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tome 1, Chapitre 43 « Arbeit Macht Frei » tome 1, Chapitre 43

L’aurai-je deviné, que je ne l’en aurai point dissuadé ? Même en cette heure, en laquelle je couche ces quelques mots, je demeurerai incapable de trancher. Au fond de mon âme, aucun regret ne me hante. Ai-je tort ? Ai-je raison ? Ce serait un débat sans fin, stérile et inutile. Il ne m’appartient point d’apporter une réponse, ce sont les lois de ce monde, ses critères moraux qui en décideront. Je refuse désormais de faire un pas de plus dans ce chemin qui, depuis longtemps, n’a plus été jamais le mien. Suis-je innocent ? L’ai-je été seulement ? Et lui ? Personne ne pourra lui intenter un procès, la chose serait par trop grotesque ; lui qui veille sur ce monde au milieu duquel croît cette espèce qui s’autoémerveille. Il nous a tendu un miroir et au lieu de nous en saisir pour voir, nous l’avons brisé de peur d’entrevoir la vérité.

Épuisé, assis seul à son bureau, l’homme relâcha sa plume qui chut dans un bruit sourd, sur le sous-main en cuir. Il n’avait été entendu qu’en qualité de témoin et cela avait suffi à le salir de manière définitive. Anaïs, elle aussi, était partie. Cependant, il n’en gardait aucune rancune. Il savait la chose inéluctable, même bien avant leur mariage. Toutes ces années, ils avaient marché l’un à côté de l’autre ; chemins parallèles qui ne se croiseront jamais. Il ferma les yeux et s’efforça de rassembler tous ses souvenirs de cette journée tragique.

Le voyage en train avait eu lieu de nuit. Depuis les terres noires de l’Allemagne, il avait franchit vers minuit la frontière polonaise et commencé la traversée d’un pays à l’histoire aussi tragique que chaotique. Le lendemain matin, un épais brouillard les accueillait à la gare de Cracovie. De là, embarqués à bord de trois autobus, ils étaient partis en direction de la ville d’Auschwitz. Jareth s'était installé dans celui où il avait lui-même pris place , échangeant la sienne avec Paloma. Il ne savait pas de quelle manière il réagirait face à ce qui demeurait du témoignage de Primo Levi. Bien qu’il fut à plusieurs rangées de lui, il ressentait le trouble qui l’agitait, même s'il ignorait tout des causes de son malaise. Au cours de la dernière demi-heure que dura le trajet jusqu’au cap, le silence fut de circonstance ; les élèves se contentaient de jeter des œillades inquiètes à la plaine noyée par la brume, se demandant quels démons pouvaient se tapir entre ces murs. Tassé au fond de son siège, l’enfant demeurait silencieux ; mutique, ses yeux étaient rivés sur la moquette qui tapissait les autres ; une horrible fourrure brune qui sentait le savon bon marché. Lorsque le car avait enfin marqué l’arrêt et que tous furent descendus, il fut le dernier à sortir, le nez baissé. Jareth le surveillait, de loin. Il n’interférerait pas dans le combat qu’il menait avec… sa conscience ?

En fait, il n’était déjà plus là. Sitôt le pied posé sur cette terre souillée, il avait été happé.

– Schnell ! Schnell !

Les ordres fusaient tandis que des hordes faméliques et fantomatiques surgissaient des wagons, que des hommes en uniformes vert-de-gris ouvraient avec brutalité. Enfants, vieillards, handicapés, faibles hommes ou femmes, tous étaient séparés en deux colonnes, sous les huées et les coups de bottes des soldats. Seule son âme avait voyagé, cependant il ressentait jusqu’au plus profond de son être l’impitoyable morsure du froid, accompagné d’une bise aussi mortelle que glacée. Soudain, une main s’abattit sur son épaule et le souleva de terre, pour mieux le rejeter en arrière. Poupée de sons et de sang désarticulée, son corps fut projeté contre les barbelés électrifiés.

– Du hörst keine Aufträge, aboya un SS qui le ramassa sans ménagement, lui arrachant un grondement de fauve, comme de la chair demeura prisonnière des crocs de métal. Avec lenteur, il leva son visage vers son bourreau. Il crut un instant reconnaître les traits de l’homme en noir, surtout son sourire écarlate. Mais une violente gifle mit un terme à son insubordination. Dans sa bouche, du sang coula, quelque chose de dur se détacha. C’était une dent ; une dent blanche mouchetée de carmin qui s’écrasa sur le sol. L’enfant releva encore une fois la tête et découvrit le masque sadique d’un officier de la SS.

– Bin dir noch böse ? ricana ce dernier en lui balançant un formidable coup de pied dans la mâchoire, achevant de briser ce qui ne l’était pas encore.

