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tome 1, Chapitre 32 « Chapitre 9, partie 2 » tome 1, Chapitre 32

Partie 2

Ecalo plongea sa main dans le bol rempli de raisins noirs et blancs et paru chercher avec soin ce qui lui ravirait les papilles. Finalement il retira un raisin minuscule et sec.

Talada, vêtu de son habituelle tunique blanche et argent, regarda faire le Uo d’un air agacé. La raison était évidente. L’Ojalah avait très peu de vignes et cet étalage de grappes ne pouvait signifiait qu’une chose : le Majah de Tarem avait commercé avec le Naravan dont l’exportation de raisins était très importante. Le Naravan était plus particulièrement un de leurs principaux concurrents dans le sud-est des terres marchandes. Quand il était jeune, Elidorano avait eu la chance de voir Ecalo sortir d’une entrevue avec la Majah du Naravan, le visage sombre et colérique. Le Uo avait ordonné le départ immédiat du Convoi d’un ton sec, et depuis, ils n’étaient jamais revenus à Grandur. Si Alhya Emadelle était présente lors de leur entrevue avec le Majah de l’Ojalah, cela risquait de compliquer considérablement les choses compte tenu de l’inimitié entre le Uo et elle.

Mais en ce moment, Ecalo ne semblait pas considérer la présence des grappes de raisin comme une atteinte à son commerce. Ce n’était pas le cas de Talada, qui scrutait le récipient comme s’il y avait des risques d’empoisonnement. Il oubliait cependant quelque chose d’important, on pouvait essayer d’empoisonner ses convives ou de les menacer, mais jamais les deux en même temps. Les grappes de raisin suggérant clairement qu’un accord commercial serait plus difficile à obtenir que prévu, elles n’étaient certainement pas empoisonnées. De plus, Elidorano doutait fort que Menvem et les autres Majah optent pour un choix aussi risqué. Et si Ecalo ne s’offusquait pas des grappes de raisin, c’était tout simplement parce que l’entrevue n’avait pas pour but d’établir un accord commercial avec l’Ojalah.

Baradan, lui, ne prêtait aucune attention aux bols de raisins. En digne chien de garde du Uo, il fixait les deux hommes en armures écarlates qui gardaient la grande porte en bois de chêne menant à la salle d’entretien du Majah. Le géant était plus impressionnant que jamais, il avait revêtu son armure complète et sa longue cape de la même couleur que son épaisse barbe noire. Bien qu’il n’ait pas pu apporter son cimeterre à deux mains, il avait tenu à prendre deux coutelas dont les lames mesuraient une bonne longueur de bras.

Enfin restait le Ledgovas, sur la gauche d’Elidorano, qui se goinfrait sans aucun scrupule des fruits déposés sur la table, engrangeant grappes après grappes. Lui et l’assistant du Uo ne s’étaient pas reparlés depuis leur première confrontation. Et visiblement Ecalune semblait estimer qu’il n’y avait rien à ajouter et alors qu’ils étaient juste à quelques mètres, il l’ignorait totalement. Cela ne déplaisait pas à Elidorano. Pourtant il ne pouvait s’empêcher de repenser à la menace proférée par le cultiste de Gener : « Tout ton Convoi paiera le prix de ta petite provocation ». Le Ledgovas avait une bien piètre estime des Ambulants.

Elidorano retint un soupir. Ils patientaient depuis presque deux heures. Que faisait donc le Majah de l’Ojalah ? Peut-être se faisait-il simplement désirer ? Si seulement il avait emporté ses toiles. Mais le Uo avait refusé catégoriquement. Posant son regard sur le responsable de son ennui grandissant, Elidorano remarqua que le Uo avait rassemblé une dizaine de raisins dans sa paume. Certains ridiculement riquiquis et amers et d’autres bien trop mûr à la peau brune et fripée. Approchant la main de sa bouche, Ecalo goba un par un et avec soin les raisins.

L’assistant du Uo se rappela un jour un discours avec son mentor. Il s’était étonné à l’époque, quand Ecalo devant un panier d’abricots s’était emparé d’un fruit trop jaune et difforme. « Pourquoi prends-tu celui-là ? » avait demandé Elidorano, regardant d’un air circonspect le Uo croquer dans la peau dure et amère.

« Parce qu’il n’est pas comme les autres ». lui avait répondu Ecalo, les yeux pétillant de malice.

« Quelle gratification m’apporterait un abricot respectant les standards de la population ? Est-il meilleur parce qu’il est plus juteux ? Parce qu’il est plus sucré ? Parce qu’il est plus nourrissant ? Peuh ! C’est bien le raisonnement typique de ceux qui se complaisent dans la banalité ! Le plaisir de croquer dans un fruit sortant de la norme est plus intense, sa spécificité fait frissonner mes papilles et engourdi mes sens !

