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Partie 3

Il flottait dans la pièce sombre et froide une odeur de cire brûlée. Les bougies avaient été éteintes depuis peu.

Loin d’être silencieuse, la cave regorgeait de bruits divers. Les vieux murs fissurés craquaient sinistrement, soutenant avec peine les étages de la bâtisse. Le plafond répondait en gémissant, sa fine peau vermoulue protestant à chaque déplacement des hommes au rez-de-chaussée. La paroi poreuse laissait gouter l’eau dans la salle, les nombreuses fuites maintenant la cave dans un cocon d’humidité.

Dernier membre de l’orchestre, Ucobo, la respiration saccadée, frottait avec insistance la corde en chanvre qui serrait son poignet contre l’accoudoir. Il se doutait qu’il ne se libérerait pas de cette façon. La corde était de bonne facture et bien tressée. De plus, la seule issue de la cave était une porte fermée menant au rez-de-chaussée. Quand bien même il parviendrait à sortir de sa prison, dans son état, il n’irait guère loin. Et Ucobo se trouvait toujours sous l’effet de la drogue, sa main ne lui serait donc d’aucune utilité.

Le jeune Ambulant sentait tapis en lui la présence de l’Ourkkha. La créature devait l’observer avec fascination. Telle une spectatrice respectueuse qui ne voulait pas interrompre sa scène préférée. Ucobo regarda ses poignets écorchés et ses pieds recouverts d’une croûte de sang. Son torse nu présentait une multitude de contusions et d’entailles et, s’il ne pouvait pas voir l’inquiétante teinte bleu noir qu’avait pris son côté gauche, la blessure se rappelait à lui à chaque mouvement.

Avec lassitude, Ucobo cessa de tourmenter la corde et reposa ses bras. Il allait mourir dans cette cave, et pour quoi ? Était-ce pour libérer Marie et lui d’un maléfice ? Ou pour apaiser un Esprit ? Ou même par besoin d’aventure ? Il n’avait pas était très honnête avec lui-même dernièrement. Percevant toujours la présence de l’Esprit, Ucobo posa une question qui lui trottait dans la tête depuis quelques temps :

« Que représente réellement cette pierre pour toi, Ourkkha ? »

« Je te l’ai déjà dit. C’est mon âme. »

« J’ai du mal à concevoir qu’un tout puissant Esprit puisse avoir son âme piégée dans un simple cailloux. »

L’Ourkkha ne répondit pas. Sans savoir comment, Ucobo sentit qu’elle était hésitante, confuse conviendrait peut-être mieux.

« J’ai risqué ma vie pour la récupérer ! En vérité seule Unifaw sait si je survivrai à demain. Tu me dois au moins des explications. »

Toujours indécis, l’Esprit s’agitait dans un coin de sa tête. Le silence s’éternisait, seulement brisé par le floc floc des gouttes d’eau qui tombaient. Finalement l’Ourkkha sembla se calmer.

« Viens avec moi. »

« Je ne peux pas aller très loin dans ma situation, tu sais. » le rire cynique d’Ucobo s’arrêta quand il aperçut son propre corps un mètre plus bas.

« Qu’est-ce que cela, Ourkkha ? »

Il s’éloignait toujours de son corps, tout comme de la cave puis de la bâtisse entière. Ucobo volait… non. Flottait au-dessus des Souterrains, son corps transparent et immatériel traversait le bois et la pierre, franchissant les obstacles avec une étonnante facilité.

Le paysage avait également changé. Les murs des maisons avaient pris des tons plus colorés que le gris malade qu’ils portaient auparavant. Les rues étaient semblables à de sveltes rivières écarlates coulant doucement entre les bâtisses. L’air était plus dense et plus vivant, parfois aussi dur que de la roche et d’autre fois léchant la peau comme une faible brise. Le plus étrange devait être les lunes et les étoiles, qui… chuchotaient bruyamment. Leurs voies non voisées sifflaient sans cesse, de sorte qu’il entendait un brouhaha incessant où qu’il se trouve.

L’Ourkkha ne semblait pas dérangée par le changement de décor. Au contraire elle paraissait relativement à l’aise, esquivant les murs d’air avec nonchalance. La créature avait pris de l’avance et était déjà bien plus haut que lui.

« Ourkkha où sommes-nous ? »

« Dans l’Ienald, le monde des Esprits. Suis-moi. »

L’Esprit se rapprocha et lui tendit une de ses puissantes pattes arrière.

Le paysage défila à une vitesse impressionnante, décrivant un ballet de couleurs vives en périphérie. L’entrelacs chatoyant semblait fait de moire, le satin multicolore ondulant trop rapidement pour qu’Ucobo puisse décrypter les formes énigmatiques qu’il y voyait.

