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Émotions  : dysfonctionnements chroniques d'un système, quotidiennement détruit par sa propre inutilité.

Je suis croyant et croyez-moi, surtout croyez-moi, ce n'est pas une mince affaire ni une décision aisée à prendre. Certains croient par amour ; d'autres, par habitude. D'autres n'ont que l'innocence, l'insouciance, l'inconscience comme excuse. Moi, moi j'ai une foi de dépit. De désespoir et de tourbillons si profonds qu'on peut en perdre l'esprit.

Je ne me sens pas supérieur, non. Je ne suis qu'une chiure de mouche dans la grande litière de l'univers. Et c'est bien le nœud du problème… le cœur de ce problème insensé.

La tempête fait rage et je ne vois plus clair. Au loin les vagues dessinent, emportées dans une danse effroyable qui déchire alternativement mes yeux et l'horizon, de leur haleine salée, des dents, des crocs. Le vent hurle. Il monte vers l'étendue sombre des nuages, s'amuse sous leur ventre avant de plonger vers nous et de nous balayer. Les voiles s'agitent vainement. Le bateau se cabre comme un cheval fou, un animal au bord du gouffre.

Avez-vous déjà eu peur ? Je veux dire : réellement peur. De ce sentiment qui vous gèle les entrailles. J'ai eu peur, souvent. Je suis un trouillard. Il m'a peut-être fallu ce courage de croire envers et contre tout, de mettre de côté mes angoisses instinctives – celui qui va mourir les comprend ; celui qui n'est voué qu'à mourir les vit à chaque instant. Il faut choisir avec soin les raisons pour lesquelles on croit. J'ai choisi les miennes. Je n'attendais pas d'être sauvé, non, pas particulièrement. Je traînais mes peines et ma frayeur constante derrière moi tels des boulets solidement accrochés à mes chevilles.

Émotions : classique réaction chimique face à la farouche vacuité des choses.

Un éclair coupe le ciel. Les nuages se partagent. La foule des gémissements glacés de l'air, concert des êtres immenses et beaux là-haut, au supplice, qui nous regardent, les mains serrées sur les volutes de l'eau condensée revêtue de noir, me perce la poitrine. Ou bien s'amusent-ils ? Est-ce un chœur de l'ombre, lancé au-dessus de notre désespoir pour accompagner dans la réjouissance la plus complète la fin de notre vacuité programmée, je ne sais plus. La pluie cingle mon visage et se mêle aux gifles des bourrasques. Au loin, entre deux lambeaux du brouillon de ciel d'encre, une lueur fantomatique et ronde luit, rougeâtre, mais qui se pare de reflets oranges. L’œil terrible.

J'entends des hurlements et des imprécations qui gonflent, absurdes, par-delà les éléments. Des formes vagues passent devant moi, me frôlent, me hérissent les cheveux et les poils des bras dans un dernier sursaut de mon corps qui veut vivre et les suivre, s'agiter, courir, rétablir la force de la domination humaine sur les lois de la nature déchaînée. Mes semblables, marins qui se déploient su le pont pour sauver leur peau et la mienne.

Avez-vous déjà eu peur ? Je veux dire : réellement peur. Je le pensais aussi. Mais quand la vérité implacable vous saisit à la gorge, vous met des larmes, vous noie, vous étrangle, vous saigne à blanc et fait couler, oui, tout ce sang, vous susurre que vous n'êtes déjà plus que cadavre, illusion parfaite, et peint dans ce monde d'éphémères en mouvement - quand la vérité implacable vous saisit à la gorge et que vous voyez la mort en face…

Émotions : cancer de la matière palpitante.