Mais cela est vrai pour tous les êtres vivants, Elidorano. La grande majorité de la population constitue la norme, vivent une existence normale et s’enorgueillissent de leur normalité. Par le commun est définie la rareté. Ainsi, la minorité haïe par la majorité est l’exception. L’exception est cette faible lueur qui ne brille que dans les ténèbres. Si l’exception est la bête noire d’une société, c’est pourtant elle qui pourvoit à son amélioration et l’empêche de stagner. Pourquoi donc ? Parce qu’il est impossible qu’un être ordinaire dont l’existence est en symbiose avec la société dans laquelle il vit puisse ressentir le besoin de changer ladite société. Ce sont les exceptions qui contredisent, critiquent et changent la société, parfois à leurs dépens. Toi et moi, Elidorano, sommes des êtres exceptionnels qui se repaissons d’anormalité. »

Et quand le Uo avait proféré ces paroles, Elidorano avait eu le sentiment qu’il venait de juger avec plus de sévérité et de dureté le reste de l’humanité que l’Esprit-monde lui-même.

La porte s’ouvrit soudain et un homme en tunique jaune canari et aux cheveux bruns nattés leur dit que le Majah les attendait. « Le Ledgovas serait reçu après » ajouta le curieux personnage. Ecalo et Talada lui emboitèrent le pas, suivit par Elidorano et Baradan.

Ils arrivèrent dans une salle assez spacieuse, un tapis rouge généreusement orné drapait le dallage noir et blanc en granite et de nombreuses tentures aux motifs ingénieux décoraient les murs.

Elidorano s’arrêta au centre de la pièce, imitant le Uo. Ce n’était pas vraiment ce qu’il appellerait une entrevue. Debout en face des quatre Majahs qui le regardaient de haut, cela n’avait rien de confortable. De plus selon son entourage, la plupart des gens pouvaient ressentir un malaise dans ce type de situation. Non pas qu’il ait déjà expérimenté ce type d’émotion.

L’homme en tunique canari monta sur un promontoire accessible par un escalier au centre et désigna les quatre sièges occupés derrière lui d’un ample mouvement de la main.

-Vous avez l’honneur d’être en présence de Nirco Menvem, Majah de l’Ojalah ; Alhya Emadelle, Majah du Naravan ; Gul Griefan, Majah du Nirez et Sanin Belin, Majah de l’Incad. Ceux-ci sont quatre des membres de l’alliance des sept domaines et parlent en son nom. À la gauche de mon maître se trouve Fod, son conseiller ; à sa droite se tient Madeli Fortui, protecteur du Majah Menvem. Larde Emadelle est le capitaine de la garde de la Majah Emadelle. Enfin, je suis l’intendant de ces lieux.

Quand l’homme en tunique canari eut terminé son discours, Elidorano et ses compagnons s’inclinèrent d’un même mouvement. C’était une procédure étrange mais nécessaire devant les Majahs.

Elidorano étudia les personnes présentées du regard. Il n’avait jamais rencontré Nirco Menvem, aussi c’était celui qui attirait le plus son attention. Il avait les yeux froids et le visage dur, son corps était relativement trapu pour un dirigeant d’une seigneurie. Il ne semblait pas fait pour la politique, pourtant Elidorano aurait parié qu’il était plus malin qu’il voulait le laisser croire. Le conseiller Fod était entièrement drapé d’un tissu de soie noir, qui lui couvrait même les mains et les pieds et un masque de chouette traversé par un éclair couvrait son visage. Il ne semblait pas porter son rôle de conseiller très à cœur car pas une fois il ne se pencha en direction du Majah pour lui souffler quelques mots. Au contraire, il se tenait en retrait du Majah. Le protecteur du Majah, Madeli Fortui, satisfaisait bien plus à l’image qu’on pouvait se faire de lui, il avait le corps bien charpenté et sa main ne quittait jamais la poignée de son épée. Son visage était lacéré par quatre cicatrices d’un blanc laiteux. Madeli Fortui était connu pour son amour des équidés. Il était certes un excellent cavalier, mais également le maître d’écurie du Majah de l’Ojalah. Une histoire contait qu’il avait un jour protégé son cheval d’un Litorac affamé et qu’en terrassant la bête il y avait laissé un œil et une partie du nez.

La Majah du Naravan, Alhya Emadelle était comme dans ses souvenirs, le visage doux, les yeux gris lointains et le mince sourire sur ses lèvres lui donnaient un air rêveur. Ce n’était pourtant pas le cas. Du peu qu’il en savait, elle était une dirigeante accomplie et pour être parvenue à mettre en colère Ecaolo, elle devait être une talentueuse négociatrice. À ses côtés se tenait son frère, Larde Emadelle. On le disait aussi impulsif et turbulent que sa sœur était réfléchie et calme.