Le spectacle cessa subitement quand ils s’arrêtèrent. Ils se trouvaient au-dessus des Penias. Plus exactement ils étaient à proximité des Lutteurs. Les blocs de pierres abimés par l’érosion ne paraissaient pas si intimidants que ça à cette distance.

Aux pieds des deux montagnes, la forêt maudite surnommée les Musades s’étendait, gobant à la plaine plusieurs hectares qu’elle recouvrait de son ombre pesante. A sa vue, Ucobo fut parcouru de frissons qui secouèrent son corps vaporeux. Nul besoin d’avoir entendu les rumeurs qui courraient pour comprendre que les lieux étaient dangereux.

Une aura hostile imprégnait l’air, même à cette distance. S’aventurer dans ces bois relevait du suicide, les arbres noirs et tordus agitaient langoureusement leurs griffes, promettant une lente agonie. À bien y réfléchir, le suicide paraissait préférable aux Musades.

L’Ourkkha et lui se posèrent sur un des nombreux plateaux rocheux. L’Esprit planta ses serres dans l’écorce rocailleuse et entreprit d’ébouriffer ses ailes avec son bec.

Ucobo hésita, ne sachant pas par où commencer.

« C’est ici que tu vivais ? »

Sans cesser d’inspecter son plumage, la créature planta un œil doré sur lui.

« Il y a très longtemps oui. Mais j’y retournais régulièrement malgré les siècles. Appelle ça un pèlerinage si tu veux. »

Tandis qu’Ucobo observait les alentours, un détail le frappa. Les chuchotements avaient cessés et l’air semblait presque naturel.

« Quel est cet endroit ? Il est différent. »

« En effet. C’est un Paliad. Un pont entre Leeri et l’Ienald. Un simple humain peut accéder sans trop de difficultés au monde des Esprits en empruntant un Paliad. C’est pour cela notamment que tu as pu me parler quand je m’y trouvais. Les lieux que tu vois sont fortement imprégnés de la magie des Esprits. »

« Est-ce la raison pour laquelle tu t’y rends souvent ? »

L’Ourkkha approcha sa tête du jeune Ambulant, sa crinière blanche battant au vent semblait plus vraie que jamais.

« Tu m’as demandé des explications. Je vais te répondre. Mais avant cela je vais devoir te raconter mon histoire. »

« Je t’écoute… Ourkkha. »

L’Esprit ouvrit sa gueule d’un air satisfait, et la vue de ses énormes dents aurait certainement effrayé quiconque ne connaissait pas la créature.

« Autrefois un royaume s’étendait sur ce qu’on appelle désormais les Musades. Il s’appelait Ivrefeu et était dirigé par un tyran du nom d’Augoud le Bâtisseur. Bien qu’il ne mérite pas son nom, Augoud possédait un très grand palais. A l’intérieur il y entretenait de nombreuses concubines que les nombreux villages qu’il avait soumis étaient tenus de lui fournir. Assez cyniquement, la populace le surnommait Augoud le Fougueux, et la légende disait qu’il possédait près de deux cent cinquante concubines.

Ainsi les gardes royaux passaient de village en village récupérer les filles des chefs et de ceux qui ne pouvaient pas payer les taxes. Et jamais personne ne revoyait celles qui partaient. Certains murmuraient qu’elles étaient vendues comme esclaves une fois que le roi s’était lassé d’elles ou qu’elles étaient encore toutes enfermées dans le palais en or du tyran. Ils n’étaient pas si loin de la vérité…

Je n’ai pas toujours été un Esprit. Il y a plusieurs siècles de cela j’étais une humaine comme toi. Je répondais alors au nom de Catache et j’étais âgée de 16 ans. Je fus emmenée comme bien d’autres au palais d’Augoud le Bâtisseur.

La résidence du roi d’Ivrefeu faisait la taille d’une ville comme Tarem. C’était un labyrinthe de salles aux parures précieuses et rembourrées d’étoffes de riches factures. Les tapisseries habillaient les murs et les voiles de soie écarlates, azur et or ornaient les plafonds. Le sol était une mosaïque complexe et fine, faite de rubis, de diamants, de jaspes et de topazes. Des meubles en bois de chêne, dont le gainage de cuir et les pentures étaient cachés par de délicates draperies à l’ourlet en dentelle, pavaient les couloirs et les coins des pièces. On pouvait trouver d’innombrables coffres en bois sculpté, tous fermés par d’épaisses serrures.

