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tome 1, Chapitre 40 « Le Monstre entre les Murs » tome 1, Chapitre 40

Les choses allaient. Les choses venaient. Dans l’établissement, des bruits couraient, plus ou moins insistants, plus ou moins violents, mais toujours lancinants. La rumeur a cela d’insidieux qu’elle est sourde et aveugle à toute velléité de la vérité, et Benjamin le savait. Chaque mot, chaque parole qu’il prononcerait serait moulé, déformé, alimenterait cet incendie allumé par quelques cœurs jaloux et perfides. Dans la salle de repos, il se sentait encore plus seul qu’auparavant ; lui qui n’était guère enclin à se nouer avec les autres. De temps à autre, il bavardait, échangeait de quelconques propos avec ses collègues, pour s’en désintéresser aussitôt. Assis sur un canapé, le dos à la porte, il tenait entre ses mains les manuscrits de son élève ; étude de « La Machine Infernale » et « Si c’était un Homme ». La veille, Anaïs s’était absentée pour quelques jours pour son travail. Il avait alors jeté son dévolu sur un vieux film, remisé depuis trop longtemps au fond d’un placard, Alphaville, Une étrange aventure de Lemmy Caution de Jean-Luc Godard. Singulière sensation que de le revoir, puis tracer les parallèles entre son époque et la sienne, située à plusieurs années-lumière. Son élève, serait-il ce recueil de poèmes de Paul Eluard, Capitale de la Douleur ? Lequel participe à la chute d’Alpha 60, le cerveau électronique qui règne sur la ville. Benjamin sourit à ce trait d’esprit, tant le phalanstère des têtes, bien faites et bien pleines, et ses armées de fonctionnaires, zélés et carrés, ressemblaient à cette lugubre et froide boite électromécanique, à la voix éraillée et sifflante. La chose n’était pas si lointaine dès lors que l’on prenait la peine de se plonger dans les manuels, dits pédagogiques, truffés de termes obscurs et absurdes, où chaque mot familier était remplacé par une litanie d’expressions absconses. En fait, comme ces ouvrages que jamais il n’ouvrait, il n’allait plus s’enfermer dans les salles noires, hors quelques rares occasions lorsque sa compagne insistait de trop. Solitaire parmi ses collègues, il ne partageait presque rien avec eux et l’arrivée de cet élève achevait un travail de sape, commencé dès son entrée en ces lieux.

– Que fais-tu ? s’enquit soudain une voix haut perchée, une paire de gobelets en carton entre les mains. Voici du thé ! Tu ne saurais refuser, Benjamin ; il vient de Java.

En effet, il ne pouvait, surtout de la part de cette personne. Paloma était bien l’unique personne à oser s’approcher de l’anachorète qu’il était. Il leva les yeux et croisa ceux de cette femme, dont le regard n’était que mépris pour ce lieu aux allures de basse-cour.

– Volontiers, murmura ce dernier. Tu sais pertinemment que ta présence est toujours la bienvenue.

– Hélas, je pars bientôt et tu te retrouveras seul sur ce navire à la dérive, à moins que toi aussi tu ne mettes les voiles. Benjamin, tu possèdes la vocation et tu dépéris entre ces murs.

– Sans doute.

Sa main vole et se saisit du gobelet ; des feuilles froissées flottent au-dessus de la surface ambrée.

– Mais il y a lui, ajouta-t-elle soudain à voix basse, un index pointé sur le tas de copies qui traînaient sur la table.

Benjamin opina.

– Fais bien attention, les sycophantes, aux langues bifides, ne sont jamais loin et leur verbe est aussi acéré qu’affûté. Ils se colportent sur ton compte et le sien des bruits, pour le moins malsain. J’ignore s’ils s’épuiseront lors de son passage dans le cycle supérieur.

– Qui sait, marmonna Benjamin, la tasse portée à ses lèvres. L’avenir n’est écrit nulle part.

– Non ! Cependant, je t’aurai mis en garde. Cessons-là cette discussion, stérile et inutile, et montre-moi plutôt ses copies.

Au bout de quelques minutes de lecture, des rides commencèrent à se dessiner sur le haut de front.

– Je comprends que mes collègues suffoquent autant, au moins pour ceux qui l’ont en cours. Ce n’est pas tous les jours que l’on découvre un enfant aussi mature… pourtant…

Mais Paloma n’acheva pas sa phrase. Sa pensée flottait devant elle, insaisissable.

– Ah ! Pauvres mots, pourquoi êtes-vous si pauvres ?

En face d’elle, Benjamin, Jareth, souriait. Mais il n’y avait aucun éclat de joie dans son regard, seulement une immense détresse. Il ramassa les feuilles, puis les rangea dans une pochette.