Les deux autres Majah, Gul Griefin et Sanin Belin, il ne les avait jamais rencontrés, mais il avait beaucoup entendu parler d’eux pour différentes raisons. Griefin était un dirigeant dépensier qui avait levé à plusieurs reprises des taxes élevées pour subvenir à la paie de ses troupes. Le Nirez n’était plus une seigneurie où il faisait bon vivre depuis une dizaine d’années, et les dettes s’accumulaient. Pour couronner le tout, Griefin avait organisé quelques pillages dans les environs, s’attaquant aux Muskav-laz ou à des tribus Brolls et même aux Convois. Plusieurs fois l’autorité des Primitifs lui avait mis le holà, par le biais d’embargo ou carrément d’ultimatum. Si Gul Griefin s’était plié aux exigences des Primitifs concernant les Convois, il n’avait pas cessé pour autant d’harceler les Muskav-laz et niait avec une évidente mauvaise foi ses guérillas dans les environs. On disait que même le Majah de l’Ecarad n’osait dire mot quand les bandits de Griefin venaient mettre à sac de petits villages à ses frontières. Ce qui était certain, c’est qu’il ne portait pas dans son cœur les Ambulants. Elidorano pouvait sentir son regard venimeux se poser sur sa tête pendant plusieurs secondes.

Sanin Belin était un dirigeant également très dépensier, qui avait fait bâtir nombres de sculptures au sein de Venom, la ville principale de l’Incad. Cependant c’était également une personne très prudente, certains allant jusqu’à l’appeler Sanin le Peureux. Il refusait systématiquement la guerre, n’hésitant pas à céder pour obtenir la trêve et le Daradel’Itati s’était fait la part belle sur des miettes de son territoire. Il avait de toute évidence rejoint l’alliance des sept domaines pour que le Daradel’Itati soit contraint de stopper ses agissements.

Nirco effectua un ample mouvement de main dans leur direction.

-Nous vous écoutons.

Talada s’avança aussitôt, sa tunique blanche argent lui donnant l’air d’un chevalier en armure rutilante sorti tout droit d’un conte, et ses traits fermés confirmait qu’il était prêt à pourfendre le Midra qui terrorisait la population.

-Je suis Talada, porte-parole des Primitifs, l’autorité suprême des Ambulants, les dirigeants du peuple Ambulant et les gardiens de la paix et de la justice en terres marchandes.

Après avoir énoncé les titres d’usages, Talada se tu un moment, scrutant chacun des Majah, semblant guetter leur réaction. Quand de nombreuses secondes se furent écoulées et que le silence paraissait s’éterniser, Talada reprit soudain.

-Le cœur plein de doutes et de nombreuses questions aux lèvres, les Primitifs m’ont demandé de venir vérifier les rumeurs et les propos qu’on ne soufflait qu’à mis-mot. Une alliance se serait formée entre plusieurs seigneuries ruhondes. L’alliance des sept domaines. Est-ce une coopération militaire et commerciale ? Une mise en commun des ressources ? Plusieurs problèmes se sont posés depuis son instauration. Les seigneuries ruhondes concernées se sont mises à ignorer nos Convois, commerçant seulement entre elles. Le pire étant bien sûr la récente interdiction de circuler de nos Convois au Nirez !

Un rapide coup d’œil suffit à comprendre que le Majah Gul Griefan n’avait pas daigné mettre au courant ses alliés. Elidorano retint un sourire en voyant les mines contrariées de Nirco, Alhya et Sanin.

-L’alliance des sept domaines aurait-elle pour but de faire concurrence aux Convois ? demanda Talada, ses sourcils arqués critiquant ouvertement une telle possibilité.

-Il y a erreur. répondit finalement Alhya, ayant retrouvé son impassibilité. Nous avons certes conclu de plus étroits partenariats entre les membres de notre alliance, mais nous souhaitons toujours commercer avec le peuple Ambulant. Bien sûr la demande sera moindre, pendant un certain laps de temps, mais je suis sûre que le commerce avec les Ambulants reprendra de plus bel quand la confusion générale dû aux récents changements de notre économie retombera. Concernant l’interdiction de circulation des Convois au Nirez, nous n’étions pas au courant et c’était clairement une erreur.

Alhya finit sa phrase en jetant un regard sévère à Gul.

-Ces Ambulants se croient tout permis ! Il était temps qu’ils apprennent à qui appartient la terre qu’ils foulent de leurs encombrants chariots ! s’exclama Gul, rouge de colère.