Même si j’étais confinée dans mes quartiers en soirée, j’avais accès à l’ensemble du palais le reste de la journée. Les seuls lieux où je n’avais pas accès étaient l’aile du roi et les jardins intérieurs. Du reste, comme tu dois t’en douter nous n’étions convoquées par le roi que très rarement. Il pouvait se passer plusieurs sanois voir une genèse entière avant même que l’on rencontre Augoud. Au sein des concubines, j’étais parmi les moins à plaindre. Fille d’un chef de village, j’avais été informée très jeune que j’irai vivre au palais pendant le reste de ma vie. Bien sûr, je redoutais comme les autres la rencontre avec le roi ou ma première nuit, mais j’acceptais avec un certain fatalisme ma condition. Le plus dur je pense, fut de n’avoir rien à faire de mes journées. Celles-ci se succédaient l’une après l’autre dans l’ennui le plus total.

Et c’est en arpentant le palais tel un lion en cage que je fis un jour la connaissance de Semaladiel, le mage du roi.

Un homme effrayant. Il avait la peau aussi sombre qu’une nuit sans lunes et le ton plus froid que le plus terrible des hivers. Son manteau ondulait doucement derrière lui, porté par des courants d’air imaginaires. Son apparence n’était pas en reste. Il était très grand, dépassant les deux mètres d’une vingtaine de centimètres, de sorte qu’il voutait toujours son dos pour ne pas heurter les riches lustres qui pendaient au plafond. Ses mains et sa tête, seuls membres à découvert, étaient ridés par des veines de fer et de cuivre. Son crâne chauve était piqué d’une queue de cheval serrée et tressée, provenant de crins d’animaux. La chevelure factice était soigneusement nouée et tombait bas dans son dos. D’étranges motifs couleur charbon couvraient son visage, changeant sans cesse de formes. Les yeux du sorcier semblaient être faits de vif argent, les sphères liquides tourbillonnant comme des toupies folles à l’intérieur de ses orbites.

Il n’avait rien d’humain. Certains le soupçonnait d’être un de ces Esprits malins qui viennent vivre parmi les mortels et se moquer d’eux jusqu’à leur trépas. Ceux que l’on appelle les Midra. D’autre pensaient qu’il était un mage maléfique ayant accès à de noirs sortilèges.

Il n’était rien de tout ça en vérité. J’appris, plus tard, qu’il était en réalité un Primitif. Et un des plus vieux représentants de ces étranges créatures. Il n’avait pas grand-chose à voir avec ce que vous appelez Ambulant ou même les Primitifs d’aujourd’hui.

Bien qu’il n’ait jamais été un mage, appelons-le comme cela car c’était ainsi que je le voyais à l’époque.

En dépit de la peur qu’il m’inspirait, je cherchai à en apprendre plus sur lui, gobant toutes les rumeurs qui circulaient à son sujet, même les plus absurdes. J’appris ainsi qu’il pouvait changer la pierre en or, qu’il mangeait les bébés, faisait tomber la foudre à souhait, ne mentait jamais, passait des contrats avec les humains pour dérober leurs âmes et avait plusieurs siècles d’âge.

Semaladiel arpentait rarement le palais, lui préférant sa tour aux murs de suie, dans l’aile est, un peu à l’écart des autres infrastructures. Il était également le médecin du roi, de sorte que tous les jours un messager venait chercher les médicaments préparés par le mage et repartait en direction des quartiers royaux. J’appris aussi la moindre de ses habitudes. Par exemple il sortait la matinée et allait se promener pendant une petite heure dans les jardins intérieurs. Il passait également faire des commandes en cuisine, pour qu’on lui porte ses prochains repas de la journée. Enfin il retournait à sa tour et ne ressortait pas avant le jour suivant, sa fenêtre brillant alors d’une lumière irréelle et laissant s’échapper une opaque fumée.

Aussi dès que j’en eu l’occasion, je me portai volontaire pour apporter le repas du mage. Les marmitons en furent très heureux, soulagés à l’idée de ne pas avoir à pénétrer dans la demeure du sorcier.

Je me rappelle très bien de la première fois où je gravis les marches escarpées et franchis le sombre couloir aux murs sombres et moroses, poussant la lourde porte en pierre fissurée afin de pénétrer dans l’antre du sorcier.

Semaladiel était là, assit sur un tabouret en pierre, devant son laboratoire d’alchimie. Un lit poussiéreux, une commode et une étagère vermoulue étaient confinés dans un coin de la pièce. Les bureaux en pierre grossière, tassés contre les murs, soutenaient toutes sortes d’instruments en verre et en céramique. Une grande cheminée était emmurée derrière les tables, une fenêtre de pierre et de métal pivotait pour pouvoir nourrir le feu qui y résidait.

