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tome 1, Chapitre 22 « L'Enfant-Miroir » tome 1, Chapitre 22

– Vous savez où on l’a retrouvé cette fois ?

La question fusa à voix basse, depuis le carré des canapés. De sa table, il n’avait nul besoin de se mêler de la conversation pour deviner de qui il était question. Il ne pouvait en être autrement, tant sa singularité alimentait les conversations, depuis son arrivée au cours de l’année, il y a de cela… Étrangement, il était incapable de la dater, comme si cet enfant n’appartenait pas au temps.

– Dans les toilettes ! reprit la voix.

– Oui ! Martin l’a découvert errant dans le couloir du provisorat.

– Il paraît que quelqu’un avait entendu juste avant un curieux grattement.

– Oh oui ! Le vieux Maximilien…

Assis à quelques mètres de là, il ne perdait hélas rien d’une conversation navrante au plus haut point. Il était inutile pour lui d’en rajouter, sa réputation était faite depuis longtemps. Néanmoins, il s’exaspérait toujours autant d’entendre pérorer ses collègues à propos d’élèves singuliers, lorsque d’autres auraient mérité bien plus d’attention ; tel Boris l’Intouchable. Il n’avait jamais pu le prendre sur le fait, non plus que les raisons de ce surnom. Il ne ressentait pour lui qu’un mépris profond, alors que l’Enfant ne montrait qu’indifférence à l’égard de ce dernier et de sa bande de voyous, quand eux-mêmes n’éprouvaient que dégoût et haine pour lui. Cependant, il y avait quelque chose de factice dans son attitude, comme si ce garçon retenait en lui quelque chose. Un monstre ? Mais lequel ? Celui qui terrait dans les cauchemars de chacun ? Ou celui, plus pernicieux, qui sommeille au sein de chaque âme et qui, patiemment, attend son heure. Hélas, il avait encore quelques copies à corriger, gardant la sienne pour la fin sachant qu’elle lui réserverait son lot de surprise.

Pendant ce temps, la conversation s’était échouée sur les rives perdues des méandres paresseux des circonvolutions professorales, si caractéristiques de certaines tournures d’esprit. Pour lui, ce n’était plus qu’un léger bourdonnement persistant heureusement peu désagréable. En revanche, arrivé à son devoir, il se leva en toute hâte, ramassant ses affaires, et s’en fut sans dire un mot, sous les regards circonspects de quelques-uns, étonnés par son départ précipité. Au détour d’un couloir, croisant la conseillère d’orientation, il l’interpella :

– Un instant Bénédicte ! Où ont cours pour leur dernière les quatrièmes B ?

– Hum… salle 201 dans le bâtiment C.

– Merci ! murmura-t-il en s’éclipsant.

Consultant un instant sa montre, il se ravisa. En effet, il disposait d’un peu plus de deux heures avant cinq heures. C’était plus qu’il ne lui en fallait. Aussi préféra-t-il quitter l’établissement et couru se réfugier au café d’en face, où il avait déjà ses habitudes. Surtout, le patron lui réservait une table en solitaire, loin de la foule, parfaite pour sa concentration.

Du devoir, il n’en avait lu que les premières lignes, mais cela lui avait suffi. De cette histoire dont il ne leur avait lu qu’un extrait, écrit de la main de son grand-père. Nombre de les variations existaient, autant que les conteurs qui l’avaient rapportée : Charles Perrault, Rabelais, les Frères Grimm, Claude Seignolle, Pierre Gripari… L’exemplaire qu’il possédait avait pour titre le Prince de Cristal ; titre qu’il trouvait des plus douteux. Mais là n’était pas l’origine de son malaise, car en fait il découvrait, rédigé de la main de cet enfant – l’était-il seulement – cette légende ressuscitée telle que lui avait narré son aïeul ; seule différence, le nom de sa composition : Le Prince et les Yeux Miroirs.

Le second démon parti, la nuit se fit de plus en plus froide, tant et si bien que même sa couverture épaisse en laine ne suffisait plus à le réchauffer et il s’éveilla bien vite, grelottant et claquant des dents. Un filet blanchâtre s’échappait de sa bouche tandis que l’extrémité de ses doigts bleuissait à vue d’œil. Avec maladresse, il fouilla son paquetage à la recherche de sa pierre à amadou. Hélas, à peine en eut-il usé que celle-ci se brisa net, rendant futile toute nouvelle tentative de ranimer le feu mort. Rejetant alors la couverture sur lui, il commença à sautiller sur place, tentant par là d’insuffler un peu de chaleur dans son corps gelé. Tout occupé qu’il était à s’agiter comme un beau diable, il ne remarqua qu’une soudaine odeur de bois brûlé envahissait les lieux, en même temps que s’élevait à l’horizon une formidable aura orangée, prélude à une magnifique flambée. Cessant sa gigue, curieux qu’il était, le prince ouvrit de grands yeux lorsqu’il découvrit ce qu’il prit tout d’abord pour une procession de pèlerins, tant la forêt était illuminée tandis que des clameurs jaillissaient des fourrés.

