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tome 1, Chapitre 16 « Pensées Figées » tome 1, Chapitre 16

Les coups… encore et toujours les coups. Poings. Pieds. Ils s’abattaient sur son corps, tentant de meurtrir la chair tendre. Hélas, ils étaient si lents, si peu précis, qu’il les eut esquivés avec une facilité déconcertante. Pourtant, il n’en faisait rien, que ce soit pour les éviter ou les contrer, alors même qu’il aurait été capable de se saisir de ses adversaires et les jeter aux quatre vents. Non, il restait passif, se contentant de recevoir et de s’enfermer dans sa carapace miroir.

À l’intérieur, il lui faisait face, lui, l’homme en noir et ses yeux miroirs. Ils se jaugeaient, chiens de faïence, chacun attendant que l’autre prit la parole. Un sourire, sardonique, était peint sur ses lèvres ; artiste esthète savourant la situation. Il lui semblait l’entendre lui susurrer des paroles tout à la fois douces et amères, cependant même que ses lèvres demeuraient scellées, sans toutefois se départir de ses esquisses.

– Ne l’entends-tu pas te supplier dans les tréfonds de leurs âmes. Allons… même enfouie, la magie demeure.

Mais l’enfant ne l’écoutait pas et se forçait à demeurer sourd à ses suppliques, pourtant ô combien véridiques. Il préférait poursuivre sa descente dans les enfers sombres de sa propre ignorance. C’est à peine s’il entendait ses ricanements, à moins que ce ne fussent ceux de ces garnements qui, lassés, avaient cessé leur danse de douleur pour mieux tromper l’heure. Lorsque enfin il rouvrit les yeux, tous s’étaient envolés et dispersés aux quatre coins de la ville. De souvenirs de sa bagarre, il ne gardait que des vêtements déchirés et des traces de pieds un peu partout. Chose étrange, il ne portait nulle part trace d’ecchymoses ou de coups, car seules des armes forgées d’un acte d’amour étaient capables de le blesser, non celles qui sont inspirées par la haine ou la peur. En effet, qu’avait-il lu en cet instant au fond de leurs yeux, alors même qu’ils s’apprêtaient à lever la main sur lui. Rien, sinon la crainte, un effroi sans nom, qu’ils étaient bien incapables de s’expliquer, car ils avaient oublié. De plus grands expliqueraient que cela s’appelle l’instinct et ce serait le cerveau dit reptilien, au niveau de l’amygdale, le responsable. Mais l’enfant n’en avait que faire et s’en moquait. Il avait atteint leur cœur et c’est en cet instant que tous s’étaient retrouvés nus et tous l’avaient su. Liés par ce savoir invisible, ils se tairaient et n’oseraient plus lever la main sur lui. Et eux, qu’avaient-ils entraperçus au fond des siens, si ce n’était cette bulle de vacuité où gisaient jadis ses souvenirs ? L’enfant savourait cette pensée. En effet, n’y avait-il rien de plus terrible qu’un grand vide, surtout lorsque l’on ignore où se trouve le fond ?

Recroquevillé dans la boue, l’enfant étira ses membres engourdis, puis se releva sous les yeux d’un couple qui marchait sur le trottoir, face au terrain vague. Les remarqua-t-il ou les ignora-t-il ? L’enfant répondrait sûrement :

– À quoi bon ? Je n’appartiens plus à ce monde.

Et l’enfant prit la fuite, s’enfonçant dans le dédale des ruelles qui jouxtaient le terrain vague, où venait d’avoir lieu la bagarre. En chemin, il croisa quelques pèlerins, lunettes noires et cannes blanches à la main, qui se déplaçaient en bande organisée. Ils marchaient les uns derrière les autres, ne s’accordant que de courtes pauses au cours desquelles ils écoutaient les murmures de la ville. Eux, au moins, ne verraient pas son visage bleui d’ecchymoses qui, déjà, disparaissaient à mesure que le soleil s’éteignait. C’étaient les débuts de l’hiver, comme automne semblait lointain désormais, cependant que les premiers frimas ne s’installeraient que d’ici quelques semaines. Dépassé la procession, l’enfant s’enfonça dans le labyrinthe sombre au sein duquel se dissimulait sa maison, fondu dans une multitude d’identiques et mornes pavillons. La chaussée défoncée et les trottoirs ravinés métamorphosaient ces lieux sinistres en des îlots lugubres dans lesquels seuls les plus téméraires osaient s’aventurer. Insouciant, il trottinait sous les arbres nus dont les ombres se projetaient sur les murs, suivant du regard les lignes noires des câbles suspendues. Le ciel était coloré de mauve et de pourpre et les lampadaires, du moins pour ceux encore capables d’officier, commençaient tout juste à ouvrir leur œil unique de cyclope électrique. L’enfant s’amusait à les voir osciller, hoqueter lorsqu’il s’allumait, mais alors il les détestait, car à cet instant ils lui barraient la porte qui l’aurait conduit sur le chemin de ce ciel étoilé qui dominait toutes les entités.