-Il suffit, Gul. dit Nirco d’une voix ferme, ses lèvres traçant un infime sourire.

Cela eut le mérite de clouer le bec au Majah du Nirez. Talada poursuivit alors, comme s’il n’y avait jamais eu une telle interruption.

-Majah Menvem, c’est une belle armée que vous avez rassemblée là. Partiriez-vous en guerre ? Tout prête à le croire et pourtant, il ne me semble pas que vous soyez en conflit avec un voisin.

Nirco sembla agacé par la question.

-Cette armée est l’armée de l’alliance des sept domaines, elle sert à préserver la paix au sein de nos seigneuries. C’est principalement à but démonstratif, d’ailleurs.

-Je vois. Alors quelles autres raisons ont pu vous occuper pendant ces deux jours ? Tarem est certes une très belle ville à visiter, mais faire patienter la délégation des Primitifs pendant deux journées me rend perplexe. Etait-ce une provocation à l’encontre de notre peuple et des Primitifs ? Ou est-ce que vous auriez perdu votre sens des priorités ? Le plus étonnant reste cet accueil en petit comité. Debout face aux quatre Majah sur une estrade, j’ai l’impression de passer en jugement. Quelle est donc la faute que j’ai commise pour être trainé ici ?

-Beaucoup d’affaires m’ont occupé. De plus, sachant que votre venue concernait l’alliance et non ma seigneurie, j’ai préféré attendre la venue des autres Majah. Du reste, le fief de l’alliance des sept domaines se situera à Tarem et il a été convenu que toutes les affaires la concernant seraient traitées dans cette pièce. Les dispositions de la salle ont été décidées de la même manière. Il ne sera pas fait de traitement de faveur car tous les hommes sont égaux dans cette salle. déclara Nirco d’une voix grave.

Etrangement, Talada éclata de rire.

-Tous les hommes vous dîtes ? Qu’en est-il des Ambulants ? Certainement l’égalité dont vous parlez ne s’applique pas au presque-humains !

« Presque-humain » était un terme peu élogieux utilisé pour s’adresser aux Ambulants. Un Ambulant ayant nécessairement un ancêtre Primitif, il n’était pas considéré comme un humain à part entière par certaines personnes. C’était une idée assez répandue chez les Ruhons notamment. Ici, Talada l’utilisait par provocation. Probablement voulait-il provoquer une vive réaction chez les Majah. Son but était de les pousser à la faute, comprit Elidorano.

-Tu te trompes. Nous considérons tout peuple et toute race égale sous notre égide. professa d’un ton rassurant Nirco.

Le visage de Talada s’assombrit. Sanin étouffa une exclamation, alarmé par l’erreur que Nirco venait de commettre.

-Ainsi mes maîtres ne s’étaient pas trompés. C’est bel et bien une rébellion que vous fomentez. Apprenez qu’en toute chose, une hiérarchie est créé et doit être respectée. Il n’y a pas d’égalité possible entre des humains et les Primitifs. Les Primitifs sont une race supérieure, et nous les Ambulants, avons la sagesse de leur obéir. Tout comme les fiers Déserteurs du Soir qui ont daignés plier l’échine. Vous les ruhons avez choisi d’acquérir une plus grande indépendance. Cependant il me semble aujourd’hui que vous avez oublié votre place dans la hiérarchie. Ceci n’est pas acceptable. Au nom des Primitifs, je demande la dissolution de l’alliance des sept domaines !

Talada termina son discours en pointant un doigt accusateur en direction des Majah.

-Et puis quoi encore ? siffla Gul, au bord de l’explosion. Nous prosterner devant les Primitifs ? Ces vieillards gâteux utilisent les reliquats de leur gloire d’antan pour assoir leur derrière ridé sur les trônes d’Antarès et Mediville. Leurs radotages ont même convaincus les Déserteurs du Soir ! Nous sommes le dernier rempart de la liberté contre…

-Surveille tes paroles Gul ! N’oublie pas que tu parles au nom de l’alliance en ce moment. Et tu as suffisamment sali son nom comme ça ! s’écria Nirco, abattant son poing sur la table.

-Cela dit, il a néanmoins raison. Ce que tu nous proposes est inacceptable Talada. Nous ne pouvons dissoudre l’alliance. D’ailleurs, comme tu peux le voir, tous les membres ne sont pas présents. Ce n’est donc pas quelque chose que nous pouvons décider maintenant. ajouta le Majah de l’Ojalah après coup.

-Il doit bien y avoir un moyen de trouver un compromis ! s’exclama Salin.

-Que désire les Primitifs, Talada ? demanda Alhya.

Le porte-parole des Primitifs regarda les Majah tour à tour avant de s’exprimer.