En fait de foules, ce sont deux personnages haut en couleur, les visages dissimulés derrière un voile de soie blanche, sur lequel sont tracés des traits à l’encre de chine, porteurs d’un palanquin, qui débouchent dans la clairière. Il devinait le lourd brasero, car une chaleur intense venait lécher le visage du jeune homme. Là, à grands de renforts de cris, ils déposèrent leur lourd fardeau dont ils ouvrirent plus largement, encore, les pans, découvrant une pièce plus grande que la litière elle-même. À l’intérieur une couche somptueuse l’attendait, en plus du foyer entraperçu. Sitôt, les deux compères s’assirent en tailleur, leur regard fixé sur le jeune homme qui bleuissait à vue d’œil. Hélas, s’il lui avait été possible de triompher de la soif et de la faim en se raccrochant aux paroles de la jument et à la figure réconfortante de sa mie, la morsure du froid était telle qu’elle lui gelait le cœur et l’esprit, faisant de lui un être vide. Alors, lentement, oublieux de ses promesses, il progressa vers les bords du cercle, hypnotisé par les flammes qui dansaient sous ses yeux. Malgré tout, une voix gémissait au fond de lui. Oh ! Elle était presque inaudible et ses paroles n’étaient que des suppliques ; si lointaine et ténue que dès que la bise levait, il ne l’entendait plus. Ses membres engourdis, son corps raidi par le blizzard, il ne se déplaçait plus qu’à grand-peine, sous le regard absent de ses deux porte-faix. Cependant que sa main se tend vers la frontière, se mirent à tomber des perles blanches qui, peu à peu, recouvrirent la forêt, à l’exception du cercle où il demeurait. Les paupières presque collées par le gel, il ne les ouvrit qu’au prix des plus grandes souffrances. Il fut alors surpris de découvrir que le palanquin, lui aussi, était couvert d’une épaisse couche blanche et soyeuse, malgré la présence de l’énorme brasero. Toujours en tailleur les deux brutes restaient stoïques, indifférentes à la neige qui tombaient de plus en drue, au point de s’amonceler jusque sur la couche et le brasier, dont la fureur s’exprimait avec toujours autant de fureur. Ainsi était la troisième manifestation du démon. Remerciant en son cœur sa princesse qui venait de l’arracher à des tourments encore pire que la mort, le prince se retourna à moitié mort de froid près de son paquetage. Là, il se pelotonna dans sa couverture et ferma les yeux.

Toute la nuit durant, les démons demeurèrent ainsi dans la clairière, d’où ils ne s’enfuirent qu’aux premières lueurs du levant ; heure à laquelle la jument s’en vint comme elle lui avait promis la veille. S’approchant de lui, elle attrapa l’une des couvertures posées sur sa croupe et en recouvra le corps étendu, puis se coucha à côté de lui en attendant son éveil.

– Tu as su triompher des tentations des trois démons. Mais sauras-tu voir au-delà du miroir, au-delà du mur des illusions ? murmura l’animal.

Enfin, le prince ouvrit les yeux et découvrit sa fière compagne, prête à entreprendre de nouveau le voyage.

– Prends donc ton paquetage, je t’emmène à présent vers celle qui t'indiquera où trouver l’homme aux yeux-miroirs.

Ayant rassemblé ses affaires et reconstitué son baluchon, l’instant d’après ils trottaient au milieu de la forêt, empruntant des sentiers que nul pied n’avait foulés depuis des éternités. Ils cheminèrent ainsi, jusqu’à ce que le soleil fût au zénith. Ils firent ainsi halte au bord d’une rivière où le prince en profita pour grignoter quelques-unes des provisions qu’avait emportées avec elle sa monture. Pendant ce temps, celle-ci s’occupait à brouter avec application les herbes environnantes.

– Où nous rendons-nous ? s’enquit soudain le prince, tant l’attente lui semblait longue, surtout qu'il était loin de sa belle.

– Quelque part de l’autre côté de la rivière. Concentre-toi seulement sur celle pour qui tu as entamé cette quête et tu en hâteras le chemin.

– Mais… se récria le jeune homme.

Cependant, il ne poursuivit pas son propos. En effet ce n’était plus pour son père qu’il l’entreprenait. Les paroles de sa monture étaient pleines de justesse et de sagesse. Il ne désirait plus qu'une chose : arracher sa belle aux griffes de son frère, celui que l’on appelait l’homme sans visage, l’homme aux yeux-miroirs. Soudain là où il n'y avait encore rien se dressait désormais une chaumière, bâtie dans le tronc d’un arbre gigantesque qu’il devinait habité par une créature digne de ses plus lointains cauchemars.

