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tome 1, Chapitre 46 « Bhagavad-Gita » tome 1, Chapitre 46

Charriés, traînés, bousculés, les corps l’étaient sans ménagement. Les gestes, tous identiques, étaient accomplis avec une précision toute mécanique par des êtres semblables à des zombies faméliques, dont les regards n’avaient plus rien d’humain.

– Eins, sechs, acht, fünf, eins, sieben ! Schnell !

Même les noms n’existaient plus, substitués par une suite de chiffres anonymes.

Les vivants tiraient les morts hors de la chambre, puis nettoyaient cette dernière de ces excréments et autres humeurs répandus sur le sol ; tout devait être propre avant le prochain recommencement. Jetés sans ménagement dans une brouette au milieu de ces poupées sans vie, l’enfant, les yeux grands ouverts, contemplaient le ciel. Des nuages y dansaient et dessinaient des fresques irréelles. Ils lui rappelaient son propre monde avec ses vallons et ses monts, ses villages perdus dans des paysages sauvages et ses forêts sans âge ; un monde vivant, calme et harmonieux qu’un jour avait brisé un cavalier, un homme aux yeux de braise et de jais. Aujourd’hui, il l’avait retrouvé malgré sa propre faiblesse. Hélas, son regard s’obscurcissait déjà, car quelqu’un se penchait sur lui. C’était l’un de ces êtres fantomatiques qui, sous les coups de trique de ses bourreaux, s’en allaient explorer doigts et mâchoires. L’enfant les observait, témoin muet, errer, arrachant, qui une bague, qui une fausse dent, avant de charger de nouveau les corps rigidifiés, semblables à des poupées de papier mâché. Lui-même fut balancé sans ménagement dans une brouette et conduit, dont il avait deviné les immenses cheminées qui crachaient une fumée noire et grasse. Ce n’était jamais leurs bourreaux qui agissaient, ils demeuraient simples contemplateurs de l’horreur, tandis que leurs futures victimes étaient là pour porter leurs fardeaux. L’homme en noir lui avait dit la vérité et il sentait le désespoir le gagner, en même temps qu’il entendait son rire se répandre autour de lui.

– Naïf que tu es. Patience, lui murmurait-il à l’oreille.

S’ouvrit alors une gueule noire dans laquelle rugissaient des flammes qui avalaient et réduisaient en cendres tout ce que l’on enfournait dedans. La tête renversée sur le côté, il apercevait de nouveau ces créatures erratiques ramper à l’intérieur et en ressortir couvertes de chair et de graisse calcinée, poussant devant eux des restes osseux. Puis on le jeta dans le four et la porte claqua derrière lui. Noir ! Tout n’était que noirceur, hormis cette lueur orangée qu’il devinait grandir et qui bientôt allait les engloutir. Soudain, le feu mugit, les flammes montaient et s’emparaient des corps, de ce corps qu’il habitait, qu’elles transformèrent aussitôt en un océan de souffrance qui libéra sa conscience.

– Hé, les gars ! Venez ! On va jouer aux juifs et aux nazis, ricanait Boris, ses lieutenants autour de lui.

Ils avaient profité de l’inattention des guides et des enseignants pour se faufiler jusqu’aux sinistres douches. Hilares, ils parodiaient la marche des victimes jusqu’à ce qu’ils l’eussent découvert, le regard vide, dans l’une des salles. Effrayé, Maxence, un grand échalas au visage mangé par l’acné, l’avait aperçu le premier alors qu’il venait de pénétrer dans le bâtiment. Il s’avançait à la manière de ces spectres qu’il avait croisés dans des livres et dans des films, au cours desquels il s’endormait. Au début, il l’avait suivi, tout en imitant de façon obscène sa démarche saccadée, puis s’en était retourné vers Boris, tout sourire.

– Vrai ?

– Vrai ! avait renchéri Maxence, le visage ravi.

Une lueur mauvaise s’était alors allumée dans le fond de ses yeux.

– Enfin, avait-il murmuré.

Ce fut ainsi qu’ils s’étaient faufilés, les uns derrière les autres, dans le vaste complexe à sa recherche. Il eût été plus sage de ne rien en faire. Hélas lorsque la haine et la peur s’entremêlaient, alors il n’était plus de raison qui tenait.

– J’crois que j’lai trouvé, gloussa soudain l’un s’empressant de rameuter le reste de la bande d’un signe de la main.

En effet, l’enfant s’était déshabillé dans l’un des vestiaires. Il avait abandonné ses vêtements en tas sur un banc et maintenant se dirigeait vers l’antichambre de la mort. Boris eut un sourire mauvais en l’apercevant.

– Venez ! Z’allez m’aider les gars ! Ces portes n’ont pas bougé d’là d’puis trop longtemps.

Mais au lieu de rires et de ricanements, ce fut un silence gêné qui lui répondit.