-Je viens d’exprimer les exigences de mes maîtres. À vous d’en prendre compte ou pas. Mais il n’y aura pas de compromis. Et pour que ce soit bien clair, il s’agit d’un ultimatum.

-Mais c’est de la folie ! cria Salin, semblant lui aussi perdre le contrôle de lui-même.

-Une rencontre entre les sept Majah de l’alliance et les Primitifs pourrait être organisée. Le face à face est toujours préférable. Je suis certaine que les Primitifs ne veulent pas non plus la guerre. proposa Alhya.

Elidorano s’aperçu qu’Ecalo avait tiré un demi sourire. La situation semblait grandement l’amuser. Les Majah ne parvenaient visiblement pas à se mettre d’accord, se disputant sur la conduite à tenir. Finalement, le Uo fit un signe discret en direction de Baradan.

Le colosse s’avança, arrivant jusqu’au niveau de Talada. Elidorano se demanda brièvement si le Lectavis était amusé lui aussi. Rien dans son visage ne le laissait paraitre. Baradan avait son air impassible habituel, les traits fermés de celui qui faisait simplement son travail.

Talada ne sembla pas l’entendre arriver, trop absorbé par le spectacle qui se déroulait sous ses yeux. « On est en permanence le spectacle de quelqu’un d’autre » lui avait dit un jour le Candélabre Auguste Barnabé. Elidorano trouvait cette pensée intéressante. Il s’était lui-même souvent demandé si l’œil de l’Esprit-monde regardait ses faits et gestes à tel ou tel moment. Aujourd’hui, il en avait la certitude, son œil était fixé sur Tarem.

Baradan sortit un de ses coutelas et égorgea Talada. Le coup était rapide et précis, et seul le curieux gargouillis de surprise produit par le porte-parole des Primitifs et les éclaboussures rouge sombre sur le tapis témoignèrent de la violence de l’instant. Puis le corps s’écrasa au sol, mettant fin à toutes les discussions. Une stupeur glacée envahit alors la salle.

C’était un silence froid, épais et dur qui s’installa. Comme du métal. Un silence de plomb. Et Elidorano doutait que même le plus talentueux des Primitifs puisse transmuter ce silence. Cela requerrait une magie à la fois hors de portée et incroyablement simple. Car une simple phrase pouvait briser ce silence de plomb.

-Réalisez-vous ce que vous venez de faire ? murmura finalement Alhya.

-Imbécile ! déclara Larde avant de courir en direction du Uo, l’épée au clair.

Le capitaine de la garde du Majah de l’Ojalah s’était avancé l’air menaçant lui aussi.

-Ça suffit ! Rengainez vos épées ! s’écria Alhya en se levant.

-Nous avons eu notre content d’actes irréfléchis et de cadavres aujourd’hui. ajouta t-elle en fusillant un par un les Ambulants du regard.

Ecalo s’étira brièvement, comme un félin qui part à la chasse.

-J’ai simplement accéléré le processus. répondit finalement le Uo.

-Nous n’en serions pas arrivé là. gronda Nirco, contenant difficilement sa colère.

-Voyons c’était la seule conclusion possible, Nirco ! s’écria Gul, un large sourire au visage.

-Pourquoi avez-vous fait cela, Uo ? Quelles sont vos motivations ? demanda Alhya.

Ecalo avait finement joué, estima Elidorano. En tuant le porte-parole, il avait grandement attisé la curiosité des quatre Majah. Très peu d’Ambulants décidaient de quitter les Convois et de vivre leur vie indépendamment. Plus rares encore étaient ceux qui rejetaient aussi violemment l’autorité des Primitifs. Ecalo était en passe de gagner la confiance de dirigeants ruhons et c’était un exploit qu’aucun autre Uo n’avait réussi. De plus rien n’indiquait que les Majah auraient refusé de dissoudre l’alliance, peut-être même les Primitifs et les Ruhons auraient trouvé un nouveau terrain d’entente et évité la guerre, comme tant de fois auparavant. Mais Ecalo venait de leur forcer la main et de forcer par la même occasion le destin. Désormais il serait très difficile d’éviter une guerre. Quelles que soient leurs réticences, les quatre Majah et le Uo étaient désormais liés par la mort de Talada.

-Mes motivations sont les vôtres. Le règne des Primitifs a assez duré, il est temps que le peuple Ambulant et les autres habitants des terres marchandes soient libérés de leur joug. clama Ecalo avec force.

Alhya esquissa un onctueux sourire avant de reprendre la parole.