Le sorcier s’était retourné et avait tendu la main sans rien dire. Je me rappelle lui avoir donné son repas d’une main si tremblante d’excitation que Semaladiel rattrapa de justesse sa pitance, évitant que celle-ci aille rejoindre les pelotes de poussière sur la pierre grise. Je restai tout le long de son déjeuner, observant les curieux ustensiles qui trônaient sur son atelier. Il y avait des poudres exotiques multicolores, des tubes en verre et des bocaux aux formes extravagantes. L’étrange personnage ne souffla pas un mot, mâchant avec application. Je respectai son silence, comprenant qu’il ne souhaitait pas parler.

Par la suite je lui portai ses repas régulièrement, et les cuisiniers s’habituèrent à me voir ramener les restes du sinistre sire. Il fallut un cycle pour qu’il s’étonne de ma présence et près d’une sanois pour qu’il paraisse l’apprécier. J’eu alors le bonheur d’entendre sa voix pour la première fois. Elle était rauque et rouillée comme de la craie que l’on faisait crisser par moment, avec un grésillement tenace en arrière fond, semblable au chant d’un criquet. L’écouter n’était pas plaisant mais ma fascination pour l’individu supportait aisément ce désagrément. La plupart du temps je lui faisais la conversation et il écoutait. Je racontai mon passé, ma vie de concubine et les nouvelles du royaume. Le sorcier était un ascète se terrant dans sa tour dès qu’il en avait l’opportunité et il ignorait finalement beaucoup des affaires internes du palais.

Très rarement, c’était lui qui parlait, il m’apprenait ce qu’était un alliage, m’expliquait les concepts de base de la métallurgie, comme la température de fusion de certains matériaux et les différents états dans lesquels on pouvait les trouver dans la nature. Parfois il me faisait quelques démonstrations de ses expériences, comme ce qu’il nommait pyrolyse ou distillation. À vrai dire j’appris très tôt que Semaladiel réalisait ces expériences par pure curiosité, puisque il n’avait aucun mal à produire du charbon de bois à partir du bois ou à obtenir un alcool très pur à partir de gnole bon marché. L’exemple le plus frappant des pouvoirs de Semaladiel fut pour moi quand il fit couler du plomb liquide dans ses mains. A son contact, la substance se solidifia et prit la forme de dizaines de petits granulés. J’appris également lors de cette expérience le principe d’équivalence de la matière et ce qu’était une réaction exothermique.

« En solidifiant le plomb, je libère une grande quantité de chaleur. disait-il en agitant ses mains brûlées. En le liquéfiant au contraire, je prélève une quantité de chaleur au milieu ambiant. Cette quantité de chaleur est également une constante dans le processus. »

Je n’avais à ce moment pas la moindre idée des réels pouvoirs de Semaladiel. Fascinée par la surface de l’eau, j’en oubliais les abysses.

Chaque sanois il y avait un nouvel arrivage de jeunes concubines venues remplacer celles qui étaient parties. Je vivais alors depuis près de quatre sanois au palais et était une des plus anciennes. J’avais vu plusieurs fois le même schéma se répéter. Un jour, une des jeunes femmes était convoquée dans la chambre du roi. Elle partageait alors la couche du roi pendant trois à sept jours. Puis un matin elle disparaissait et nul ne savait où elle était passée. La plupart faisait semblant d’ignorer l’étrangeté de la chose, j’avais même vu une des concubines voir ses trois amies se volatiliser l’une après l’autre avant d’annoncer un sourire aux lèvres qu’elle venait d’être choisie par Augoud. Elles se figuraient qu’elles réussiraient à contenter le roi pour de bon et ne disparaitraient pas comme les autres.

Pour ma part je me rappelle avoir cherché pendant longtemps la solution de ce mystère, interrogeant les gardes, les serviteurs, les marmitons et toutes les personnes ayant pu apercevoir telle ou telle concubine. Mon investigation ne fut pas couronnée de succès. J’obtins au mieux des réponses vagues. Soit le secret était bien caché soit les réprimandes étaient sévères en cas de désobéissance. Quand j’évoquai le sujet à Semaladiel, il faisait la moue et changeait de sujet ou répondait par un de ses poèmes sibyllins.

« Celui qui contemple

Possède un petit peu,

L’être beau ;

Et s’emploie à lui bâtir,

Une prison somptueuse. » me dit-il une fois.

Comme tu t’en doutes, un jour arriva où je fus convoquée par le roi à mon tour. On me donna une lettre d’invitation apposé du sceau royal ainsi qu’une tunique de soie brodée que je devais porter le soir venu. Et c’est la peur au ventre que je franchis la porte menant aux quartiers royaux.