Puis il le saisit par le col déchiré de sa chemise et l’envoya rejoindre les fantômes de la faim. Dans leurs yeux ne se lisait rien d’autre que la famine et la bestialité, toute trace d’humanité les avait désertés. Néanmoins, on les conduisit à des baraques chauffées où on leur distribua un quignon de pain dur. Pendant ce temps, un officier s’excusait pour les mauvais traitements qu’on leur avait affligé à leur arrivée, tout en leur expliquant qu’ils seraient bientôt appelés pour se rendre aux douches.

L’enfant ne comprenait pas un mot des paroles aboyées par le Kapo. Cependant, il n’en avait nul besoin tant son ton et son être suaient le mensonge. Hélas, dans ce corps qui n’était pas le sien, il demeurait impuissant. Soudain, l’homme se tourna vers lui et lui glissa à l’oreille :

– Comprends-tu enfin pourquoi ? Ah, ah, ah !

L’enfant serra aussi fort, que le lui permettait ce petit corps affaibli, les poings, ravalant sa haine et sa peine.

– Achtung ! Achtung ! Er ist die Stunde, in die Dusche zu gehen ! glapit un autre officier, rentré peu de temps auparavant.

Celui-ci ouvrit une porte au fond du baraquement puant et, à renforts de grands gestes, il encouragea la masse à se mouvoir. Apeurée, elle obéissait sans protester et sortait en rang comme on le lui ordonnait, face au chalet de bois. Des chemins de traverse, palissés de bois, serpentaient dans la brume épaisse. Perchés en haut des poteaux, entre des miradors dont il devinait la présence, de larges abats de fer distillaient une lumière soufrée qui se coagulait dans l’air saturé d’humidité. Cependant, il distinguait avec netteté les immenses cheminées de briques rouges qui vomissaient leurs interminables flots de fumée noire et grasse. Il n’osait en découvrir l’origine, car l’esprit de celui qu’il possédait était prisonnier d’un trauma qui ne connaissait aucune fin. Soudain, la colonne humaine se mit en ordre de marche, erratique, maladroite. Lorsque l’un chutait, l’autre le relevait ; dernier rempart d’humanité face à la cruauté et la bestialité. Sur les panneaux peints en blanc, des pancartes fléchées proclamaient :

Desinfektion

Combien de temps marchèrent-ils ainsi ? Il ne comptait pas, il ne pensait pas, seul demeurait l’homme en noir. Obsédé, chaque fois qu’il croyait l’apercevoir celui-ci se dérobait à son regard. Enfin, la masse découvrit de larges bâtiments de briques et de bétons, aux murs lavés de chaux, devant les lesquels se tenaient plusieurs soldats. L’un d’entre eux s’avança de quelques pas.

– Jetz ! Sie werden in die Garderoben eintreten und Sie ziehen aus. Dann, werden Sie in die Desinfektion dusche gehen.

L’homme qui leur gueulait ses ordres eut un sourire mauvais lorsque, balayant la masse humaine, son regard croisa celui de l’enfant.

Bientôt, bientôt… ah, ah, ah !

Son rire se déversa en cascade dans son esprit tandis qu’ils se bousculaient pour

entrer dans les vestiaires. À l’intérieur, des bancs et des crochets d'acier couraient le long des murs en fer. En silence, apathiques, tous se déshabillaient. Cependant, tout occupé qu’il était à ôter ses hardes, son attention fut retenue par la lourde porte en acier bleutée, percée d’un œilleton, qui les dévorait du regard. Puis, alors qu’ils étaient nus, on les invita à pénétrer dans la pièce de faïence blanche. Tout avait l’apparence d’une banale salle de douche, avec ses pommeaux suspendus au plafond et ses lucarnes. Dans un grincement sinistre d’acier mal huilé, la mâchoire de métal se referma sur eux. Anxieuse, la masse commençait à perdre de sa cohérence. Elle hurla lorsque, au lieu d’une eau glacée ou brûlante, une fumée blanche et suffocante jaillit des innocentes poires de zinc, devenues instruments de mort. Une douleur incommensurable brisait chacun des corps présents. Chaque inspiration était un torrent de feu qui se déversait dans les poumons des malheureux. Autour de lui, ce n’était plus qu’un royaume hanté par des morts. Une odeur de peur et d’excréments flottait dans la pièce tandis que les plus robustes hurlaient encore. Lui-même sentait la vie de l’être qu’il habitait s’éteindre. Des papillons blancs dansaient devant ses yeux. Combien de temps resterait-il encore ainsi ? Prisonnier de ce corps désarticulé, les yeux grands ouverts, il aperçut un spectre. C’était la mort, visage dévoré par d’immenses orbites vides.

– Commences-tu enfin à comprendre ? susurrait le fantôme qui, malgré son absence de lèvres, souriait.


Texte publié par Diogene, 15 août 2017 à 12h30
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