Je m'accroche au bastingage avec l'énergie du désespoir. Les échardes me rentrent dans la peau et râpent jusqu'à me donner envie de vomir, le fer glissant fait déraper mes paumes. J'ai la sensation de devoir tenir tête à toute la tempête, le visage levé contre les rafales, la pluie s'abattant dans sa froideur sur moi. En haut le tonnerre gronde, jeté en poignées vengeresses. Et les lueurs se mélangent, entre noir de charbon et rouge d'apocalypse ; et je crois voir, derrière le voile de ces teintes violentes, les contours de son visage encore dissimulé derrière un voile de pudeur. Si seulement je pouvais l'arracher, pour mieux le contempler… je le devine, cet Éternel tout à coup si hideux qu'il en fait chavirer ma conscience. Un soubresaut de vagues m'asperge et je trébuche. Le déchirement de tonnerre m'aveugle, me renverse et je m'étale sur un pont noyé, humide de ce sel qui se colle à ma peau, me pique les yeux, entre dans mon nez pour m'étouffer, déliant son goût amer d'algues putrescentes. Sous moi, le bois tremble. Gémit. Agonise. Les soubresauts passent dans mon corps, se fondent en moi et m'annihilent. Je ne suis plus que tempête moi aussi, effondré, brisé par les éléments qui, sans distinction, bêtes et méchants, dévastent tout. La fureur du monde me suffoque mais je sens avec horreur que les recoins de mon âme se galvanisent d'une telle férocité. Mes nerfs s'embrasent. Mon cœur tambourine. Mes poumons se déploient et se plient dans un rythme de respiration saccadée, il me faut respirer, inspirer l'air vicié si profond et intense qu'il en devient élixir. C'est une potion de violence qui m'empoisonne, essence et quintessence d'un monde dont je croyais connaître les secrets mais dont je m'aperçois qu'il m'était un étranger, bête sauvage tapie dans l'envie de me mordre à la gorge et sentir sous sa dentition craquer les os de ma nuque, et pendre mollement mon crâne entre ses babines dégoulinantes. Le monde n'est pas un ami. Un hôte, tout au plus, qui peut décider de vous planter au cœur le couteau qu'il vous avait auparavant prêté pour manger.

Émotions  : dysfonctionnements chroniques d'un système, quotidiennement détruit par sa propre inutilité.

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Croire avec courage, c'est accepter de croire dans le chaos. La vie est un brouillon vengeur, une pente que l'on descend en voulant se rattraper ici et là, aux anfractuosités de la roche.

On me crie dans l'oreille. Les accents de terreur vrillent et tournent jusqu'à mon tympan, la surface étirable de cette mer en mouvements, prête à se refermer sur nous au moindre écart. Des mains se logent sous mes aisselles pour me tirer sur mes pieds, mais le tangage incessant met à mal mon estomac de jeune mousse et je vomis copieusement, dans une morsure de feu et de bile, sur les bras du second. J'entends son grognement de dégoût. Il ne me lâche pas et nous valsons entre la fureur céleste et les claquements de voiles sous le vent, qui nous giflent le visage. Des tonneaux roulent. La bière, le vin, la pluie, l'eau de mer inondent le pont et j'ai l'impression de filer au-dessus d'une marée de sang bourbeux, sali, impur. Les gabiers comme moi ne feront pas long feu. Quand je vois maîtres calfats, pilotes, charpentiers disparaître dans les formidables bras de l'eau tendus par-dessus le bastingage, il n'en est pas possible autrement.

Émotions : classique réaction chimique face à la farouche vacuité des choses.

Je suis toujours souillé de vomi contre le second qui s'écroule, tandis qu'un éclair lézarde le ciel et irise les nuages d'un reflet violent, leur donnant des formes monstrueuses ; langues de loup baveuses et chimères délétères. Et tout à coup je vois… je vois… c'est bien lui, poitrine lardée de rouge, ses mains heurtées par le frottement de quelque fil de marionnettiste qu'il s'amuse à actionner pour nous faire souffrir, ses yeux rougeoyants emplis d'une flamme ignoble, son regard dément, pupilles dilatées pour nous englober tous, bordées de coulées de lave qui creusent dans son visage éthéré des sillons de brûlures, un Éternel. Le seul, l'unique, la chose qui fait vivre le monde en le poussant de son souffle, le monstre innommable qui fait rouler sous ses doigts veloutés le cours de toutes les vies et les entortille. Et c'est un être si terrible à contempler maintenant que je le vois, subjugué, couvert de mes propres renvois aux odeurs acides et âcres, les mains convulsivement serrées sur les restes de mon pantalon rapiécé, qu'un sanglot de désespoir franchit mes lèvres. La face de cet ange des anges déformée par la rage et un tel désir de briser… seulement briser. C'est là l'ordre des choses : assembler pour casser, c'est une folie monstrueuse.