Dans la rue, il ne croisa personne hormis un chat persan au regard bien trop perçant.; rencontre incongrue en un pareil lieu où les façades croulantes le disputaient aux murs lépreux. Arrivé devant l’une d’entre elles, une maison à la clôture dévorée pour la rouille et le lierre, l’enfant s’engouffre par la porte bringuebalante et s’arrêta un instant. Par les volets clos, aucune lumière ne perçait. Il était bien trop tôt, ou bien trop tard. Mais cela ne l’émut guère, car il disparut bientôt derrière la porte noire. Dans les couloirs, le silence était maître de cérémonies, seulement troublées par les rares glougloutements de l’eau circulant dans les tuyaux. En chemin, il jeta un coup d’œil à la pièce qui leur servait de cuisine. Circonspect, il s’y attarda un moment avant de s’en écarter. La faim ne serait pas sa compagne ce soir, c’était d’une tout autre nourriture dont il aurait besoin pour se sustenter. Ainsi, se plongea-t-il dans une chambre emplie d’obscure au fond de laquelle brillait une paire d’yeux étincelante qui disparut sitôt l’enfant venu. Passant une main sur les couvertures, il cherchait du bout des doigts le livre tant convoité. Il aimait, lorsqu’il sentait les forces lui manquer, ou que le poids de sa fuite sans fin se faisait plus prégnant, se réfugier dans les contes où monstres et autres sorciers n’étaient que des tigres de papier. Néanmoins, il n’ignorait pas quelle vérité se dissimulait derrière ces mêmes feuillets parcheminés.

Derrière lui, dans un grand miroir nimbé d’obscures dorures, un enfant le contemplait. Entre ses doigts, roulait une bille semblable à de l’ambre échouée. Qu’exprimaient en cet instant ses yeux ? Nul n’aurait su l’exprimer, tant il y avait de choses au fond de ses pupilles. En fait, il se contentait d’être là, à l’observer et à l’écouter, car il aimait lire à voix haute.

– Vous êtes prêts vous autres ! s’époumona une voix

– Oui ! s’exclamèrent trois autres.

Et ce sont trois compagnons accompagnant un prince qui s’en furent en direction de la forteresse des Reflets. Cependant, il leur fallait auparavant traverser la forêt, rendue périlleuse par la tempête.

– Odorno ! Je ne sais pas où tu l’as pêché, mais franchement tu aurais pu la rejeter dans la rivière. Riche idée que tu as eu de nous faire passer par la forêt des Chenus. Tout cela parce que tu nous as soutenus mordicus que ce serait un raccourci. Non, mais tu as vu un peu tous ces troncs couchés ! Comment veux-tu que nous circulions avec nos montures ? s’exaspérait Vanigorne.

– Sans compter les trous d’eau remplis d’eau, ajouta Léïorno.

– Ah oui ? Et passer par la plaine et ses tourbières ! Tu crois vraiment que le chemin en eut été plus praticable ? Génie de bazar ! répliqua Odorno.

– Au moins les tourbières, on les repère, môssieur le voyant de carnaval !

– Bougre de flat…

Mais Vanigorne ne put achever sa phrase, qu’Odorno se précipitait sur lui pour mieux chuter avec lui dans une mare en bordure du chemin, éclaboussant avec générosité les spectateurs involontaires qu’étaient le prince et Léïorno.

– Ne vous en laissez pas conter Hippolyte, vous avez pu remarquer comme la moindre remarque est prétexte à la dispute entre eux, soupira ce dernier, philosophe. Cependant, Vanigorne n’avait pas tout à fait tort, car le vent avait couché sur le sol de nombreux arbres et il nous faut être attentifs où nos pas nous mènent.

– Le chemin sera-t-il encore long jusqu’à la forteresse ?

La figure tournée vers l’horizon, il scrutait la ligne de crête :

– Si ces deux clowns cessent leurs chamailleries, alors nous y serons au zénith, lança-t-il à l’adresse des deux jeunes sots qui se rapprochaient dangereusement d’une rivière boueuse.

Cependant, trop occupés à s’échanger coups de pieds et autres mains mal placées, ils ne la remarquèrent pas et s’y précipitèrent de concert.

– J’ai froid, grelottait l’un.

– Et moi je gèle, glapissait l’autre.

Derrière eux s’agitaient des affaires, recouvertes de croûtes terreuses, s’agitaient sous l’effet d’un vent peu amène, tandis qu’ils s’approchaient d’autant qu’ils le pouvaient leurs mains transies du foyer improvisé.

– Et pourquoi m’as-tu poussé dans là-dedans Odorno ?

– Je pourrai te retourner la question, Vanigorne.

Même nus, presque pétrifiés par le froid, les deux compagnons étaient toujours prêts à en découdre.

Incorrigible professait le regard navré de Léïorno à l’adresse du prince.

– Ce n’est pas grave, nous arriverons seulement quelques heures plus tard. Ensuite, nous nous séparerons et vous poursuivrez de votre côté votre quête. Vous n’aurez pas besoin de nous dans ses intérieurs.

– Merci, souffla Hippolyte.

– Ne nous remerciez que, lorsque vous y serez.

Ce dernier ne saisit pas complètement le sens de cette injonction, mais ne l’en respecta pas moins. Pendant ce temps, Vanigorne et Odorno, trop exténués par leur vaine lutte aquatique, s’invectivaient de plus bel, faute de pouvoir régler leur différend à l’aide de leurs poings.


Texte publié par Diogene, 26 octobre 2016 à 22h16
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