avait coupé net dans son élan.

– Ils sont avec moi, lui et sa bande.

Jareth avait eu un sourire contrit. Il n’ignorait pas combien elle pouvait se montrer redoutable et intraitable.

– Que s’est-il passé ? avait-il marmonné, nerveux.

Un pli soucieux avait alors barré le front de sa collègue.

– Je n’ai pas très bien compris. De ce qu’il surnageait entre plaisanteries graveleuses ou douteuses et massacre littéral, ils l’auraient retrouvé prostré au milieu d’un couloir, les yeux grands ouverts, en train de psalmodier une prière en vieux yiddish.

À ces mots, Jareth avait sursauté. Il nourrissait depuis quelque temps des soupçons à son égard, en même temps qu’une forme toute particulière de fascination ; un phénomène d’écho ou de résonance, tant il sentait leurs âmes proches.

– Du vieux yiddish ! s’était-il exclamé d’une voix étouffée. Mais comment, diantre, ont-ils pu reconnaître cette langue ?

Paloma avait eu un reniflement de mépris.

– Peut-être ont-ils, une fois n’est pas coutume, porté leur attention ailleurs que sur les raclures qui maculent les fenêtres. Enfin, toujours est-il qu’ils m’ont juré, grands dieux, l’avoir entendu répéter en boucle quelque chose comme VéliyérouchlaIm mévassère

étène. Pardonne-moi mon accent épouvantable.

– Où est-il à présent ? s’était-il alors enquis, même s’il anticipait la réponse de sa collègue.

Paloma avait esquissé un sourire.

– Dans le compartiment d’à côté. Il n’a pas rechigné lorsque je l’ai emmené avec moi et encore moins protesté quand j’ai ajouté que tu ne serais pas loin. Au contraire, malgré le vide qui habitait ses yeux, il m’en a été très reconnaissant.

– Merci, Paloma, avait-il soupiré en s’étirant. Est-ce que… euh…

– Oh bien sûr ! avait-elle ri tandis qu’elle se retirait.

Dans le compartiment, Jareth s’était assis en face de lui. Paloma éclipsée, elle s’en était allée rejoindre Boris et sa bande à qui elle avait promis une punition appropriée à leur retour. Cependant, le train roulerait encore une heure avant d’atteindre la gare de Cracovie.

– Où es-tu ? lui avait demandé Jareth.

– Avec vous, avait murmuré l’enfant en écho.

– Tu ne me réponds pas, avait-il insisté.

– Je ne peux pas. Il fait trop froid et trop noir.

Il avait alors médité quelques instants ses paroles.

– Qu’entends-tu autour de toi ?

– Seulement le vent qui hurle et des gémissements lugubres. Parfois, ce sont des respirations haletantes qui s’interrompent soudain pour ne jamais reprendre. À ce moment-là, je sens qu’‘on remue des choses molles. Elles raclent le sol, trébuchent puis demeurent ainsi, car plus personne n’a de force.

L’enfant s’était soudain interrompu, le visage déformé par la colère.

– et… et je le déteste, avait-il ajouté d’une voix sombre.

Jareth avait été surpris par le contraste entre la tournure enfantine et la rage qui sourdait dans son ton. Avec prudence, il avait détourné le flot de haine.

– Que sens-tu ?

– Le froid ! Il fait si froid ! Plus rien n’a d’odeur, même pas les excréments qui s’entassent ou les cadavres qui s’amoncellent. En fait, tout cela ne fait sens qu’à l’instant où ils ouvrent les portes en grand et nous aveuglent de leurs torches. Ceux, qui en sont encore capables, sont de corvées et évacuent les charognes. Dehors l’air est envahi par une fumée grasse et écœurante. Elle est si répugnante que rares sont ceux qui quittent le lieu. Mais on ne leur donne pas le choix. Les ordres pleuvent, brutaux ; ce sont leurs premières armes. Je ne les entends pas. Je ressens seulement le claquement cinglant de leur langue. Ce n’est plus un langage qu’ils emploient. Ce qui jaillit de leurs bouches est, par trop, répugnant… pire que la mort.

À côté de lui, Jareth avait réprimé avec de plus en plus de difficultés la peur qui l’avait peu à peu envahie, alors que lui était revenu ce singulier échange entre Lemmy et Alpha-60, la conscience électronique suprême d’Alphaville : quel est le privilège des morts ? Ne plus mourir. En cet instant, il aurait ajouté : ne plus rêver également.

