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Délicatesse maritime

1.

Anne, le sourire aux lèvres, passa le portillon d’un pas léger. La jeune femme qu’elle était recouvrait peu à peu cette joie enfantine qu’elle avait oubliée ces sept dernières années. Après trois jours, occupés à ranger ses affaires et celles de sa grand-mère décédée quatre mois plus tôt, elle pouvait enfin souffler et savourer le bonheur d’être à nouveau dans cet endroit chargé de souvenirs. Son objectif du jour était de descendre à la crique, là où elle avait souvent joué par le passé. Un Jules Vernes sous le bras, Anne fila sur le chemin caillouteux, protégée du soleil par son ombrelle. Un vent tiède taquinait les quelques mèches bouclées qui avaient refusé de se laisser piéger par le ruban rose, qu’elle avait choisi au hasard dans le tiroir de sa coiffeuse.

Anne n’en revenait toujours pas d’être à nouveau dans cet endroit.

Ses dernières vacances ici remontaient à sept ans. C’était tellement loin, et pourtant, les souvenirs restaient vivaces. Autour d’elle, Anne revoyait ces enfants qui couraient, riaient, se chamaillaient et s’aimaient. Jusqu’au déménagement de ses parents en Grande-Bretagne, ils avaient passé chaque été en compagnie des grands-parents maternels, d’une ribambelle d’oncles et de tantes, et surtout de camarades de jeux qu’elle appelait cousins et cousines.

Tout ce petit monde, elle l’avait perdu de vue avec les années. L’éloignement géographique n’en fut pas étranger. Plusieurs membres de la famille avaient choisi de traverser l’Atlantique depuis que les rumeurs d’une guerre alimentaient les conversations.

Arrivée au sommet de la falaise qui surplombait la crique, Anne s’arrêta et contempla le paysage. Le soleil donnait à la mer une teinte d’un bleu outremer scintillant. Les mouettes hurlaient à plein poumon et se laissaient porter par le vent. Anne inspira une bouffée d’air iodé, le sourire aux lèvres. Après les brumes londoniennes, la jeune femme savourait cette pureté et le calme ambiant. Mais ce qu’elle savourait le plus, c’était d’être venue seule. Pour ça, elle avait transgressé les règles, en cachant son voyage à ses parents qui la croyaient en cure pour plusieurs semaines. Elle imaginait sans difficulté leur colère s’ils découvraient son mensonge. Elle refusait pourtant de céder à l’inquiétude et de plier bagages.

Anne retrouva sans mal le sentier qui descendait à la crique. Dans son souvenir, la descente lui paraissait moins abrupte. Au bas du chemin, elle se félicita de ne pas avoir dévalé la pente cul par-dessus tête. La grève avait peu changé en sept ans. Elle avait gagné quelques rochers, désireux de se détacher de la falaise. Sous ses pieds, les galets dansaient et rendaient la marche incertaine. Arrivée à quelques pas de l’eau, elle s’assit et ôta ses chaussures. Elle délaissa les souliers, son ombrelle et son livre pour plonger ses petits pieds et ses mollets tout blancs dans cette mer dont la fraîcheur lui arracha une grimace. L’été avait peut-être pris ses quartiers, il n’était pas encore parvenu à réchauffer l’étendue saline. Anne ne s’attarda pas et s’installa sur les galets. Elle s’empara de son Jules Vernes et regagna ce périple autour du monde qui la faisait rêver depuis quelques jours. Les pages s’enchaînaient et les mésaventures de Phyleas Fogg réveillaient en elle ce désir de partir à l'aventure. Elle soupira et reporta son attention sur l’océan. Au loin, les silhouettes de deux bateaux voguaient avec nonchalance sur la ligne d’horizon. Envieuse, Anne se demandait où leur voyage les mènerait. Un jour, elle voyagerait dans de lointaines contrées. Elle avait déjà traversé la Manche et avait appris à vivre à Londres.