-Il se trouve que j’ai très bonne mémoire, Uo. Quand j’étais petite, j’étais servante au temple de Naplot de Grandur et j’ai un jour vu le haut-prêtre en pleine discussion avec un homme d’une trentaine de genèses. Aussi étrange que cela puisse paraître, cet interlocuteur c’était toi. Alors quand je t’ai vu il y a trois ans en parfaite santé et ne semblant pas avoir pris plus d’une dizaine de genèses, j’ai mené mon enquête. Tu es devenu Uo de ce Convoi il y a vingt genèses, mais avant que faisais-tu ? La seule certitude que j’ai obtenue est que tu ne te trouvais pas dans ce Convoi. Tu as donc instantanément été nommé Uo après ton arrivée. Je ne connais pas bien les traditions de ton peuple, mais il me semble que même au sein du peuple Ambulant, ta nomination était anormale. Dis-moi, Uo, qui es-tu réellement ?

L’entrevue prenait une tournure intéressante jugea Elidorano. Il ne savait rien du passé d’Ecalo, mais le peu qu’elle en avait dit suffisait à attiser sa curiosité. Ecalo devait être âgé d’au moins une soixantaine de genèses d’après Alhya, soit vingt genèses de plus qu’il n’en paraissait actuellement. Mais son statut de Uo était le plus étonnant. Bien sûr son impressionnant talent en alchimie et sa série ininterrompue de victoires au Mandeïlon le plaçait comme privilégié à ce titre. Et c’était certainement la raison pour laquelle tous les Ambulants du Convoi l’avait accepté. Mais un Uo était généralement élu parmi les membres du Convoi.

Ecalo claqua des mains, applaudissant la Majah du Naravan.

-Je n’en attendais pas moins de la plus fine négociatrice du Naravan. Je suis issu d’une famille ancienne et considérée parmi les autorités d’Antarès. Mes parents servaient directement sous les ordres d’Angela Fueldan, la Primitif d’Antarès. Ils s’occupaient des nombreuses tâches administratives du Sanctuaire, en particulier du relai des directives de l’autorité d’Antarès. Un jour mon père ouvrit le mauvais document, relatant de faits confidentiels. Quand elle l’apprit, Angela ordonna que mon père et sa famille se présente devant elle aussitôt. C’est ce qu’ils firent. Alors la Primitif nous fixa tour à tour dans le blanc des yeux avant de se tourner vers la plus jeune de mes sœurs. « Meurs » ordonna t-elle. Et aussitôt qu’elle eut prononcé cette terrible phrase, la gamine se tordit de souffrance sur le sol quelques secondes avant de s’immobiliser. Car telle est la force des Principes. Ma mère se mit à crier et à serrer le petit cadavre tandis que mon père supplia la Primitif d’épargner les enfants car ils étaient innocents. Mais la Primitif répondit : « ta faute est trop grave pour sauver tous tes enfants, choisis-en un. » Et mon père, sans hésitation me pointa du doigt. Pas parce que j’avais sa préférence sur ses autres enfants mais parce qu’il savait que je les vengerai, qu’importe le temps qu’il me faudra. Ainsi la Primitif répéta son ordre sur chacun des Ambulants qui se dressaient devant elle sauf moi. Je fus ensuite élevé au Sanctuaire. Puis il vint un temps où on ne sut plus quoi faire de moi, aussi il fut décidé de m’éloigner d’Antarès. On me nomma donc Uo d’un Convoi, parce que je restais le descendant d’une famille fidèle aux autorités d’Antarès.

Son auditoire était resté silencieux pendant son discours, l’écoutant avec attention. Elidorano aurait parié qu’il avait gagné la sympathie de certains membres du comité. Difficile de dire si cela lui serait d’une grande utilité cependant. Plus que leur sympathie, Ecalo devait gagner leur confiance.

-Cela n’explique pas ton âge. remarqua Gul.

Ecalo sourit à l’intervention du Majah du Nirez.

-Parce que toutes les histoires ont des défauts, autrement elles ne seraient pas des histoires. J’ai une autre histoire à vous conter, si vous le voulez bien. C’est un passage de Pjan l’aventurier.

« Pjan était un jeune garçon qui un jour tomba de Raalfi, la troisième ville mobile, celle qui roule dans les rêves. Lorsqu’il reprit ses esprits, Pjan se trouvait en terres marchandes, pas loin d’une des Veines de Fer. Pjan connaissait bien ce lieu, car Raalfi avait déjà parcouru ces terres quelques fois. Il entreprit donc de suivre la Veine de Fer et de retrouver ainsi sa demeure.