Après m’avoir laissé entrer, les mastodontes en tablier rouge et or refermèrent le passage sans un mot. Je me retrouvai seule dans l’étroit corridor qui menait à la chambre d’Augoud. Sur les côtés se trouvaient d’autres pièces spacieuses abritant de longues tables garnies de fruits et de pâtisseries. Les salles servaient certainement aux entretiens avec les conseillers ou les officiers du roi.

Préférant ne pas retarder ma venue, je traversai le couloir et arrivai devant une porte en acier décorée par un motif couvrant toute la surface. La gravure représentait un cerisier au tronc de bronze et aux branches d’or, des fleurs en quartz rose soigneusement taillé et poli étaient placées aux extrémités de l’arbre. Une branche plus imposante que les autres ressortait de la porte, formant une structure convexe. Au bout se trouvait un rubis sphérique amovible faisant office de heurtoir. N’osant toucher la pierre précieuse, je toquai plutôt avec mon poing.

L’injonction d’entrer me parvint, étouffée. Hésitante et angoissée, je pénétrai alors dans la chambre royale. Augound se tenait devant moi, portant un pantalon et une chemise en lin blanche. Il n’était pas très grand pour un roi avais-je alors pensé. Il avait largement passé la cinquantaine au vu du peu de cheveux qu’il lui restait et des rides qui commençaient à plisser sa peau. Des restes d’une barbe rousse pointaient sur son menton. Il m’ordonna de me dévêtir aussitôt que j’eus franchi le pas de la porte.

Une fois que j’eus obtempéré, il s’approcha et tourna autour de moi, m’examinant sous toutes les coutures, à la manière d’une nouvelle œuvre d’art. Puis, il avança encore, me toucha les hanches, soupesa mes seins et éprouva la fermeté de mes fesses. Finalement il déposa un baiser baveux sur mon cou et afficha un air satisfait. Sans un mot il me montra le lit, m’intimant de m’y diriger.

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Quand je me réveillai le lendemain, Augound était déjà levé et habillé. Il me dit de revenir demain soir à la même heure et s’en alla, me laissant seule dans ses quartiers. Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi. Le matin je me réveillai dans le baldaquin richement orné et prenait un des plus merveilleux déjeuners qu’il soit. Il y avait toute sorte de fruits, de pains et de confitures. Des perdrix fraichement chassées et cuites étaient déposées à la disposition du roi, tout comme de délicieuses brochettes de viande à la texture fondante dont je ne pus identifier l’espèce. Diverses sauces étaient proposées pour l’agrémenter et je les essayai toutes. Il y avait aussi une multitude de tartes, de crèmes et de beignets ainsi que différents vins épicés. Bien entendu je m’employai à gouter à tout et à profiter au maximum de ma nouvelle condition.

Le cinquième jour, Augound me donna rendez-vous devant l’entrée des jardins intérieurs. Je l’y attendis en cachant difficilement mon impatience, tant ma curiosité était éveillée. Comme je l’ai déjà dit, les courtisanes n’avaient pas accès à cette partie du palais. En fait peu y avaient accès. Deux gardes gardaient constamment l’entrée, leurs yeux lubriques se posant sur les poitrines des servantes et des courtisanes sans retenue. Je n’étais donc pas à mon aise, à attendre le roi dans mes vêtements de soie, reluquée par les deux hommes de factions.

Augound arriva bien après l’heure annoncée, comme le devait un roi, certainement, et je franchi le seuil des jardins intérieurs à ses côtés. Ceux-ci se trouvaient au centre du palais, à ciel ouvert, de sorte que par les fenêtres des longs corridors en périphérie, j’avais déjà eu un aperçu de ce qui s’y trouvait.

Nous débouchâmes sur un sentier composé de petits cailloux blancs ceinturé par des talus verts hérissés de fleurs. Des arbustes et des buissons à baies prenaient l’air sur les collines sous les gazouillements des oiseaux. Des jardiniers reconnaissables par leurs fourches à la verticale et leurs tabliers bruns travaillaient la terre ou sondaient l’étendue d’herbe à la recherche de taupes. Plus loin, le sentier se scindait en deux parties. L’une contournait un immense potager, l’autre traversait un défilé de cerisiers. Le roi opta pour la seconde, s’enfonçant dans la forêt en fleurs.

Nous progressions en silence, foulant le lit de pétales blancs et roses pâles qui recouvrait le chemin jusqu’à arriver dans une large clairière.

-C’est magnifique. soufflai-je.

-N’est-ce pas ? murmura Augound.

