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tome 1, Chapitre 14 « Prédation » tome 1, Chapitre 14

Hélas, s’il y gagna en force et en endurance, il ne fit point plus grande connaissance ; tout juste était-il étonné de leur façon d’exécuter leur œuvre. En effet, à chaque arbre abattu, ils prenaient soin d’en récolter tous les fruits qu’ils entassaient dans d’immenses paniers. À la suite de quoi, ils les amenaient à un couple vivant dans la forêt. Puis, au bout de sept jours, ces derniers leur en restituaient les trois quarts qui étaient alors dispersées le long des chemins. Quant au reste, il était partagé entre les ouvriers qui en faisaient alors usage. C’est ainsi qu’un soir, alors que le temps était clair et la chaleur généreuse, il s’en ouvrit à ses compagnons.

– Pardonnez ma méconnaissance de vos us et coutumes. Cependant, depuis que je suis avec vous, je ne cesse de m’étonner de bien des choses.

– Hé, mais c’est que tu t’exprimes drôlement pour un compagnon, s’esclaffa un bûcheron à la barbe hirsute.

Confus, le prince piqua un fard et se plongea dans son gruau. Il ne s’exprimait habituellement que peu, de manière à dissimuler ses nobles origines.

– Yvan, arrête un peu. Regarde-le ! Il est tout embarrassé. Pardonne à mon compagnon et pose donc ta question. Au fait, je ne crois pas que nous n'ayons jamais entendu ton prénom.

Mesurant sa méprise, le jeune homme lança le premier nom, qui lui vint à l’esprit, et c’est ainsi qu’il fut baptisé Hippolyte par ses compagnons. L’incident clos, ce dernier put enfin interroger ses compagnons :

– Pourquoi donc, coupez-vous aussi peu d’arbres, surtout en autant de temps ? Et qui sont cet homme et cette femme qui habitent au fond de ces bois ? Sont des sorciers ou des devins ?

– Hé, petit Hippolyte ! Je croyais que tu avais une question, pas une avalanche, éclata de rire celui qui avait rabroué Yvan.

– Cesse donc de te moquer, Madolfo ! Regarde-le !

Encore plus rouge, le pauvre prince aurait voulu se cacher six pieds sous terre ou se faire petite souris, si seulement cela lui avait été possible.

– Ne t’inquiète pas, gamin ! Que tu es une ou un millier, nous y répondrons, s’exclama Madolfo, en jetant une bûche dans le foyer pierreux. Yvan va tout t’expliquer. Il est plus doué que moi pour ça.

– Ah oui ! Hé, je croyais que c’était toi le cerveau ! rétorqua ce dernier.

Mais Madolfo se contenta de hausser les épaules.

– Ah, peste sois-tu ! Excuse ma rudesse jeune Hippolyte, mais je vais te répondre en te posant une question. Sais-tu quel âge ont les arbres que nous abattons ?

Le jeune homme leva les yeux au ciel tout en remuant les doigts.

– Au moins 30 ans, je crois.

– Hé, mais c’est qu’il a l’œil ce petit, ajouta tout bas l’un de ses compagnons ; Anudarian croyait-il se souvenir.

– C’est donc vous qui les avez planté, si je comprends bien ! s’exclama-t-il soudain, déclenchant l’hilarité générale.

– Bigre ! Nous serions déjà si vieux, Madolfo ! s’étouffa Yvan.

– Par… pardon, bredouilla Hippolyte, sûr de sa méprise.

Mais, d’une grande claque dans le dos, Madolfo le remet d’aplomb.

– Tu es fin observateur, toi. Tous ces arbres que nous abattons ont tous au moins 30 printemps, rarement plus de 60. Les bois les plus âgés sont, eux, réservés à des usages très particuliers. Il nous arrive aussi d’en abattre de plus jeunes, tous malades ou dangereux. Nous ne nous permettons pas de détruire l’avenir de notre forêt, non plus que le nôtre ; nous dépendons d’elle. De la même manière nous récoltons les graines pour la régénérer. Si tu veux, tu pourras en discuter avec Denosar et sa femme. Ils t’expliqueront en quoi consiste leur travail.

