Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 9 « Le Chagrin » tome 1, Chapitre 9

L’homme se saisit alors de la tête et le porte à sa hauteur.

– Alors, était-ce à votre goût ?

Il jeta un regard indifférent au cadavre gisant. Il pouvait tout aussi bien le laisser ainsi, car personne ne s’inquiéterait de sa présence. Puis, il jeta la tête, qui vola au travers de la pièce, projectile de chair morte, et alla s’écraser sur le mur de pierre. Remettant sa lame au fourreau, il la déposa avec délicatesse sur le râtelier, avant de partir se présenter au valet de pied, qui l’attendait sous le porche, de l’autre côté. Une torche à la main, ce dernier patientait, au bas d’un escalier.

– Un instant, murmura-t-il, quand le voyageur fut à sa hauteur. Je dois m’assurer de votre probité.

– Faites donc, lui répondit l’homme en esquissant un sourire étrange.

Sa présence en ces lieux n’était nullement fortuite. Il avait été attiré, tel un papillon de nuit par la flamme d’une bougie, par les charmes du chagrin et de la mort, qui, soudain, s’étaient invités en chemin.

– Un bien grand malheur s’est abattu en ces lieux, susurra-t-il d’une voix mielleuse.

Néanmoins, le valet ne cilla pas, demeurant attentif à sa tâche. L’homme n’insista pas, sans pour autant se départir de son énigmatique sourire, toujours attentif aux gestes du domestique, qui soudain se releva.

– Venez, je vais vous montrer votre chambre. Nous nous procurerons un bouillon et un peu de pain de nos cuisines. Cependant, n’espérez rien de plus de notre part, fit sèchement l’homme.

– Je vous remercie et rassurez tout de suite votre seigneur et maître, mes besoins sont fort modestes.

– Je l’en assurerai, soyez-en certains, répliqua son interlocuteur, tandis qu’ils prenaient pied sur une plate-forme de pierre. Par ici, si vous voulez bien me suivre.

Sur les murs, de lourdes tentures étaient suspendues, remparts bien dérisoires, face au froid mordant du dehors. Entre chacun, des torches éclaboussaient le passage d’une lueur vive, redonnant un semblant de vie à des lieux, qui en étaient dépourvus.

Bientôt, ils arrivèrent devant une porte, dont la rainure faisait s’infiltrer un air glacial. Mais de cela, il n’en avait cure.

– Voici votre couche pour la nuit, fit le valet, en poussant la lourde porte. Je descends en cuisine ordonner que l’on vous prépare et monte votre souper.

– Merci, éluda l’homme en examinant la pièce.

C’était une chambre minuscule, dans laquelle le seul contact avec l’extérieur consistait en une meurtrière. Un vieux matelas, bourré de paille gâtée, faisait office de lit et, jetés en vrac dans un coin, quelques couvertures en laine, graisseuses et puantes. Une modeste table en bois, branlante, et un tabouret poussiéreux complétaient l’ameublement spartiate. Derrière lui, le valet était parti en refermant la porte et maintenant son ombre prenait des proportions inquiétantes.

– Encore un peu de patience, chuchota-t-il.

Et s’allongeant sur la couche molle, il ferma les yeux, pour ne les rouvrir qu’une vingtaine de minutes plus tard, lorsqu’une main frappa à la porte.

– Entrez donc ! La porte est ouverte. Vous n’aurez qu’à déposer le souper sur la table.

S’introduisit alors une frêle silhouette, porteuse d’un large plateau en bois, sur lequel reposait un bol de bouillon fumant, ainsi qu’un généreux quignon de pain. Timidement, elle posa les affaires sur la table et fit mine de s’en aller.

– Restez donc un instant jeune fille, voulez-vous, chuchota l’homme toujours allongé sur sa couche.

– C’est que je ne peux, seigneur. J’ai encore un service à remplir en cuisine, supplia-t-elle, dans l’ombre.

– Vraiment, pouffa-t-il, en fouillant dans sa poche. Voyez-vous, je ne mange jamais tout de suite. Je tiens toujours à goûter les plats que l’on me prépare et à en partager les impressions.

– C’est que…

– Ne dites rien et prenez ceci. Vous la remettrez au chef des cuisines, en dédommagement de votre retard, lui glissa-t-il, tout en lui tendant une petite bourse de cuir. Ne lui en donnez qu’une seule, vous n’aurez qu’à garder les autres.

L’ombre fit aussitôt disparaître la bourse, tandis que l’homme croquait à pleines dents dans le quignon de pain. Il fit ensuite passer ce dernier, à l’aide d’une gorgée de bouillon, qu’il savoura longuement.

