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tome 1, Chapitre 28 « Chasse Nocturne » tome 1, Chapitre 28

Entre ses mains, il tenait le livre. Sa couverture était vieille et craquait de toutes parts. Chacune des pages avait vu passé d’innombrables doigts, d’enfants, d’adolescents, d’adultes, de personnes sans âge.

– Tu désirais me dire quelque chose ? résonna une voix, qui ne lui parvenait pas.

Il s’était réfugié dans un monde. Un monde qui ressemblait au vôtre avec sa végétation et ses animaux, ses monstres et ses dimensions, ses villes et ses royaumes. En fait, c’était un monde comme tant d’autres, où la magie demeurait indissociable de la nature ; une nature qui sentait la fumée et la viande rôtie.

– Mon Dieu ! Le rôti ! rugit une voix.

Sa voix. Il s’observait, courir vers la cuisine, les bras tendus vers l’antre de métal, dont il abattit la porte d’un geste violent, d’où jaillit alors un terrible nuage de fumée grise. Odeur de chair brûlée et calcinée. Ses mains, à l’abri dans d’épais gants couverts de cicatrices, s’enfonçaient dans la gueule noire et ardente. Un instant plus tard, elles en ressortaient un plat où ce qui fut une pièce de viande baignait dans une flaque de laque, de la couleur obsidienne.

– Le rôti est foutu ! clama une voix au loin.

– Non ! Seulement le jus, s’entendit-il rétorquer.

La chair était brune ; le sucre des fruits l’avait caramélisée, en s’échappant des incisions qu’il avait préparées auparavant. Toujours absent, le plat entre les mains, c’est la chaleur infernale de ce dernier qui le réveilla, alors qu’elle perçait sa cuirasse duveteuse, tant et si bien qu’il faillit le lâcher. De justesse, il le posa sur la gazinière, tandis qu’une voix jaillissait derrière lui.

– Où étais-tu ?

– Euh… je ne sais. Mais occupons-nous plutôt du repas pendant qu’il est chaud. La viande ne demande qu’à être servie.

– Tant mieux ! s’exclama sa femme. Je meurs de faim.

Attablés, tous deux mangent en silence. Il était de nouveau parti et elle s’en inquiétait.

– Qu’as-tu ? Depuis que tu es rentré, tu es tout chose ; encore plus depuis que tu as ressorti ce vieux livre de contes.

– Oh ! Vraiment ? s’interrogea-t-il à voix haute, une grimace cocasse sur le visage, qui la fit rire aux éclats.

– Cesse donc de faire l’enfant ! Depuis que tu es revenu, tes pensées sont ailleurs et tu as même failli faire brûler le rôti.

– De plus, ajouta-t-elle. Il m’a semblé que tu avais une chose importe à me dire, puis tu es devenu mutique.

L’homme fronça les sourcils ; mariage improbable du sérieux et de l’espiègle. En effet, il désirait se confier à elle, tandis qu’il redoutait de creuser un peu plus cet invisible sillon qui existait entre eux. Cet enfant, cet enfant si étrange et décalé, qui vivait en marge de toute amitié, le fascinait en même temps qu’il éveillait en lui des sentiments, jusqu’ici insoupçonnés.

– Tu avais une copie à les doigts. Je t’ai vu la poser sur le bureau. Est-ce cela à voir avec ce vieux livre qui appartient depuis tant de générations à ta famille ?

Encore une fois, il hésitait et ses mains tremblaient. Au fond de lui, une petite voix l’appelait ; une petite voix qu’il avait tue. Cependant, l’important ne se loge-t-il pas dans la confiance que l’on s’accorde, malgré l’incompréhension qui ne manquerait pas de s’installer à propos de cet enfant et de son récit.

– Oui, bredouilla-t-il. Le mieux serait que tu la lises avec mon livre à côté. Tu comprendras pourquoi je suis aussi troublé.

– Très bien ! Mais finissons de dîner. Je m’en occuperai pendant tu laveras la vaisselle.