De gargantuesques arbres se dressaient devant moi. Les cerisiers atteignaient entre trente et cinquante mètres, leurs troncs épais semblaient faits de bronze et les branches luisaient au soleil comme des pépites d’or. Alors que j’avançai, je sentis quelque chose se briser sous ma semelle. Je me penchai et ramassai les pétales de quartz en miettes, stupéfaite.

-C’est… Les arbres sont réellement en… ?

Le roi éclata de rire.

-C’est exact. Et si tu voyais les rubis que me pondent ces trésors !

Je me souviens être restée sans voix un long moment, admirant les démentielles répliques de cerisier. Combien avait dépensé le roi pour pouvoir sculpter ça ? Je n’avais pas la moindre idée de la fortune que ça représentait.

-Approche.

Augound lui prit la main et la plaqua contre le bronze. Le métal présentait d’infimes aspérités, les rainures étaient irrégulières et certaines parties de la surface semblaient peu solides. Encouragé par le roi, j’arrachai un morceau de la peau en bronze. L’intérieur, à mon grand désarroi, était également en métal. Plus étonnant encore, du liquide ocre s’échappait en fumant de la plaie, comme si…

-Ils sont vivants !

-Oui, ce sont de vrais arbres. Une sculpture serait bien moins fascinante.

-Comment un tel prodige est-il possible ?

-Hmmm… La magie y est pour quelque chose. Même si j’utilise des graines exotiques, je ne pourrai arriver à un tel résultat sans Semaladiel. Je les appelle les rubisiers. déclara-t-il en riant à nouveau.

Un des arbres, un peu à l’écart des autres, avait perdu toutes ses fleurs et ses feuilles. Ses branches pendaient tristement, touchant presque le sol. Le tronc était aussi noir que le plumage des corbeaux qui s’y posaient. Je m’en étonnai auprès d’Augound.

-Oui c’est assez récent. L’arbre allait très bien il y a une dizaine de jours. J’imagine que c’est une sorte de maladie. Ce n’est pas étonnant quand on y songe. Pourquoi ne seraient-ils jamais malades ?

Je haussai les épaules, ne savant pas quoi répondre.

-Ce soir, Semaladiel produira un nouvel arbre. Tu auras l’honneur d’assister à la cérémonie !

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Tu peux imaginer mon impatience quand je rentrai dans mes quartiers. Je brûlai d’envie de voir la transformation. Bien sûr je m’étonnais de la gentillesse du roi et de sa bonne humeur inhabituelle. Mais la curiosité était la plus forte. Aussi dès que j’eus un moment, je me précipitai à la tour du mage pour évoquer mon expérience.

Ce dernier était assis sur son tabouret en pierre. Il tenait dans ses bras un faucon. L’animal était manifestement mort depuis peu, ses ailes brisées recroquevillées contre son torse blanc. Le mage à l’apparence inhumaine berçait la dépouille, donnant lieu à l’une des plus étranges scènes qu’il m’ait été donné de voir.

-Je l’ai trouvé en bas de la tour, le cou brisé. C’est un spectacle bien malheureux. Vivant, c’est l’un des animaux les plus majestueux, mort, ce n’est qu’un cadavre parmi d’autre. Étonnant comment notre concept de beauté est relatif n’est-ce pas ? dit-il en tournant ses yeux vif-argent dans ma direction.

-Je suppose. répondis-je hésitante.

-Tu es allé dans les jardins intérieurs ce matin. Qu’en as-tu pensé ?

-C’était magnifique. Ces arbres relèvent du prodige, Semaladiel ! Je ne savais pas que tu étais capable de faire cela.

Son interlocuteur fit la moue.

-Vous, les humains, êtes facilement impressionnables… Et naïfs.

-Que veux-tu dire ?

-Patience, tu le découvriras ce soir, Catache.

Puis il changea de sujet de discussion, émettant des hypothèses sur les causes de la mort du rapace.

On ne me laissa entrer dans les jardins intérieurs qu’à la nuit tombée. C’était d’ailleurs la première fois que j’arpentais le palais la nuit. Les couloirs étaient sombres et silencieux et la salle principale, d’ordinaire bondée, était abandonnée. On m’annonça que Semaladiel était déjà sur les lieux. Deux gardes m’accompagnèrent, leurs lourdes bottes claquant derrière moi.

Ce jour-là, une brise légère rafraichissait l’atmosphère chaude et lourde, caractéristique des soirs de sanois chaude. Le vent faisait voleter ma tunique de soie et balançait doucement mes cheveux. Le clair de lune éclairait le passage, donnant une couleur blafarde au sentier. Les visages livides d’Hirarcholos, Somacholos et Vaacholos se reflétaient dans les petites mares sur les côtés, projetant des croissants moqueurs sur l’eau limpide.

