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tome 1, Chapitre 25 « Un Monde en Creux » tome 1, Chapitre 25

Bien sûr, il l’avait vu ! Peut-être l’avait-il même devancé ? Mais déjà, il s’était éclipsé, fondu dans la pénombre ; il s’était fait ombre. Depuis ce recoin, il entendait parfaitement la conversation, d’autant mieux que la salle était vide. Il n’y demeurait que ces méchantes pièces de métal et de bois, que l’on nommait tables et chaises. Ce ne lui était pas des objets inconnus. Mais il les trouvait froides, méchantes, comme si elles avaient été conçues dans l’unique but de punir ceux qui seraient amenés à y poser leur fessier. Il trouvait cela étrange, car leur forme était proche de celle qu’il possédait chez lui. Pourtant, la première fois qu’il avait pris place, il avait été saisi par leur manque de chaleur. Tout comme ces bulles de verre qui enfermaient la lumière au lieu de la laisser maîtresse d’elle-même, quelque chose en eux manquait. Cependant, là n’était point le fait qui retenait son attention.

– Bonsoir Béatrice !

– Bonsoir Benjamin ! Que puis-je pour toi ?

– Je cherche l’un de mes élèves, soupira-t-il. Bah, il a dû se sauver, car je vois que ta classe est vide.

– Que lui voulais-tu ?

– Oh ! Rien de méchant, seulement lui remettre sa copie en main propre

– Et t’entretenir avec lui, compléta sa collègue.

– On ne peut rien te cacher, sourit-il.

– Est-ce cette feuille qui dépasse de ta pochette ? Puis-je y jeter un coup d’œil ?

L’homme semblait hésiter, comme si la confier à des yeux profanes l’eut souillé, ou à tout le moins sali. À moins qu’il ne le trahît en agissant de la sorte.

– Non ! Euh, je ne préfère pas. Tant pis pour moi. Salut ! bafouille-t-il, à court d’arguments.

– Dis-moi au moins le nom de cet élève mystère, crie la femme, comme son collègue s’éloignait déjà dans le couloir.

Benjamin lança un nom sans se retourner. Il savait par avance comment elle réagirait.

Pendant ce temps, toujours dissimulé dans son recoin obscur, l’enfant avait assisté à toute la scène et il s’étonnait de plus en plus de cet homme. Il se souvenait de son malaise lorsqu’il lui avait parlé ; comme il s’en était délecté. Désormais, il doutait. Qu’allait-il faire ? Le suivre ou rentrer chez lui sans faire de détour en ville ? Au plafond, l’un des tubes fluorescents hoquetait et grésillait ; sa lumière mourrait. L’Enfant en ressentait une immense tristesse car, alors que de la cire de sa bougie il en façonnait une nouvelle, ce tube de verre et de poussière s’en irait finir sa vie brisée, au fond de l’un de ces ogres de métal qui sillonnait la ville toujours endormie. Si au moins, il connaissait une certaine forme de résurrection alors son cœur en serait moins meurtri. Hélas, il avait choisi ce monde, et ce n’était pas sans raison ; il ne le savait que trop. Dans l’histoire du Prince et les Yeux Miroirs, il n’en était point question. Quels secrets renfermaient les autres contes ? L’Enfant ne se sentait pas prêt à les aborder et l’aurait-il fait qu’il n’aurait découvert que des pages vierges. Ainsi était le Livre, il ne se révélait que les temps révolus.

L’homme disparu, la femme aussi, l’enfant s’en fut à son tour, tout en prenant bien garde à ne pas s’éloigner des points d’ombre car, malgré toute sa volonté, il lui était impossible de nier que sa curiosité fut piquée. Quelque chose en lui le différenciait de tous ceux qu’il avait croisés dans ce monde, dont il n’avait exploré qu’un pan infime. Cependant, il ne pouvait en aller d'autres manières. Les gens rêvaient. Parfois il s’interrogeait et se demandait : pour combien de temps ? Car si les songes étaient toujours là, de plus en plus ils se perdaient de leur substance. Néanmoins, ils sustentaient encore et l’empêchaient de mourir.

M’aimé-je autant que cela, au point de tenir moi-même le poignard qui me blesse ?