L’homme eut un sourire contrit. Il aurait tant préféré qu’elle s’en emparât maintenant et au diable les bonnes manières et la politesse. Il était certaines choses qui ne souffraient pas d’attendre, comme ce livre et cette copie. Il soupira. Tout avait commencé avec l’apparition de ce garçon. Il avait demandé lui-même à ce qu’il fût intégré à l’une de ses classes. Le regrettait-il ? Il n’aurait su répondre. Néanmoins, cet enfant lui ressemblait à une porte sur l’avenir, un devenir qu’il aurait fait s’évanouir et, en cet instant même, il l’enviait pour cette liberté qu’il semblait incarner. Toutefois, tout a un prix. Méphisto n’a-t-il pas marchandé l’âme de Faust contre une poignée d’illusions.

Installée dans le canapé, sa femme était toute occupée à sa lecture, tandis que, le dos tourné, ses mains plongeaient dans la vaisselle noyée sous une épaisse couche de mousse. Il demeurait attentif aux moindres souffles, à la moindre hésitation, à la manière dont elle feuilletait les pages, ses soupirs d’agacement ou d’étonnement. Avait-il pris une sage décision en ajoutant à la fin de sa correction l’énigme de la sorcière ? N’allait-il pas passer aux yeux de ses collègues ou de sa femme pour le monstre qu’il était et en lui s’éveillait ? Monstre… Le mot résonnait dans sa tête, car c’était là un nom fabuleux pour désigner l’étranger. Par quel concours de circonstances était-il devenu synonyme de peur et d’effroi, alors même qu’il recouvrait en réalité tant de choses fabuleuses ?

– Ce serait une bien extraordinaire coïncidence, si ton élève n’avait pas pris soin de recopier cette histoire.

– Pourquoi songes-tu incidemment qu’il a triché ? Je leur ai donné ce devoir à réaliser en classe, non chez eux. Il n’aurait pu dissimuler à mon regard un livre, même caché sous sa table, lui rétorqua-t-il blessé.

Sa femme se mordit les lèvres, troublée par ce qu’elle venait de lire.

– S’il te plaît, j’ai encore une question.

– Oui ? soupira-t-il.

– Pourquoi cette énigme à la fin de ta correction ? Je devine les raisons qui t’y ont amené. Cependant, je préfère te mettre en garde vis-à-vis de tes collègues. Les rumeurs circulent vite, et ne m’as-tu jamais souligné combien il était au centre de bien des discussions ?

Il haussa les épaules. Il se souciait bien peu des bruits des couloirs et autres ragots. Ils n’étaient, pour beaucoup, que des moutons prêts à suivre le premier, autoproclamé, berger venu qui vociférerait, plus fort que les autres, ses idées.

– Bah, je n’ai que faire des qu’en-dira-t-on. Cet enfant est une huître et une énigme.

– Et il te fascine… Alors, prends garde à ce qu’il ne te dévore pas.

Pour toute réponse, il l’embrassa, car il était déjà bien trop tard. Dès lors qu’il lui avait adressé la parole, il était devenu, à ce qu’il lui semblait, son esclave. Le lien qu’ils entretenaient ne dissimulait-il pas un secret plus profond encore ? Au fond de lui, sa petite voix lui soufflait que non et que tels n’étaient pas les termes du contrat qui les enchaînait l’un à l’autre.

– Tu ne m’as pas tout dit. Je le vois dans tes yeux. Est-ce que tu veux m’en parler ? ajouta-t-elle comme elle détachait ses lèvres des siennes.

– Peut-être… Tout à l’heure, je… en fait, j’ai l’impression que l’histoire dans le livre est tronquée, marmonna-t-il en rallumant le miroir à malices.

Sa femme le contemplait d’un air dubitatif. Pendant ce temps, dans le miroir, trois hommes s’affrontaient et se jaugeaient, le regard noir. Dans le ciel, le soleil haut éclaboussait la terre aride et crevassée de ses rayons. Sous leurs chapeaux, on devinait à peine leurs yeux, cachés par les replis de leurs paupières. Derrière eux s’étalaient, à perte de vue, des tombes aussi innombrables que dissemblables. Ce serait à qui dégainerait le premier et le bon ne serait pas celui auquel on penserait, non plus que le monstre.

– Les faits sont semblables aux gens et aux histoires. Ils nous trompent et nous n’entrevoyons que ce qu’ils acceptent de montrer d’eux-mêmes. Trop de zones d’ombres demeurent à la fin du conte. Par exemple, l’oracle affirme que son fils causera sa perte à moins que jamais son père n’offre le gîte à l’homme aux yeux miroirs. Or le prince revient avec la sœur de cet homme, ou la sorcière, elle n’a jamais été ce qu’elle a toujours affirmé être.