En face de lui, l’enfant n’avait desserré ni les poings ni les dents.

– Il n’y a plus de mot pour dessiner l’abomination. Ils ne sont que mensonges et trahisons. Mensonges ! Mensonges ! Tout n’est que mensonges !

Il avait presque hurlé et des larmes perlaient au coin de ses yeux. Impuissant, Jareth était demeuré muet face à sa métamorphose. Ses mains devenaient celles d’un fauve, sa peau se couvrait d’une fourrure épaisse et drue tandis que son corps grandissait démesurément jusqu’à ce que sa tête touchât le plafond du compartiment. De son visage, ne restait que les yeux, ils étaient le dernier vestige de son humanité, baignés par des larmes amères de désespoir.

– Allez-vous-en, professeur ! l’avait-il supplié. Partez !

Mais au lieu de s’exécuter, il était resté. D’une manière aussi grotesque qu’inquiétante, il n’avait éprouvé aucune peur face à cette révélation en devenir.

– Comment t’appelles-tu ? avait-il murmuré.

Surpris par l’incongruité de la situation, l’enfant avait ouvert des yeux immenses.

– Pourquoi ne vous enfuyez-vous pas, Jareth ? Alors que je pourrai vous mettre en pièce, grogna le fauve.

– Tu esquives, jeune homme.

L’enfant avait ri, mais son rire sonnait faux.

– Vous non plus, professeur.

Il s’était tu.

– Moi non plus. Il est vrai, car c’est une question qui n’en est pas une.

Sa tête touchait toujours le plafond et Jareth n’en avait pas moins soutenu le regard profond.

– Quel est ton nom ? avait-il répété. Je t’ai déjà donné le mien…

Vaincu, l’enfant sourit et dévoila des rangées de crocs luisants.

– Pourquoi n’as-tu pas fui ? feula-t-il.

Jareth avait relevé le changement de ton et surtout le passage du vouvoiement au tutoiement.

– Parce que je suis ton semblable, avait-il chuchoté à l’adresse de son élève. Bien que je ne puisse l’expliquer.

– Moi non plus, Jareth. Cependant, une promesse est une promesse et je respecte toujours ma parole.

Le visage de l’enfant était presque méconnaissable ; mélange de traits humains et lupins. Seuls ses yeux n’avaient pas changé avec leurs contours bleutés et leurs reflets mordorés. Soudain, de son gosier, avait jailli une plainte lugubre et déchirante. Elle lui rappelait les landes marécageuses et brumeuses qui jouxtaient la forêt de son enfance.

– Est-ce là ton nom ? l’avait interrogé Jareth.

L’enfant avait acquiescé.

– Dans ta langue, il signifierait « Celui qui entend et murmure dans les ténèbres ». Ce n’est qu’une approximation, car nos ténèbres sont aussi dissemblables que peuvent l’être l’eau et le feu.

Jareth était demeuré muet, ému par la confession de son élève. Comme ce mot sonnait drôle à présent. Pendant ce temps, celui-ci recouvrait peu à peu silhouette humaine. De la créature monstrueuse, qui lui avait fait encore face quelques minutes auparavant, n’était restée que quelques touffes de poils éparses et peut-être des dents un peu trop pointues. Recroquevillé au milieu de ses vêtements déchirés, l’enfant s’était blotti entre les bras de son professeur.

– Merci.

Au même instant, un sentiment de vide l’avait saisi ; il était devenu l’enfant.

– Où sont tes sou…

– Non ! s’était écrié l’enfant. Ne me posez pas la question !

Il avait repris le vouvoiement et Jareth n’avait pas insisté, se contentant d’une remarque sur sa tenue peu adéquate.

– Professeur ! avait-il soudain murmuré alors qu’il enfilait des vêtements propres. Ne… ne…

Mais il n’avait pas été plus loin et avait glissé sa main d’enfant dans celle de celui qui aurait pu être son parent.

Jareth ferma les yeux pour mieux les rouvrir sur une chambre vide. Au-dehors, il entendait le chant des chats-huants qui hululaient à tous les vents. Il se demandait combien de temps encore, il soutiendrait le masque affable du mensonge qui lui tenait lieu de visage.


Texte publié par Diogene, 14 novembre 2017 à 21h59
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