À cette pensée, il éclata de rire. Si fort que l’homme, qu’il suivait, s’était retourné à la recherche de son auteur. Il aperçut une horde de petits garçons qui s’amusait dans le parc de l’Orangerie, ainsi qu’une dame assez âgée qui poussait un chariot de supermarché ; rien d’autre. Il demeura ainsi un long moment, en vain. Dépité, il reprit sa route, qui le mena vers des lieux que l’enfant ne connaissait que trop. Cependant, par une impulsion qu’il ne s’expliquait pas, Benjamin s’arrêta à l’entre d’une rue. À l’angle, des bacs en plastique gris jonchaient le sol, dégueulant leur contenu sur le trottoir. À cette vue, il secoua avec tristesse la tête. En retrait, l’enfant l’observait, en proie à des sentiments qu’il ne s’expliquait pas. Les lieux étaient sales et noirs, en revanche il respirait une vie qui n'existait nulle part ailleurs dans cette ville. Irait-il plus loin, franchirait-il le seuil du labyrinthe ? L’enfant en doutait, car le soleil disparaissait et le ciel s’assombrissait d’autant.

En effet, l’homme renonça et poursuivit sa marche dans la rue qui le mènerait bientôt chez lui. Pendant ce temps, l’enfant s’était engagé dans une ruelle obscure où demeurait sa maison. Pris de pitié pour les pauvres insectes renversés, il les redressa et ramassa les quelques sacs qui jonchaient le trottoir. La première fois qu’il avait entendue prononcer ce mot, il s’était imaginé de gigantesques créatures noires que l’on aurait nourries de détritus. Depuis, cette métaphore ne l’avait pas quitté, quand bien même il savait que le nom poubelle était celui d’un préfet d’une ville nommée Paris.

– Ah ! Ben merci, mon p'tit gars. Ces saletés de voyous les ont encore saccagées, l’apostropha soudain une voix.

Celui qui s’exprimait ainsi était un homme presque chauve, dont quelques mèches filasse barraient le crâne. Il s’approcha, un panier à la main et balança son contenu dans l’un des bacs. Mais l’enfant n’était déjà plus là et la seule réponse, qui lui parvint, fut le sinistre grincement d’un portail rouillé.

– Tu rentres tard, mon chéri. Que se passe-t-il ? pépia une voix, à peine eut-il franchi le seuil de la porte.

– Je désirai rencontrer l’un de mes élèves, mais il était déjà parti, marmonna-t-il en retour.

– C’est gentil de t’impliquer ainsi avec eux. Mais viens plutôt me rejoindre, j’ai besoin de toi pour le rôti.

Appuyé sur un mur, dans l’étroit couloir, l’homme se déchaussa, puis ôta sa veste. Un instant plus tard, ses affaires rangées avec soin dans un placard désordonné, des mules enfilées aux pieds, il se dirigea vers la cuisine ; ses copies et ses cours traînaient eux sur la table. Sa femme l’attendait, vêtue d’un pantalon bleu marine et d’un épais pull en laine assorti. Il l’enlaça et celle-ci lui rendit son baiser.

– Fais attention, lui murmura-t-il lorsqu’il aperçut ses mains poisseuses de sang. Je n’ai pas de tablier, moi.

Cependant, elle ne s’en formalisa pas et n’en continua pas moins d’enserrer sa proie.

– Tout est près. Tu n’as plus qu’à y mettre ta patte, ronronna-t-elle tandis qu’elle détachait son corps du sien.

Derrière elle, couché dans un plat en verre, un morceau de viande rosé dans sa jupe blanche, entouré d’une cour composée de pruneaux séchés et de gousses d’ail pelées.

Ses mains lavées, il s’empara de la lame qui lui tendait sa femme, puis il fendit en deux les fruits fripés et en fit jaillir les noyaux bruns, auxquels s’accrochait encore une peu de chair. Un à un, ils tombaient dans un pot où reposaient déjà des pelures collantes. C’était une gestuelle mécanique et sans but, sinon de se débarrasser de l’incomestible.

– Enfin ! Que fais-tu ? s'exclama soudain sa femme. Tu jettes les pruneaux avec les restes des aux.

L’homme s’interrompit, interdit, les noyaux entre les doigts, la chair au milieu d’un tas de pelures odorantes.

– Oh ! Désolé ! Je dois vraiment avoir la tête ailleurs. Laisse, je m’en occupe.