– En ce cas, qui était-elle ? l’interrogea sa femme, mielleuse.

– Hum… une projection de la sœur et ainsi tout concourrait à assurer la chute du Prince. Après tout, son frère et elle ne se sont-ils pas lancés un défi, dont l’enjeu était l’âme de ce jeune homme ?

– Ton hypothèse se tient mon amour. Cependant, ce n’est qu’un conte parmi d’autres, alors n’y attache pas plus d’importance que nécessaire.

« Un conte parmi d’autres », il en aurait pleuré de dépit, si cette femme ne partageait pas sa vie avec lui. En échange, il rit. Hélas celui-ci sonnait faux, car il se savait avoir raison. Et cet enfant ? Cet enfant d’abord bébé, puis vieillard ? Que devenait-il ensuite ? Seul lui pourrait répondre. Il en était persuadé et il n’avait aucun remords quant à son geste. En cet instant, il croyait entrevoir le gouffre béant qui, sans se l’avouer, les séparerait à jamais.

« Prends garde, à ce qu’il ne te dévore » et s’il l’avait été depuis longtemps, sans même qu’il ne le réalisât encore. Pourquoi ne le découvrir alors que maintenant ? Quel sortilège l’enfant lui avait-il lancé ? Il leva les yeux en direction de la fenêtre. Il crut l’apercevoir bondissant sur un toit. Mais ce n’était qu’un simple chat.

– Toi, tu creuses.

Les mots tombèrent tel un couperet, abrupts, lestés de pierres et de poussières. Il éclata de rire. Cette réplique ne manquait jamais de déclencher chez lui une hilarité incoercible, ce qui ravit sa compagne qui détestait le voir ruminer de sombres pensées.

– Allons ! Demain sera samedi et je désire t’avoir rien que pour moi, mon amour.

– Si tu le dis, lui susurra-t-il dans l’oreille.

Dehors, une paire d’yeux phosphorescents les scrutait. Ce n’était ni un chien, ni un félin, encore moins un margoulin. Sa taille était de celle d’un enfant. En revanche, son visage n’avait rien d’un innocent. Il se tenait là où il l’avait aperçu sur un toit, dansant au clair de lune, à la recherche d’un peu de nourriture.

Pourtant ce soir, il en irait tout autrement, car, en cette nuit, il avait découvert une proie de choix. En effet, alors qu’il s’était mis en chasse, à l’heure la meilleure, celle où tous les enfants étaient endormis et où les adultes étaient prisonniers de ces boîtes à malices, qui les vidaient de leur substance, il avait soudain suspendu sa traque. Ce n’était pas la première fois qu’il l’avait remarqué. Mais cela était si inattendu, si incongru, qu’il avait crut que c’était un piège. Il était alors demeuré en retrait, ne s’instruisant qu’avec la plus grande prudence. Puis, la confiance grandissant, il s’était enhardi et s’était aventuré toujours plus loin.

Ainsi, ce soir sur le toit, en compagnie des chats présents et du chat-huant, il se mit à courir le long des murs jusque dans la rue. Puis, profitant de l’obscur et du silence, il se faufila jusqu’à leur balcon. Il avait grand-faim. Néanmoins, une petite voix lui soufflait qu’il n’était pas pour lui, à l’instant où il s’apprêtait à pénétrer son reflet dans la fenêtre. Dans le miroir, un homme lui faisait face et ses lèvres ne remuaient pas. C’est alors qu’il reconnut le livre qu’il tenait entre ses doigts. C’était un ouvrage fatigué et usé par des générations de lecteurs, lu un jour en classe et dont il avait réécrit le paysage, mais non l’histoire, ne laissant qu’en entrevoir les ombres. L’enfant réalisa soudain que c’était lui qui lui parlait au travers de la fenêtre. La lecture de cette histoire avait ouvert en cet homme des portes, dont il ne soupçonnait pas l’existence. L’enfant alors renonça et s’en alla pourchasser les rêves de quelque enfant endormi.


Texte publié par Diogene, 4 mars 2017 à 19h38
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