Puis nous entrâmes dans la forêt. Les cerisiers s’entrecroisaient en hauteur, entremêlant leurs appendices et obscurcissant l’allée. Avant que nous ne nous retrouvions complètement dans la pénombre, l’un des gardes enflamma une torche et prit la tête du petit groupe.

Le reste du trajet se fit dans le silence. Seuls les cailloux blancs qui craquaient sous nos pieds et nos respirations troublaient la quiétude de la nuit. Mon cœur battait si fort sous l’excitation que j’avais posé mes mains contre ma poitrine dans l’espoir d’en étouffer le son.

Nous débouchâmes dans la clairière après ce qui me sembla une éternité. Semaladiel était là, observant un jeune arbuste. Il se retourna en nous entendant arriver. Son visage était aussi impassible que d’habitude, pourtant je devinai de la tristesse dans ses traits.

-Tout est prêt ? demandai je.

Semaladiel hocha de la tête.

-Il manque juste l’ingrédient principal.

-L’ingrédient principal ?

Le mage fit un signe aux gardes. Ceux-ci se saisirent chacun d’un de mes bras, m’interdisant toute fuite.

-Tenez là fermement. Je ne veux pas une autre course poursuite dans les jardins.

Semaladiel s’avança et sortit une dague rituelle de son long manteau.

-C’est de toi qu’il s’agit, Catache. Je pensais que tu l’aurais compris plus tôt.

Les formes sombres sur le visage du sorcier semblaient agitées, esquissant brièvement un motif avant d’en changer aussitôt. Les ongles métalliques du mage vinrent caresser mes cheveux puis suivirent la courbe de ma mâchoire presque tendrement. Finalement Semaladiel retira sa main. Son bras armé se leva et trancha ma gorge d’un mouvement précis.

-Pour être exact, c’est de ton âme seule que j’ai besoin.

Et, tandis que le sang coulait à flot et que mon corps faible était maintenu par les gardes, Semaladiel posa une main d’obsidienne sur ma tête. J’eus l’impression que quelqu’un me disséquait, couche par couche, extirpant de ma cervelle ce qui l’intéressait. Sauf qu’il se trouvait dans mon esprit, fouillant ma mémoire et mettant mon âme à nue sans que je puisse l’en empêcher. Ma vue se brouilla et mes membres engourdis ne répondaient plus. Le peu de conscience qu’il me restait se focalisa sur la voix grave qui me parlait.

« Fais-moi confiance… Donne-toi à moi… »

Le ton était amical et presque réconfortant. Aussi je l’écoutai, m’abandonnant à elle. La voix semblait chercher quelque chose. Mon âme. Je la lui livrai aussitôt, heureuse de pouvoir lui être utile. La voix en fut ravie et me remercia chaleureusement.

Puis ce fut tout. Un abîme noir sans haut ni bas m’engloutit, me plongeant dans l’obscurité pour l’éternité.

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Quand je me réveillai la première chose que je vis fut les traits sombres et changeants du mage, ses yeux vif-argent fixés sur moi. J’esquissai un mouvement de recul et tentai de lui échapper. Mon dos heurta quelque chose de solide, un rocher certainement, et mes pattes fouettèrent le sol en vain. Je cessai immédiatement toute résistance pour me concentrer sur une anomalie : mes pattes ? J’examinai mon corps attentivement. Je possédai bien des pattes et avait en prime d’impressionnantes ailes pour membres supérieurs. Hébétée, je tentai à nouveau de fuir.

Semaladiel se jeta sur moi, se saisissant de mes épaules. D’un mouvement brusque je me dégageai et l’envoyai bouler sur le côté.

-Bon sang ! Calme toi et écoute moi un instant ! souffla-t-il quand je me relevai.

Ayant moi aussi de nombreuses questions, je contins ma colère.

-Que m’as-tu fait ? ma voix était grave et articulait curieusement les mots.

-La même opération qu’aux autres. J’ai placé ton âme dans un corps étranger.

-Mais je ne veux pas ! Renvoie-moi dans mon propre corps !

Je balayai le sol de mes puissants battoirs d’un air menaçant. Je remarquai que ma gueule portait d’énormes crocs. Cela pouvait se révéler utile.

-C’est impossible. Ton âme ne fait plus qu’un avec ton enveloppe physique désormais. Si je retire ton âme, ton esprit si tu préfères, il sera détruit à jamais. C’est ce que tu es désormais, Catache, juste un Esprit.