Il plongea alors la main dans le tas et jeta le tout dans l’évier, avant de laver les pruneaux sous un filet d’eau.

– Ce n’est rien, le taquina-t-elle. Dépêche-toi tout de même, sinon nous allons dîner trop tard.

Désemparé, il regardait les fruits flottés, embarcations ratatinées sur une mer couleur acier. Ainsi répartis, ils ressemblaient à autant d’yeux vides. Un hoquet le saisit, en même temps qu’un violent reflux de bile brûlante lui emplit la bouche.

– Assez de rêves, s’entendit-il chuchoter avant de les ramasser.

Sur la planche, il farcit les fruits de gousses, puis la viande qu’il transperçait de la pointe de son couteau. Noir ! La chair était parsemée de grains noirs ; le corps du roi.

– Le roi ? À quel souverain fais-tu allusion ? minauda sa femme, derrière lui.

– Oh rien ! Seulement une idée pour un sujet.

– Ce sont là de bien étranges pensées, mon amour.

– Sans doute. Allons ! Peux-tu ouvrir le four, que j’enfourne le plat ?

Elle se recula, puis il engouffra la pièce dans la gueule de métal brûlante.

– Viens, tu as l’air épuisé.

Il secoue la tête, puis s’en va la rejoindre et l’embrassa, tentant par là même d’oublier ce qui le préoccupait.

Dans la boîte à malice, de petits sujets agitaient des drapeaux, fiers de leur appartenance. Soudain l’homme se sentit étranger à tout cela et une envie brutale de s’enfermer dehors le saisir. Du pain et des jeux proclamaient les empereurs. Il se sentait étranger à tout cela. En cet instant, il n’appartenait plus à ce monde où la réalité se fondait derrière les illusions et non des hallucinations, car il y manquait la dimension mystique propre à ces images tout droit jaillies de l'imagination. À côté de lui, sa femme était fascinée par le spectacle de toutes ces petites mains qui acclamaient le nouvel arrivant. Lui ne les voyait plus, attiré qu’il était par ce mystérieux enfant.

– Où sont tes pensées ? lui chuchota sa femme. Tu n’es plus avec moi depuis que tu es rentré. Quelque chose t’inquiète.

L’esprit ailleurs, Benjamin soupira. Il n’avait rien à lui cacher, pourtant il sentait un danger à les lui confier. Non qu’il redouta ses réactions, mais qu’en serait-il de lui-même. Cet enfant était comme une clé qui aurait ouvert des portes, mais pas n’importe lesquelles : seules celles qui sont enfouies dans les ténèbres, celles à qui tout à chacun essayaient de se soustraire, celles derrière lesquelles on enfermait les monstres et les ombres. Était-ce cela qui l’avait terrorisé à ce point lorsqu’il lui avait adressé la parole ?

– Pourquoi ?

La voix de l’enfant s’imposa à lui, terrible et indicible, puis reflua aussi vite qu’elle s’en était venu. À côté de lui, sa femme l’observait avec des yeux ronds.

– Qu’y a-t-il ?

– Je ne sais pas, tu as commencé à dire quelque chose. Ensuite, tu t’es tu.

Benjamin la contempla un instant, interdit, puis bondit hors du canapé, en direction du bureau.

– Que cherches-tu ? lui cria-t-elle depuis le salon.

Mais seuls les bruits d’un savant remue-ménage lui parvinrent.

– Un livre de contes ! Celui de mon grand-père ! J’aimerais avoir ton avis à propos de l’une de ses histoires.

– Ah ! À quel sujet ?

– Allons, ce ne serait guère amusant.

– Souffle-moi au moins son titre.

– Non susurra-t-il, alors qu’il se glissait à ses côtés dans le canapé.

Entre ses mains reposait l’ouvrage à la couverture fatiguée par d’innombrables lectures. En fond, des cris retentissaient, en sourdine, puis ce fut le silence.

– Et si je te faisais une lecture ce soir, comme au matin calme. Tes rapports pourront bien attendre, mes copies aussi.

– Entendu, minauda-t-elle. Occupe-toi seulement du rôti. Je ne crois pas qui nous aimerions le voir se consumer, même d’amour pour nous.

Benjamin l’embrassa puis se leva, un doute au fond du cœur.


Texte publié par Diogene, 19 janvier 2017 à 20h34
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