– À quoi bon couper plus d’arbres que nous ne pouvons en transporter et que nos menuisiers et ébénistes ne peuvent travailler. Cela n’a aucun sens, renchérit un autre compagnon, Merovien.

Hippolyte était de plus en plus déconcerté, car il y avait de la peur dans leur propos. Se pouvait-il que cela ait un lien avec cet homme aux yeux miroirs, qu’il cherchait en vain. Il en doutait. De plus, il avait remarqué un autre fait singulier. Depuis le temps qu’il s’était fait bûcheron, il avait appris à connaître l’âge des arbres et les plus âgés de ces derniers ne dépassaient guère les 150 – 200 printemps, alors même que nombre des essences présentes possédaient des longévités bien supérieures.

– Merci pour vos réponses, compagnons. Cependant, puis-je vous poser une dernière question ?

– Fais donc ! s’exclamèrent-ils tous en chœur.

– Où sont les arbres remarquables ? Où sont donc passés ceux qui font la grandeur de ces lieux?

Mais au lieu des paroles, ce sont des visages fermés qui se tournèrent vers lui.

– Demain, nous t’emmènerons auprès du devin et de sa femme. Ils t’expliqueront ce que tu désires savoir, gronda Madolfo, avant de se refermer dans le mutisme à l’image de ses autres compagnons.

Et la nuit se passa.

******************

– Sœur Éludine !

– Oui, Filanus ?

– Pourquoi ne lui ont-ils pas répondu, s’éleva soudain une voix.

– Cela ne saura tarder. Allons, rassieds-toi. Il serait dommage de perdre le fil de l’histoire.

Le garçon hocha vigoureusement du chef, avant de se remettre en tailleur, non sans jeter d'indiscrètes œillades dépitées. Constatant cela, la sœur retint avec difficulté un sourire naissant.

******************

– Nous y voici, annonça Anudarian, tandis qu’Yvan frappait à la porte du chalet.

Celle-ci s’ouvrit bientôt sur une femme à la chevelure de feu et de jais.

– Tiens ! Vous êtes déjà de retour ?

Yvan s’approcha d’elle, puis lui glissa quelques mots à l’oreille. Son visage se couvrit alors de plus soucieux.

– Qu’il entre ! Quant à vous autres, vous pouvez retourner à vos abattages.

Sur ces mots, tous s’éclipsèrent à l’exception du garçon qui demeura avec cette femme qui les avait matés d’un mot.

– Viens, nous avons du thé de pin et du pain d’épices à l’intérieur.

Hésitant, Hippolyte ne la suivit pas moins.

– Alors comme ça, tu t’intéresses au passé de cette forêt, murmura un homme entre deux âges aux tempes grisonnantes.

– Euh…

– Tu as remarqué qu’il n’y avait pas d’arbres remarquables, n’est-ce pas ? enchaîna la femme, un enfançon dans les bras. Quelle conclusion en tires-tu ?

Assise dans un fauteuil et jetant une couverture sur elle, elle entreprit de lui donner le sein.

– Je te présente ma femme, Solénia. Cependant, prends donc un peu d’infusion, il est parfumé avec la sève des pins. Le goût est un peu fort, tu n’es pas obligé d’aimer.

– Nous avons du miel également, ajouta Solénia en indiquant un pot en argile, d’où dépassait une large spatule en bois.

Méfiant, le jeune homme prit un fauteuil et attendit que lui et sa femme s’en fussent servis. Ainsi, rassuré, il accepta à son tour de tremper ses lèvres dans le breuvage résiné. Les arômes étaient si puissants, qu’il accepta sans hésiter la liqueur sucrée, accompagné d’une tranche de ce pain si délicieusement épicé, qui s’était matérialisé devant lui.

– Bien… maintenant que nous avons partagé avec toi, pain et boisson, fais-nous donc part de tes conclusions. Nous te narrerons ensuite l’histoire de cette forêt, dont nous sommes les gardiens et invités.