– Avec le temps, sa lecture devient aisée. Échange avec lui, tu ne le regretteras pas. Cependant, prends garde à tes manières, il est d’une nature fort méfiante.

Paloma se pencha alors vers lui :

– Bien des rumeurs courent à propos des liens que vous entretenez. Je n’y porte aucun crédit, car ce sont là les faits de gens jaloux et mesquins.

– Je ne l’ignore pas. Je suis le mouton noir de cet établissement. À quoi bon me défendre contre la calomnie, je ne ferai qu’alimenter un peu plus les bruissements. De plus, je n’ai aucun soutien à attendre de la part de l’académie.

Désolée, sa collègue posa sa main sur son bras nu. Hélas, elle ne pouvait le contredire.

– Cet enfant est un monstre et par mimétisme… j’en deviens un.

– Un étranger, Benjamin ! Pas un monstre, le reprit-elle.

– L’étrange est monstrueux et les gens ont peur de ce qui est différent…

Les yeux acérés de Paloma balayèrent la pièce. Rien n’était si dissemblables que des hommes et des femmes qui s’efforcent de gommer leurs singularités, car ils devenaient alors interchangeables, cela même qui tant les effrayait. Enfermée dans une carapace de cynisme, elle préservait de cette manière son jardon secret. Lui n’en faisait pas autant, il devenait seulement, avec le temps, plus sombre et plus désabusé ; par ricochet, un exilé involontaire. Qu’aurait-il à perdre en se retirant ? Que se produirait-il s’il s’évadait de cet univers rongé par l’hypocrisie et les faux-semblants ? Au fond d’elle-même, elle le lui souhaitait. Hélas sa langue était bien trop perfide et son cœur trop amer et empli de fiel pour le lui avouer.

– Quel dommage que je ne l’aie jamais eu dans l’une de mes classes ! J’eus eu plaisir à échanger avec lui. Ce sera, sans doute, l’un des rares regrets que j’aurai lorsque je quitterai cet établissement aux allures de colonie pénitentiaire.

Benjamin rit. Peu étaient ceux parmi ses collègues à apprécier son humour grinçant et il était fier d’en être.

– Qu’allez-vous faire de tout ce temps, Paloma ?

– Le temps nous le dira, Benjamin. Vous, quand partirez-vous ?

Il faillit répondre, mais Paloma l’arrêta d’un geste.

– Non. Ne vous précipitez pas, vous pourriez le regretter. La célérité est une très mauvaise conseillère. Néanmoins, je n’attendrai pas la fin de l’année.

– Que…

Au même instant, la conversation fut interrompue par la sonnerie.

– Ah ! Navré d’écourter notre échange, Benjamin. Hélas, ma classe de quatrième m’attend.

Attristé, il la regarda s’éloigner, avant d’être avalée par la masse enseignante. Il avait encore une heure devant lui. La pièce était vide, silencieuse ; un calme singulier régnait. Seul, il se leva. Dans la fenêtre, son reflet était retenu par des barreaux de fer. Ses yeux lui rappelaient ceux de cet enfant, si étranger, si… monstrueux. Pourquoi s’en était-il venu ? Que fuyait-il pour qu’il trouve refuge ici ; un monde sans vie, un monde sans esprit, borné et étriqué ? Par jeu ? Par dépit ? Il traça sur la vitre quelques traits. Il hésitait et tremblait, il avait presque tout oublié de leur tracé. À la fin, il était horrifié à la vue de son nom écorché et mutilé. Hélas, toute chose, même bonne, avait une fin. Il entendait déjà les pas cadencés des enseignants pressés, prêts à se jeter sur le canapé ou se ruer sur la machine à café ; horde sauvage qui ne pouvait se l’avouer. Fuir, quitter, s’en aller, prendre la poudre d’escampette ou encore la clé des champs. Il ramassa ses affaires puis s’ éclipsa en direction de la bibliothèque. Mal chauffée, mal rangée, délaissée, elle n’en était pas moins le lieu le plus calme et le plus agréable. Sur le chemin, il croisa quelques membres épars de la bande de Boris ; ils marmonnèrent un vague bonjour de circonstance. Fils d’un haut gradé de l’établissement, les sanctions pleuvaient, mais jamais ne l’atteignaient ; d’autres prenaient les coups à sa place. Disparu, il les entendit glousser et pouffer. À quoi bon les réprimander, ils étaient semblables aux troufions dans les armées ; fermer les yeux et avancer.


Texte publié par Diogene, 21 juillet 2017 à 10h15
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