– Quelque chose vous gêne, seigneur ?

– Oh, non ! Seulement, il y avait longtemps que je n’avais goûté de soupe si savoureuse. Est-ce vous qui l’avez confectionnée ?

La silhouette encapuchonnée hocha doucement la tête.

– Elle a le goût du chagrin et de la tristesse. Vous avez pleuré en la préparant, n’est-ce pas ?

Un hoquet de surprise fut la réponse.

– Les larmes versées contiennent le sel le plus pur et le plus savoureux de ce monde, et encore plus lorsqu’il s’agit d’amour, d’amour secret qui plus est. Laissez-moi deviner, je vous prie.

L’homme prit une profonde inspiration, savourant la peur et la curiosité qu’il inspirait à cette âme implorante.

– Retournez donc en cuisine et surtout n’oubliez pas de la lui donner, ainsi il ne vous en cuira point. Quant à moi, je m’en vais de ce pas savourer ce délicieux repas.

L’ombre se retira alors en silence, tandis que l’étranger commençait son frugal repas.

Dans le couloir qui la menait vers le sous-sol , d’où grondait la voix des cuisines, la jeune femme serrait fort contre elle la petite bourse de cuir. Curieuse, dans une niche creusée dans la pierre, elle l’avait ouverte pour en découvrir le contenu : des rouelles brillantes et dorées, comme elle n’en avait jamais vu.

– Ce sont des agnelles, souffla une voix derrière elle.

Vivement, elle se retourna, mais ne découvrit que les ombres profondes. Puis, se souvenant qu’elle était attendue en bas, elle courut à perdre haleine dans les cuisines. À quelques pas de là, elle attrapa l’une des pièces et la glissa dans le creux de sa main. Sûre d’elle, elle descendit les dernières marches et parut dans la lumière.

– Enfin ! rugit une voix. Tu en as mis du temps. Maître Kharte allait me demander à te faire donner du fouet.

– Vous présenterez mes excuses à maître Kharte. Cependant, le seigneur m’a retenu, affirma-t-elle en s’approchant de lui pour lui glisser dans la paume l’agnelle.

Surpris, le maître-coq coula un regard vers son poing, avant de marmonner :

– Très bien, très bien. Je ne dirai rien. Et maintenant, file ! Il reste de la vaisselle à ranger, ensuite tu pourras aller dormir.

La souillon ne se le fit pas dire deux fois et s’éclipsa, le cœur empli des compliments de l’étranger. Pendant ce temps, l’homme au tablier ruminait, sans doute, aurait-il eu été préférable qu’il portât lui-même le plateau à ce seigneur, si généreux. En attendant, il examinait sous toutes les coutures la pièce. Elle brillait de mille feux dorés. Dans son esprit ainsi enflammé, il se demandait quelle chose fabuleuse il s’offrirait. Sans joie, il contemplait la cuisine vide. Hélas, ce seigneur n’était qu’un voyageur ayant trouvé refuge en ces lieux. Il ne devait posséder ni terre ni pierre, et n’aurait donc jamais besoin de ses services. Se levant de sa chaise, il tira du vin chaud de la marmite et en emplit plusieurs pichets, qu’il posa sur un plateau. Les épices font jaillir la joie dans le cœur, disait le dicton, et ses seigneurs et maîtres en auraient besoin, eux qui l’avaient rongé par le plus profond des chagrins. Ôtant la marmite du feu, il la posa au pied de l’âtre, qu’il recouvrit de cendres froides, afin d’étouffer les dernières flammes. Sans cette lueur, la cuisine se mettait au diapason de la maison, devenue depuis quelques heures un tombeau. Porteur du plateau, le maître-coq marchait d’un pas pesant au travers des couloirs obscurs et silencieux. Arrivé devant une porte ouvragée, il frappa quelques coups discrets ; elle s’ouvrit sans un bruit. Les yeux baissés, il entra dans la nuit, avant de se retirer, laissant à leur chagrin les châtelains.

– Nous sommes prêts, commandeur ! Nous avons coupé toutes les retraites et les voies d’accès.

Sur son cheval, l’homme regardait au travers d’une lunette l’horizon derrière la sombre bâtisse. Encore quelques minutes et le soleil se lèverait. Il brandit alors au-dessus de lui le symbole de leur puissance, une oriflamme représentant un oiseau d’or tenant entre ses serres une gigantesque flamberge, et hurla :

– Exterminez-moi cette vermine, au nom de Styrr !


Texte publié par Diogene, 20 août 2016 à 09h53
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 9 « Le Chagrin » tome 1, Chapitre 9
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2629 histoires publiées
1177 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Audrey02
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés