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tome 1, Chapitre 35 « Songe - Gardien » tome 1, Chapitre 35

– Soyez le bienvenu, commandeur. Nous avons bien pris soin de votre messager. Si vous voulez bien vous donner la peine de nous suivre. Nous vous avons fait préparer une cellule pour vos études.

– Je vous remercie de cette attention, sœur Leibowitz, murmura ce dernier depuis sa monture.

Il sauta à terre, puis se saisit de la bride de son cheval. Dans un silence seulement troublé par la frappe des sabots sur les pavés mouillés, il suivit la sœur qui le mena jusqu’aux écuries. Un jeune homme le salua et s’enquit de la santé de l’animal, avant de le débarrasser de ses bâts et de ses entraves. Cependant, son maître était conduit au sein du temple par une porte dissimulée sous les frondaisons de deux saules pleureurs.

Pendant ce temps, à quelques lieues du temple, dans un monastère, une dispute éclatait :

– Avez-vous le moindre indice quant aux desseins de la victime ?

– Mais…

– Que son agresseur vous ait échappé m’importe peu, capitaine ! le coupa sèchement son interlocutrice. J’exige de savoir ce que faisait là ce cavalier du roi.

L’homme suait à grosse goutte, soudain à l’étroit dans sa cotte de mailles. Ses yeux alternaient entre la dame et l’imposant seigneur-chevalier, s’il en croyait les armoiries qui brillaient sur son plastron. Que pouvait-il leur livrer comme explications ? Cet homme était un trait de fumée et ce fut en se fondant dans les ombres qu’il s’était enfui, du moins fut-ce ainsi qu’il le vit. En outre, les traités qui liaient à la royauté l’ordre de Stryrr lui interdisaient de s’ingérer dans les affaires du royaume.

– Ma dame, je ne puis vous répondre, de par ma loyauté envers Sa Majesté, d’autre part rien de nature à compromettre son assassin n’a été retrouvé sur son corps, glapit-il pour se donner meilleure contenance.

– Votre loyauté, ronronna-t-elle, amusée.

Elle s’approcha de lui.

– N’êtes-vous donc pas étonné qu’un chevalier espionne le commandant de la garde de la ville, dont vous faites partie ce me semble ?

Le capitaine déglutit avec peine tandis qu’il fixait les panneaux en face de lui.

– Je n’ai pas à justifier des décisions prises entre les murs du palais et rien ne permet de prétendre que cet homme le surveillait, comme vous semblez l’insinuer. Sans doute était-il présent afin d’assurer sa protection, affirma-t-il péremptoire.

La femme s’était glissée derrière lui et lui chuchotait à l’oreille :

– En ce cas, pourquoi avoir chuté quelques minutes après son départ ? Pourquoi pareille mine d’épouvante ? Répondez donc, capitaine.

Il sentait ses doigts s’enrouler autour de sa gorge, semblable à des serpents. Face à lui, le seigneur-chevalier demeurait impassible, le regard absent.

– Je… je ne sais pas, ma… dame.

– Bien entendu, vous l’ignorez.

Ces paroles étaient des langues ardentes qui s’insinuaient par tous les pores de son corps et y distillaient un venin brûlant.

– Mais vous le trouverez et nous le rapporterez.

Sa voix devenait de plus en plus insistante, ravissante, séduisante. Entre ses mains graciles et diaboliques, il se transformait en une poupée amorphe et obéissante.

– Qu’il vous ait échappé n’a aucune importance, souvenez-vous-en.

– Oui, ma dame.

– Suivez-moi, que je vous remercie comme il se doit. Quant à vous seigneur Kakeru, prenez vos aises. Je vous libère de vos obligations.

Le voile qui couvrait des yeux de l’homme se dissipa aussitôt. Ses esprits recouverts, il s’inclina fort bas.

– Merci. Je m’en vais poursuivre mes katas, murmura-t-il tout en s’éloignant.

Agenouillée aux pieds de la dame de la nuit, la figure du capitaine disparaissait au milieu de son abondante chevelure comme elle se penchait sur lui.

– Et où ira votre loyauté désormais ?

Un instant, l’ombre du doute plana au-dessus de lui.

– À vous et au roi, ma dame.

Satisfaite, elle le libéra. Celui-ci se dirigea vers les écuries, sous son œil attentif, où l’attendait sa monture. Puis il s’en retournerait à la ville ; il ne tarderait plus à faire son rapport à l’intendant de sa majesté.

– Ainsi donc un tiers parti serait présent… Serait-ce vous, mon très cher frère ? Transgresseriez-vous nos règles ? susurra-t-elle, son reflet dans une fenêtre. Ou non… il est certains cœurs prêts à toutes les bassesses pour satisfaire leur propre soif de pouvoir. Cela deviendrait tout aussi amusant.

– Vraiment, rétorqua une voix feutrée et grave en provenance du vitrail.

Dame Nyx esquissa une moue boudeuse.