– Est-ce là que nous nous rendons ? bafouilla le jeune homme en se penchant sur l’encolure de sa monture.

– En effet. En ces lieux, réside celle qui te guidera jusqu’à l’homme aux yeux-miroirs.

Et sur ces mots, l’animal prit son élan et sauta par-dessus la rivière. Le prince ferma les yeux tandis qu’un vent puissant siffla à ses oreilles. Enfin lorsque ce dernier se fut tu et qu’il put rouvrir les yeux, il contemplait la maison de la sorcière, creusée dans un chêne millénaire. À l’entrée, se reposant sur un lourd bâton taillé dans une branche sombre, une silhouette encapuchonnée au front de laquelle brillait un diadème, qu’il devinait de bois de sorbier.

– Descends donc de ta monture. Je l’emmènerai moi-même en un endroit où elle sera à l’abri, chanta la voix.

Il était surpris, car il s’attendant à une voix grinçante ou chevrotante ; une voix de sorcière. Obtempérant, le prince mit pied à terre et s’en fut la rejoindre, incapable de savoir s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme. Descendant quelques marches, il découvrit une salle aménagée au sein des formidables racines où, dans des niches creusées à même la terre, étaient disposés des quantités formidables de bocaux, remplis de mousse et de lichens, et des cages scintillantes où voletaient des insectes, tous phosphorescents. Au milieu, trônait une monumentale table en châtaigner sur laquelle était posé un récipient fumant.

– Sers-toi ! Bois de tout ton saoul mon garçon, pendant que je vais amener ta jument dans l’enclos. Les bêtes sauvages sont rares en cette saison, mais sait-on jamais…

Le prince la remercia, puis elle s’éclipsa, l’abandonnant seul dans la pièce, face au chaudron et à son mystérieux breuvage. Cependant, comme il avait grand soif, il n’hésita que peu de temps et se servit un large verre qu’il but goulûment. La note dominante était la pomme, puis vint l’orange, ensuite la bergamote. Reprenant de la chaude liqueur, il lui semblait que les racines prenaient vie.

– Que vois-tu mon garçon ? susurra soudain une voix à la fois si proche et si lointaine.

Hélas, il se sentait bien en peine de répondre tant les mots lui apparaissaient vides de sens et impuissants.

– Dis moi seulement ce que tu vois, répéta la voix. Peu importe ce qu’ils sont, sens, construction, ordre ou chaos, ce sont deux états du même objet.

– Ombre, chaos, femme, homme, il se métamorphose. L’un n’existe pas sans l’autre. À moins que moins que ce ne soit l’autre qui existe pour l’un. Où est dont passé l’illusion ? Je ne vois plus que des chevaux. L’un existe parce que l’autre est. Mais l’autre est parce qu’il n’existe plus rien au milieu de toute chose. Chacun d’entre eux est la prison de l’autre. Libéré l’un, c’est condamné l’autre. Empêché l’un, c’est équilibré l’autre. Mais l’un se cache et l’autre le sait. Il frappe le milieu de l’arbre de vie.

– Continue mon garçon ! File ton propos ! Ne t’arrête pas au bord du rivage.

Et le jeune homme ivre de son délire n’en finit pas de libérer le flot intarissable de sa logorrhée, que la femme agenouillée à son chevet recueille et couche sur un parchemin de vélin.

Troublé, l’homme reposa sur sa table le manuscrit. À côtoyer cet enfant si étrange et si silencieux, en même temps qu’il était terriblement mature, il parvenait à en dessiner certains traits et se demandait quelle réponse il obtiendrait s’il sollicitait un entretien avec ses parents. Ces derniers tenaient, pour des raisons qui leur étaient propres et qu’il respectait, à ne jamais rencontrer ses professeurs ; chose qu’aucun de ses collègues n’avait tentée jusqu’alors. Pourtant, après avoir l’avoir lu, il n’avait plus que ce désir en tête, ne serait que pour apprendre son véritable nom. En effet, celui qui était inscrit sur sa copie sonnait aussi creux qu’une coquille de noix vide. Il était comme un masque dont il se serait affublé pour se dissimuler, bien qu’il fût bien trop grand pour lui. Et plutôt que de lui poser la question, il inscrivit quelques mots en bas de son devoir :

Celle que tu cherches est au fond d’une grotte gardée par un dragon d’argent. Seules les larmes te permettront de triompher. Lorsque tu l’auras fait, tu devras renverser ton regard pour voir au-delà du miroir et enfin tu pourras t’unir à celle que tu chéris. Ainsi, la délivreras-tu de celui que l’on appelle l’homme aux yeux-miroirs.


Texte publié par Diogene, 30 novembre 2016 à 22h35
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