Il rencontra de nombreux voyageurs et pèlerins, et à chaque fois il les héla plein d’espoir. « Avez-vous vu ma ville, Raalfi ? Elle est tractée par d’immenses bovins, est haute comme dix arbres l’un sur l’autre et ses larges roues font trembler la terre. » Et les passants lui répondaient d’un ton railleur : « quelle folie nous racontes-tu là ? Il existe bien deux ville-mobiles, mais elles portent déjà un nom. Et s’il y en existait une troisième nous le saurions ! »

Alors Pjan ne demanda plus car à chaque fois, il recevait les mêmes réponses hilares et était la cible de moqueries. Aussi, la fois suivante, quand on lui demanda il répondit : « je suis fils de berger. Mon père est mort récemment et plutôt que d’élever seul les moutons j’ai préféré les vendre et partir à l’aventure. » Et à ces mots les passants s’écriaient qu’ils feraient la même chose s’ils avaient son âge.

Pjan trouva cela très curieux. « C’est fascinant car quand je dis vrai on m’accuse d’être un menteur, et quand je dis faux, on accepte tout ce que je dis. » Bien sûr il savait que ce n’était pas là la vérité de la chose. Ce qui importait pour son auditeur n’était pas que ce qu’il dise soit vrai ou soit faux mais plutôt que ce soit crédible ou douteux. »

Ecalo reprit son souffle et posa une main sur sa poitrine.

-Je suis un Primitif. tout en parlant, il dénoua sa chemise en lin, révélant son torse.

Salin étouffa une exclamation, le visage soudain livide. Gul opta pour le même teint pâle, dévisageant le Uo de ses yeux venimeux.

D’étranges stries grises et brunes parcouraient la poitrine du Uo. Comme si des veines de fer et de cuivre partaient de son cœur pour aller rejoindre d’autres parties de son corps. Elles s’étaient interrompues à mi-chemin, traçant comme une étoile autour du torse du Uo. Son dos était aussi étrangement décoré, des petits vaisseaux argentés venaient téter sa colonne vertébrale, s’y imbriquant perpendiculairement.

-Impossible, les seuls Primitifs sont les dirigeants d’Antarès et de Médiville. murmura Nirco après avoir lâché un juron.

-Et si je vous disais qu’il n’y a pas deux, ni trois, ni même dix Primitifs mais plusieurs dizaines qui arpentent cette terre ? déclara Ecalo, en proie à un amusement grandissant.

-Nous le saurions. dit Nirco d’un ton hésitant.

-Parce que vous connaissez mieux vos terres que quiconque ? Parce qu’un Primitif ne passe pas inaperçu ? Sans vouloir te manquer de respect, Nirco, des êtres ayant dix fois ton âge n’auront aucun mal à se cacher de toi dans leur terre natale. Du reste je suis là devant vous et il a bien fallu que je dénoue ma chemise pour que vous réalisiez ma vraie nature.

Ecalo éclata de rire, se moquant ouvertement des Majah.

-Vous êtes bien naïfs ! Vous préparez une guerre avec autant de discrétion qu’un Lectavis ivre cherchant son pieu et vous n’avez même pas pris soin de vous renseigner sur votre ennemi. Et c’est là votre plus grave faute. Pensez-vous vaincre les Primitifs en ne sachant rien d’eux ? C’est pathétique. les railla le Uo. De toute évidence, vous avez cruellement besoin de quelqu’un qui connait bien le mode opératoire des Primitifs.

-Que proposes-tu ? demanda Nirco.

-Vous continuez de rassemblez vos hommes comme vous le faisiez avant mon arrivée. Une fois votre armée prête à partir, je vous direz où et quand il faudra frapper. Les autorités d’Antarès et Médiville se croient invincibles. C’est là leur faiblesse. Si vous suivez mes instructions, vous gagnerez.

-Tu souhaites commander une armée ! Jamais les soldats n’accepteront cela. Je ne l’accepterai pas ! s’écria Gul, furibond.

-Il a raison. remarqua Nirco. Un Primitif ou un Ambulant aux commandes, ce serait aller à l’encontre de notre propre objectif, qui est de se libérer du joug de votre peuple. Cela nuirait au moral des troupes et il y aurait certainement des désertions.

En effet, même si le petit comité ayant assisté à sa révélation gardait le secret, Ecalo restait un Ambulant, c’est-à-dire un ennemi aux yeux de la plupart des soldats. Ce n’était pas un problème à prendre à la légère estima Elidorano. Les Majah risquaient leurs postes et leurs têtes dans cette guerre, mais ils mettaient également leur peuple dans la balance. Un seul rouage mal agencé pouvait bloquer tout l’engrenage.

-J’avais anticipé ce problème, et c’est la raison pour laquelle je me suis permis de faire venir le haut-prêtre de Naplot du temple situé à Tarem. Il doit être en train d’attendre dans le hall du château.

Le Majah de l’Ojalah soupira et fit signe au capitaine de la garde.

-Allez chercher le haut-prêtre, qu’on en finisse.