– Si cela avait été de ton fait, j’en aurai pris mon parti, cependant… Ah, il est inutile d’essayer d’en arracher les racines, elles sont inhérentes à leur cœur. Voici ce que je te propose : une trêve. Joignons nos forces et faisons échouer ce projet.

En face, le reflet ricana :

– Te moquerais-tu de moi ? Ignorerais-tu les règles qui nous gouvernent ? Tu es l’incarnation de ce monde, je n’en suis que l’écho. À ce titre, tu es seule en mesure d’agir à ta guise.

Rageuse, Nyx pesta contre cet être infâme.

– Proteste autant qu’il t’en est permis. Il est des lois devant lesquelles nous-mêmes devons nous plier, encore plus lorsque nous en sommes les maîtres-forgerons.

– Je m’incline, soupira-t-elle. Je n’ignore pas que je te dirai de même si nous inversions nos places. Soit, j’agirai sans verser de sang et je résoudrai seule ce contretemps.

– J’en suis fort aise, ronronna la voix dans le vitrail. Néanmoins, n’aurais-tu point omis de t’enquérir de la destination du commandant ?

– Suis-je sotte, s’exclama-t-elle, comme elle sortait précipitamment de sa cellule.

Par le promontoire, elle entrevit la monture du capitaine prêt à quitter le monastère, mais non sa personne. Elle l’aperçut au milieu des potagers, distribuant compliments et autres conseils. Elle sourit. Chacun recelait sa faiblesse et elle fut fort aise de découvrir la sienne, bien que cela fût d’un intérêt mineur.

– Capitaine, s’écria-t-elle, alors qu’elle s’en venait à sa rencontre. N’êtes-vous point sur le départ ?

– En effet, ma dame. Hélas, j’ai eu la faiblesse de découvrir vos jardins.

– Grâce leur en soit rendue, car j’ai une toute dernière question à vous poser.

De nouveau, sa voix n’était plus que velours. Lascive, elle caressait son âme et ses sens.

– Je vous en prie, dites-moi !

Celle-ci eut un sourire exquis.

– Le commandant Ficini, a-t-il fait mention de sa destination ?

– Aucunement, ma dame ! affirma-t-il.

– Bien. Je vous remercie, capitaine. Veuillez donc oublier ma question.

Ses yeux devinrent vitreux, puis il se ressaisit.

– Ma dame désire-t-elle m’entretenir en une quelconque manière avant mon départ ?

– Oh ! Je m’en venais m’assurer que tout se passerait sous les meilleurs hospices.

Sur ces derniers mots, elle s’éloigna pour mieux se distraire de la contemplation du seigneur-chevalier Kakeru, tout occupé à exécuter ses redoutables katas, ponctués de cris terrifiants.

– Pourquoi possèdes-tu cette propension à répandre le chaos lorsque règne un ordre pérenne ? Ne serait-il plus seul à présent ? Laissons plutôt à cet ange gardien le soin de veiller sur lui, cela me soulagera d’un bien grand poids. Dommage que je ne puisse m’absenter pour examiner ce cadavre d’un peu plus près, non plus que je ne puisse demander la chose au seigneur Kakeru, cela éveillerait bien trop de soupçons, songeait-elle.

À ce point de ses réflexions, son regard fut attiré par les enfants. Ils seraient de précieux alliés dans sa traque de l’ange. Non loin, un groupe d’adultes babillait et construisaient de similichâteau en terre ; au moins ne portaient-ils plus de langes et étaient capable de se tenir debout. Dame Nyx ignorait combien de temps leur serait nécessaire afin qu’ils recouvrent dans leur entièreté leurs facultés ; elle doutait qu’ils fussent un jour en mesure de raconter leur cauchemar. En attendant, et malgré l’inutilité de cette démarche, elle appréciait le spectacle qu’il donnait à voir : de grands petits enfants aux yeux faussement innocents.

Au même instant, dans l’une des riches demeures de la ville.

– Ah ! Seigneur Osario ! Nous ne vous attendions plus, s’exclama soudain une voix.

– Pardonnez ce léger contretemps. Cependant, j’ai eu quelques difficultés à démêler l’écheveau. Il est rare que cette intervention me mette dans un tel état de confusion.

Son interlocuteur sourcilla, soupçonneux.

– N’êtes-vous pas le meilleur dans votre art ? Car si votre talent s’avère inopérant, vous saurez très vite de quoi seront faits vos prochains émoluments.

– Tenez-vous tant que cela à ce que je vous donne en pâture à mes haruspices, seigneur Baldavi, rétorqua Osario goguenard.

– Oseriez-vous me menacer, seigneur ! s’étouffa le poussa, outré.

– En effet. Cependant, remarquez comme je ne vous jette pas la pierre, sourit l’affable nécromancien.

En face de lui, le seigneur marchand à la face rubiconde virait au cramoisi ; des veines sur le point de rompre saillaient à ses tempes.

– Très bien, seigneur Osario, grinça ce dernier. Mettons là notre différend de côté. Ne gâchons pas notre bénéfice mutuel par une sotte dispute.