– Tas d’mauviettes ! glapit ce dernier. Et après, ça veut faire encore parti de m’bande !

Ses yeux luisaient et une joie mauvaise, mélange de sadisme et de cruauté perverse, qu’aucun d’entre eux ne lui connaissait exsudait par tous ses pores. Ce fut le moment qu’il choisit pour brandir sous leur un petit carnet noir.

– Toi, Thomas ! Désirerais-tu que je révèle, à la cour de récréation, qu’encore à ce jour, tu suces ton pouce ? Toi, un grand gaillard comme toi, de presque 17 ans. Ou toi ? Qui fait toujours pipi dans son lit la nuit.

Il égrainait, inlassable, sûr de lui, ses piques humiliantes. Toujours ainsi il agissait et maintenant au creux de sa main sa meute. Aussi, lorsqu’ils eurent tous bien que d’un mot il serait capable de les briser, ils le suivirent comme un seul homme et refermèrent la lourde porte d’acier sur l’enfant, dont les yeux fixaient les pommeaux d’argent.

Au début, il ne se passa rien, sauf peut-être un léger grattement.

– C’est même pas drôle, maugréa Blaise. Il ne se débat pas ni…

Il n’acheva jamais sa phrase, car un hurlement inhumain déchira soudain le silence.

– Tu disais, mec ? grinça Boris. Pour ta peine, va donc voir ce qu’il fabrique à l’œilleton.

– Mais…

Cependant, le regard noir que lui lança son chef le dissuada de poursuivre et il se risqua à s’approcher du hublot. Néanmoins, il n’eut pas fait quelques pas que celle-ci vola, emportant avec elle le garçon, avant de s’écraser en face sur le mur de briques sales.

– Pardon, Paloma, mais je ne le vois plus.

À sa mine inquiète, elle balaya du regard l’assemblée et étouffa de peu un juron.

– Nom de nom, où sont donc passés Boris et sa bande de petits morveux ? chuchota-t-elle.

Pendant ce temps, leur guide poursuivait ses explications, indifférent à l’absence de quelques éléments turbulents. Paloma se glissa jusqu’à son collègue et lui murmura quelques mots à l’oreille, puis se retira. Au passage, elle attrapa par son bras de chemise la conseillère d’éducations.

– Quoi ! Que se passe-t-il encore ? s’exclama-t-elle d’une voix étouffée. J’espère que vous avez une bonne raison pour m’interrompre au milieu de cette conférence.

Paloma sentait la colère la submerger. Cependant, il était inutile de déclencher un esclandre en ces lieux si chargés d’histoire.

– Sept élèves ont disparu, dont môssieur Vigelin et sa petite bande. Nous craignons qu’ils ne se soient, encore une fois, pris à cet élève.

Elle avait élevé le ton sur ce dernier mot. La conseillère ne put réprimer un soupir d’agacement à son évocation. Néanmoins, le regard noir que lui lança Paloma mit un terme immédiat à toutes ses velléités.

– Soit ! Allons les chercher et nous prendrons les mesures disciplinaires nécessaires, grommela cette dernière.

– Vraiment, grinça Paloma, l’œil torve.

Jareth était déjà parti à la recherche de son protégé. D’instinct, il savait où aller. Cependant, le camp était immense et lui fallut pas moins de dix minutes pour s’y rendre. Des chambres à gaz s’élevaient des hurlements stridents. Il courut en direction des cris, mais à peine eut-il parcouru la moitié du chemin que ceux-ci cessèrent. Ne lui parvenaient plus que des bruits de pas étouffés et des halètements. Il aperçut une silhouette informe qui rampait sur le carrelage au milieu d’une flaque écarlate. Il reconnut Thomas, une petite frappe, dont il avait, en vain, à plusieurs reprises signalé le comportement. Il tenait son bras droit à hauteur de l’épaule, du moins ce qu’il en restait. Avec douceur, il se pencha sur lui.

– M’sieur, m’sieur,… ambre… az à l’inté…

Sa vie venait de s’enfuir. Surmontant son dégoût, Jareth s’avança à tâtons dans la pénombre, percée de trop rares lumignons. Dans la pâle lueur spectrale, il ne devinait que trop le carnage quand, dans le fond, il aperçut une ombre titanesque. Sa tête touchait le plafond et ses yeux luisaient pareils à ceux d’un démon. Dans sa main gauche, il tenait une chose ronde d’où pendaient des filaments de chair. Cependant, la peur l’avait quitté, car du mufle de ce monstre sans nom s’écoulaient des larmes de cristal qui tintaient lorsqu’elles s’écrasaient sur le sol.

– Désormais, je suis la mort, le destructeur des mondes, gronda le fauve alors qu’il fixait l’homme qui lui faisait face.


Texte publié par Diogene, 4 septembre 2017 à 09h03
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