Le capitaine les fixa d’un air mauvais de son visage écorché avant de quitter les lieux en trainant presque des pieds. Le haut-prêtre ne se fit pas attendre. Il arriva quelques minutes plus tard accompagné de Madeli Fortui. Aussitôt arrivé, il tendit le bras en direction d’Ecalo et déclara :

-Quelle que soit ses anciens titres et ses origines, cet homme est désormais le neuvième Majah de Tomroe.

La salle en resta bouche bée. Même Baradan ne semblait pas au courant au vu de sa mine surprise. Elidorano eut envie d’éclater de rire. Il reconnaissait bien là le Uo, toujours un tour dans son sac et un coup d’avance. Cela dit, Elidorano se demandait bien comment il avait pu convaincre le haut-prêtre de Naplot.

-Bien sûr la cérémonie officielle se déroulera demain sans plus attendre, mais Naplot a parlé et sa décision est arrêtée.

Ecalo écarta les bras.

-En tant que Majah de Tomroe, je peux commander votre armée. Et croyez-moi, il n’y a pas plus qualifié que moi pour la mener à la victoire !

Elidorano remarqua l’anneau qu’il portait au majeur. Celui-ci était fait de métal et rougeoyait faiblement. Etait-ce là le prix qu’il avait payé pour obtenir les bonnes grâces du haut-prêtre de Naplot ?

-Peut-être bien. Tu m’as convaincu, Ecalo. avoua Nirco. Mais ce n’est pas le cas de tous ici. De plus nous ne sommes pas tous présents. Nous ne pouvons donc pas accepter ta proposition pour l’instant. Dans moins d’une sanois, les représentants restants de l’alliance des sept domaines nous rejoindront, et notre armée sera réunie. Reviens nous voir à ce moment-là.

Ecalo se fendit d’un large sourire.

-C’est entendu. À dans trois cycles dans ce cas.

Alors que le Uo se détournait, Alhya l’arrêta d’un geste.

-Une dernière chose, Primitif. Nous n’avons toujours pas écouté tes vraies motivations. C’est essentiel à mes yeux. Pourquoi donc te détournes-tu de ton peuple ? Pourquoi es-tu prêt à trahir les tiens ? demanda Alhya d’une voix étrangement douce.

-Un Primitif fit un jour un rêve ; c’était un rêve de paix, de gloire et de prospérité. Pour le partager aux siens, il inventa un élixir. Les multiples effluves qui s’en échappaient laissaient deviner la teneur du mélange. Il y avait les parfums de l’indépendance, de l’ambition, de la puissance, du respect, de la domination, de la stabilité, de la justice et de l’injustice. Et tous les Primitifs trouvèrent ce breuvage merveilleux et en un sens ils avaient raison car ils connurent paix, gloire et prospérité pendant plusieurs siècles voir plusieurs dizaines de siècles. Mais ce qui était alors un breuvage extraordinaire devient au fil du temps une boisson des plus ordinaires. Aussi, certains Primitifs refusèrent l’ordre établi, car ils ne supportaient pas que leur destin prenne un tour aussi commun. Malgré leurs efforts, le goût fade de l’habitude emplit leurs bouches bientôt remplacé par un résidu de pourriture dont ils ne purent se défaire. L’ennui s’était emparé d’eux plus perfidement que n’importe quel venin. Ils comprirent que l’heure était au changement et qu’une ère était arrivée à son terme. Mais les autres Primitifs ne voulurent rien entendre. Ils aimaient leur style de vie et préféraient leur confort actuel à un futur incertain. Les reclus de cette étrange société se concertèrent alors et décidèrent d’utiliser la force. Ils allaient renverser l’autorité des Primitifs en terres marchandes.

Ecalo fit une courte pause, dévisageant ses auditeurs.

-Je m’ennuie, Alhya. Et cet ennui dure depuis plus de quatre-vingt genèses. Mon peuple vit sur ses acquis, nous n’avons gagné ni notre liberté d’action ni notre pouvoir. Nous contrôlons la quasi-totalité des terres marchandes grâce aux efforts d’un seul être et tout ce que nous possédons désormais n’est qu’un… rêve. Par peur de perdre la considération et les avantages qu’ils n’ont aucun droit de posséder en premier lieu, les miens se refusent au changement et mon peuple stagne depuis des décennies. Ce n’est plus un rêve que nous faisons mais un cauchemar. Et je n’ai pas d’élixir miracle pour résoudre le problème. J’ai cependant trouvé un moyen très simple. Une guerre. Une terrible guerre qui ravagera toutes les terres marchandes et peut-être plus encore. C’est le visage en sueur que les miens se réveilleront, les mains pleines de sang et la puanteur de la mort emplissant leurs narines.


Texte publié par Louarg, 13 janvier 2016 à 19h12
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