Celui-ci opina sans toutefois se départir de son sourire plein d’ironie.

– Puis-je procéder ? s’enquit-il en désignant du bout de l’index une sphère en verre de la taille d’une haute armoire, dans laquelle baignait un liquide iridescent.

– Faites, maugréa son employeur qui s’éclipsa derrière un paravent.

Le seigneur Osario eut un reniflement de mépris pour l’homme qui lui tournait le dos.

– Dommage ! Vous manquez un spectacle rare, ricana ce dernier en se déshabillant.

Nu, il s’avança vers la sphère prisonnière de sa cage de fer. Lisse et dépourvue de la moindre issue, il posa sa main à sa surface qui commença à vibrer. Il poursuivit son manège ; petit à petit, son corps s’enfonçait jusqu’à être avalé par l’objet. Enveloppée par la substance scintillante, sa peau devenait transparente. Écorché vif ; ses tendons et ses muscles étaient mis à nu, puis ce furent ses organes palpitants et ses os blancs qui, à leur tour, disparurent. Du seigneur Osario, il ne restait rien, sinon des tourbillons violents, entrecoupés par des hurlements déments. De l’autre côté, à l’abri de ce spectacle infâme, un homme vautré dans un fauteuil avait le regard fixé sur un sablier ; la moitié des grains étaient déjà tombés. Ainsi concentré, il n’entendait pas les cris de souffrance arrachés à l’être mis en pièce, dont il ne subsistait plus que des volutes écarlates s’échappant du sombre flot. Quand enfin le silence consuma les dernières vociférations du nécromant, le pacha se leva et fit le tour du paravent. Répandu sur le sol gisait le corps liquéfié et méconnaissable du seigneur Osario, d’où seul émergeait un sourire extatique.

– Vous me répugnez, maugréa le marchand en jetant une tenture sur le gisant. En plus, vous souillez le marbre d’Ivora de mes appartements.

Un rire sinistre s’échappa de lèvres invisibles.

– J’espère que ce que vous m’avez rapporté vaut bien la bourse déliée qu’il me faudra céder pour la réfection de mes dalles, ajouta-t-il un mouchoir sur la figure.

À terre, l’homme ricanait de plus belle, tandis qu’il recouvrait peu à peu forme humaine.

– Vous verrez bien, monseigneur, glapit ce dernier. Jamais je n’ai été si satisfait.

Une grimace de dégoût tordit le visage de son interlocuteur.

– Si vis pacem, para bellum, marmonna-t-il comme pour se rassurer.

– Ad augusta per augusta, répliqua le second dans un sourire brouillé au milieu des craquements de son être en formation.

– Vos affaires sont posées sur ce fauteuil, seigneur Osario.

Pendant ce temps, le corps reprenait consistance et se redressait. Au centre de la figure avide, des yeux brillaient d’un éclat fiévreux.

– J’espère que vous avez prévu de quoi me sustenter, car je suis affamé et j’ai le gosier aussi sec que le désert d’Avironnès.

Pour toute réponse, un index pointa une table chargée de vins et de victuailles.

Vêtu de sa seule culotte, il s’en alla se servir un verre d’une liqueur épaisse et sanglante, sous le regard assassin de son employeur ; sans doute comptait-il dans sa tête combien lui coûtait ces libations.

– Je devrais déduire ceci sur vos émoluments, gronda ce dernier.

– Oh ! Vraiment ? s’étonna-t-il. Vous n’ignorez pourtant que seuls certains nectars sont en mesure de restaurer mes pouvoirs.

Les lèvres pincées, le seigneur Baldavi retenait le flot de paroles haineuses qui montaient. Il ne désirait surtout pas lui donner encore plus d’ascendant sur sa personne. Rageur, il le regardait vider un à un les flacons et les plats. Ses agapes achevées, il remercia son employeur d’une tonitruante éructation qui, il le savait, l’agaçait prodigieusement.

– Pardonnez mon manque d’éducation et de retenue, seigneur marchand, se moqua-t-il.

Celui-ci ne releva pas la provocation et se contenta de balancer, d’un geste plein de mépris, une bourse garnie qui s’écrasa avec fracas sur le sol.

– Oh, quelle générosité, ronronna onctueux le seigneur Osario, dont la main fit disparaître avec célérité la bougette.

Un instant plus tard, il avait pris congé. Pendant ce temps, le seigneur Baldavi s’approcha de la bulle bleutée. À l’intérieur nageaient des images qui commençaient à se condenser et à s’agréger ; une ville lointaine dont il ne reconnaissait aucun des contours. Satisfait, il s’éloigna et se saisit d’un cornet en cuivre relié à un tuyau de cuir tressé, dans lequel il marmonna quelques mots.

– Dites au général Zappiogne de me rejoindre dans mes appartements.

– Bien monseigneur, lui renvoya une voix surgie du conduit.


Texte publié par Diogene, 13 mai 2017 à 19h43
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