Sonnée je sentis ma colère prendre le dessus.

-Tu m’as tuée ! Tu as détruit la vie de plus d’une centaine de personnes ! Tu mérites de mourir !

Le mage écarta les bras en esquissant un sourire. Il semblait étrangement satisfait.

-Je vois que je ne me suis pas trompé sur ton cas. Peut-être devrais-tu me tuer en effet. Mais avant j’ai un dernier service à te demander.

-Fais vite.

-L’immortalité peut être terrible parfois. Je crois que c’était il y a une quarantaine d’années. Un jeune homme me promit que je ne m’ennuierai pas si je le suivais. Lui et moi avons alors établi un contrat. Je l’aiderai à réaliser ses projets jusqu’à la fin de sa vie, en échange il s’assurerait de me prodiguer suffisamment de distraction. Malheureusement les humains changent au fil du temps et Augound ne dérogea pas à la règle. Il devint obsédé par la richesse et la grandeur. Il fit bâtir cet immense palais dont la construction dura plusieurs décennies. Par malheur il avait appris nombre de mes pouvoirs avec le temps. Avide de bâtir quelque chose de plus merveilleux encore, il utilisa des humains pour ses expériences. Cette forêt de rubisiers constituée d’âmes humaines est le résultat de la folie du roi. Et je veux que tu y mettes fin.

-Pourquoi m’avoir choisie ? Pourquoi ne suis-je pas devenue un de ses arbres moi aussi ?

-Bien que tu ne t’en rendes pas compte, tu avais de la colère en toi. Regarde ta gueule remplie de crocs, c’est la représentation de ton âme. Le corps du faucon n’y est pour rien. De plus, te condamner à être un autre de ces arbres orgueilleux m’attristait. Crois-le ou non je ne souhaitais pas te tuer.

-Où est mon véritable corps ? demandai-je, ma voix puissante nouée par le chagrin.

Semaladiel hésita à répondre, les formes sombres sur son visage semblant osciller un moment.

-Le roi pense qu’en consommant de la chair humaine il devient plus sensible à leur beauté.

J’eus envie de vomir en comprenant les implications du sorcier. Je visualisai très bien les brochettes de viande au gout étrange. Avant même de me tuer, cet homme m’avait souillée physiquement et spirituellement.

-Très bien. Je vais mettre fin au massacre du roi. Mais sache que je ne le fais pas pour toi. Je reviendrai te tuer Semaladiel.

Je pense que tu devines la suite. Je m’envolai tel un oiseau vengeur et pénétrai par une fenêtre des quartiers royaux. Là je tuai sauvagement Augound dans son sommeil puis repartit aussi vite que j’étais venue. Comme je m’y attendais, je ne trouvai trace du mage nulle part. Semaladiel s’était évanoui dans la nature et n’avait laissé aucune piste. Avec le temps j’en viens aussi à questionner les dires du sorcier.

La « maladie des rubisiers » comme l’appelait Augound se propagea rapidement parmi les arbres restants et bientôt, les merveilleux cerisiers composés de pierres précieuses disparurent. Il ne resta que des arbres d’obsidienne menaçant dont les branches tranchaient quiconque les approchait. Les restes de cadavres frais au fond des jardins intérieurs furent découverts et la disparition des concubines prit alors tout son sens. Augound ne fut plus connu que sous le nom de « roi cannibale ».

Mais plus le temps passait et plus les gens fuyaient le royaume d’Ivrefeu. Les villages étaient frappés par la peste, le choléra ou le typhus. Des invasions de sauterelles venaient ravager les fermes et les habitants ne passaient plus une seule nuit sans cauchemarder. On disait que la terre était maudite, que les dieux punissaient les terribles actes du roi cannibale. En un demi-siècle, tout le monde avait déserté les lieux. La nature repris alors son cours, et une immense forêt remplaça, au fil des siècles, ce qu’on appelait autrefois le royaume d’Ivrefeu. On appelle maintenant ces bois « les Musades ». »

Son histoire terminée, l’Ourkkha se tut.

-Comment se fait-il que ton âme n’ait pas été détruite à ta mort ? demanda Ucobo.

-Une partie d’elle se trouvait dans cette pierre et a survécu. Tant que cette partie n’est pas détruite je resterai piégée dans l’Ielnald sous ma forme spirituelle. Tu ne dois pas seulement récupérer la pierre mais également la détruire.

Ne sachant quoi répondre, Ucobo demeura silencieux.

L’Ourkkha releva soudain la tête, alerte.

-Il semble que notre conversation soit terminée. Ton ami cultiste est revenu.


Texte publié par Louarg, 24 octobre 2015 à 15h12
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