Quand l’homme eut achevé son récit, ce n’était plus la curiosité mais l’effroi qui se peignait sur le visage du garçon.

– Attention à ne pas t’en remettre à des jugements hâtifs, jeune Hippolyte, murmura sa femme, son enfant assoupi entre les bras. Ce que nous avons accompli ce jour-là était le prix à payer pour régénérer ces lieux meurtris. Nous avons répondu à l’appel d’une nature dont l’équilibre avait été rompu. Cela aurait pu être le fait de n’importe quelle espèce, pourvue qu’elle fut assez vaniteuse et fier d’elle-même.

– Interroge-toi, chuchota Denosar Que serait-il arrivé à la population de ce royaume si la forêt avait cessé d’être.

Le prince était troublé par leurs paroles et il ne lui offrait aucune échappatoire. En fait, la faute originelle en incombait à ceux qui s’étaient autoproclamés maîtres de cette forêt, s’arrogeant alors des droits imaginaires. En agissant ainsi, c’est de leur avenir et d’eux-mêmes qu’ils s’amputaient. Eux, Denosar et sa femme Solénia, n’avait fait que rétablir la position des fléaux au prix du sang de quelques-uns qui, ironiquement, étaient devenus les parents de ce lieu, qu’ils avaient eux-mêmes anéanti.

– Reprends donc un peu de pain d’épices, mon garçon. Tu es tout pâle, murmura Solénia, l’enfant dormant toujours.

Sa voix était étouffée, comme s’il devenait sourd. Cependant, il ne se fit pas prier pour se saisir d’une nouvelle tranche qu’il dévora de bon aloi, puis but de nouveau une gorgée de thé pour aider.

– Pour… pourquoi la piiiiè… ce tourne-t-elllllle, marmonnait-il, la vue trouble et la bouche emplie de ballots de laine.

– C’est le thé de l’oubliiiiiiiii, mon garçon, lui susurra Denosar.

Même sa voix s’entremêlait et il n’arrivait plus à en dévider le fil.

– Leeeee… quoi, ânonna-t-il piteux. Sa main, devenue plus lourde que du plomb, renversa sa tasse, trempant le reste de son pain et la table.

Hippolyte tenta de se relever, mais ce ne fut que pour mieux tanguer et chuter. « Tu te réveilleras bientôt » furent les derniers mots qui lui parvinrent, avant qu’il ne sombra pour de bon.

******************

– Ils ne vont tout de même pas le manger, sœur Éludine ! pépia soudain une voix.

– Chut ! Tais-toi ! en intima une autre.

Cependant, le premier ne l’entendait pas de cette oreille et mordit celui qui venait de la rabrouer ainsi, qui poussa alors un cri perçant.

– Enfin ! Sont-ce là des manières ? Oniriel ! Depuis quand mord-on ses camarades ?

L’intéressé, penaud, lâcha brusquement sa victime et marmonna un, presque indistinguable, « jamais ».

– Bien. Maintenant, excuse-toi auprès d’Héribert, que nous poursuivions.

– Pardon Héribert, jeta Oniriel, vexé.

Satisfaite, sœur Éludine s’apprêtait à reprendre le fil de son récit lorsque, remarquant le lever des couleurs du couchant, elle s’interrompit.

– Ah ! vous m’en voyez navré les enfants, mais il est temps pour vous de gagner vos lits.

Aussitôt des soupirs chagrinés gagnèrent la petite assemblée, qui se changèrent en sourire dès que sœur Éludine leur annonça qu’elle poursuivrait sa lecture le lendemain après-midi. Puis, se levant, elle les invita à en faire autant.

Pendant ce temps, un homme, droit, malgré la répulsion que lui inspiraient la situation et les regards envieux qui le dévoraient, s’avançait vers une pièce, d’où il ne savait si jamais il ressortirait.


Texte publié par Diogene, 15 octobre 2016 à 18h15
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