Avez-vous déjà eu peur ? J'ai si peur que je ne le sens plus. Des visions d'absolu et de noir infini recouvrent l'intérieur capitonné de mes yeux. Comment se vêtir face au néant ?

Je combats, je combats, je combats la torpeur. Le vide se dilate dans mon ventre et toute la force de mes entrailles. Ferme les yeux, ferme les yeux pour mieux voir ton corps se désarticuler, se fracasser contre les rochers : morceaux de chair vermeille, bout de toi jetés, sans âme, sans rien, matériel usité. C'est ça, la mort. Fléau muet et inavouable. Cette pauvre chose hideuse qui se terre et attend ton heure, toute crasseuse de la tête aux pieds, ricanant dans l'ombre des choses rejetées, maîtresse du monde, fin de tout. Terme brutal au besoin de plus, au besoin de sens.

Il n'y a pas de sens.

Avez-vous déjà eu peur ?

La seule peur qui vaille est celle de la mort. Réduit aux caprices dévastateurs du ciel, je ne serai bientôt plus que néant. Un vide insalubre et décortiqué sous la loupe d'une conscience venimeuse.

Venimeuse.

Émotions : cancer de la matière palpitante.

Je suis redevenu muet. Impuissant. J'écoute le souffle du monde en fébrile agonie. J'observe le vol d'un banc d'oiseaux désorientés. Sont-ils messagers du malheur ? Je crois voir leur bec luire, d'un éclat proche de celui du métal et leurs pupilles fixes se diriger vers moi, momentanément. Puis un fouet de vent les emporte et ils divaguent, ventre vers le haut.

Je n'attendais pas d'être sauvé mais le choc de la réalité est trop brusque. On ne fait l'expérience de la réalité, véritablement, que dans ces moments où l'on comprend que notre volonté, nos émotions n'ont aucun poids. Toute notre vie on tente de donner forme à ce qui nous entoure, de le façonner selon notre esprit, pour lui imprimer les contours et les courbes de notre silhouette. On peut alors s'y ancrer avec amour, résignation, application. Mais la réalité n'est qu'un néant insatiable. Rien, rien de ce que l'on construit n'est vrai, destiné à durer ; l'ordre et les petits réconforts sont une douce illusion. Nous nous débattions fermement pour gagner une course perdue d'avance, et la souffrance coule à flots. C'est ça, la peur : un trou noir de pensées, un effacement d'émotions, rien que le vide qui fait hurler ses vents contraires dans des cœurs qui ne le voient pas.

Cela vous est-il arrivé de vous arrêter dans la vie, de suspendre votre marche parce que vous étiez écrasé par le poids d'un rien descendu de nulle part sur votre corps, et trop lourd à porter ? Il est là derrière nous, autour de nous. En nous à chaque seconde. On l'oublie mais il revient. Il nous réclamera bientôt et nous fera disparaître, car il n'aime rien d'autre que l'absence.

Le second a disparu.

Il faut que le monde entende l'horreur qui me comprime les poumons. Je ne peux pas continuer dans le silence. Il faut que j'explose. Il faut que j'explose. Je glisse. Je me noie en silence et ce que je veux, moi, ce que je veux, c'est exploser dans un désastre de bruit horribles. Ce que je veux c'est le carnage.

Alors, je hurle. Et le bruit m'ébranle tout entier, entre en résonance, en concurrence avec ce vent qui siffle, et le flot de poisons descendus du ciel, qui pleuvent sur nous avec une violence renouvelée. Le cri me déchire et grignote les restes de ma raison.

Accueille-moi, océan vengeur. Accueille-moi dans tes bras cruels.

Enfin je bascule, je plonge, la surface de tes eaux s'ouvre sous mon corps et me recouvre comme d'un linceul douillet. Ton parfum et ton souffle me font vaciller dans ta froideur ancestrale et, dans les derniers instants de ma lutte instinctive, se fraie un passage dans ma bouche pour me donner un ultime baiser.

J'étouffe.

Je ne vois plus rien.

Avez-vous déjà eu peur ? Je veux dire : réellement peur.

Quelle que soit la réponse, un de ces jours la mort dans sa générosité sans bornes, mettra un terme à cette absurde danse.

Émotions  : dysfonctionnements chroniques d'un système, quotidiennement détruit par sa propre inutilité.


Texte publié par Jamreo, 28 novembre 2015 à 11h49
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