Toute à ses rêveries, Anne ne remarqua pas immédiatement qu’elle n’était plus seule sur la grève. Il fallut qu’un mouvement chatouille son champ de vision pour qu’elle le réalise. Embêtée par le soleil, elle plissa les yeux pour mieux distinguer l’individu qui se rapprochait d’elle à chaque enjambée. Les pieds dans l’eau, il s’acharnait à conserver un certain équilibre. Peu à peu, il prit une apparence qui réveilla chez elle des souvenirs.

Le corps avait quelque peu forci. Le visage juvénile avait perdu ses rondeurs et avait gagné une barbe naissante. Les changements ne l’empêchèrent pas de le reconnaître. Thibaut se tenait là à quelques mètres d’elle. Son copain d’enfance, celui qui fut son plus fidèle complice pendant les grandes vacances et qui fut également le premier à l’embrasser sur les lèvres. Anne, émue, ne savait pas trop de quelle façon réagir. Adolescente, elle aurait bondi sur ses jambes, aurait joué les équilibristes sur les galets et aurait sauté au cou de son ami. Désormais, elle était une jeune femme de vingt-et-un ans et les règles de la bienséance l’obligeaient à se comporter avec une certaine réserve.

Elle se contenta de se lever, et d’un geste de la main elle défroissa sa robe.

Les mains dans les poches, le jeune homme se rapprocha, un sourire hésitant sur les lèvres. La reconnaissait-il ? Anne avança dans sa direction. Sa blondeur capillaire avait légèrement foncé, mais les épis donnaient toujours ce côté négligé à ce visage aux joues rosies. Il n’était plus qu’à quelques pas lorsqu’il s’arrêta. Ce même regard qui la faisait rougir quelques années plus tôt se posa sur elle.


Anne ? C’est toi ?

Sa voix donnait désormais dans les graves. Et sous sa chemise entrouverte, le torse musclé était une véritable arme de séduction. Anne, émue par une brusque envie de plaisirs charnels, sentit le rouge lui monter aux joues. Confuse, elle bafouilla qu’il s’agissait bien d’elle. Une étincelle de bonheur brillait dans le regard de Thibaut.


ça remonte à…


Sept ans.


Ouah, j’ai l’impression que ça fait une éternité. Je ne pensais jamais te revoir. Les nouvelles à ton sujet ont été rares.

Ces mots sonnèrent comme un reproche et déstabilisèrent la jeune femme qui ne savait plus que dire. Anne reconnaissait qu’elle avait négligé cette amitié. La première année, elle lui avait écrit à plusieurs reprises. Puis, il y eut ce premier été, passé dans un cottage anglais, non loin de chez le patron de son père. Son travail devenu sa principale préoccupation, il avait décidé de rester dans le sillage de celui qui pourrait lui faire grimper les échelons. L’année qui suivit, le temps consacré à l'écriture de missives se raréfia. De nouvelles amitiés se formèrent et elle n’éprouva aucune tristesse lorsqu'ils passèrent les grandes vacances suivantes en terre britannique. Ses anciens amis devinrent des souvenirs et Anne s’était habituée à l’idée qu’elle ne remettrait jamais les pieds en France.


Je… je croyais…


Tu n’as pas à te justifier, déclara Thibaut, un sourire aux lèvres.


Je n'imaginais pas revenir ici, lâcha-t-elle d’une traite.


Et je ne pensais jamais te revoir. Alors, ne culpabilise pas.

Thibaut cligna de l'oeil, et Anne se sentit soudain moins gênée.


Tu te souviens tous les après-midi que nous avons passés sur cette grève ?


Bien sûr, fit-elle.


Ça semble si loin.


Toi et les autres, vous vivez encore dans le coin ?


Moi, non. De la bande, il ne reste que Cyprien. Son père est décédé, il y a trois ans. Il est donc à la tête de l'exploitation familiale.


Et toi, tu habites où alors ?


Paris.


Toi, à la capitale ! Quand nous étions plus jeunes, tu disais que tu ne partirais jamais.


Un artiste-peintre a séjourné au village, il y a presque cinq ans. Il s’est intéressé à mes dessins et m’a appris les bases de la peinture. Il a décrété que j’avais du talent et qu’il faudrait que je monte à Paris. Ce que j’ai fait, il y a trois ans et demi.


Et, tu es devenu peintre ?


Oui. J'ai même vendu quelques toiles.

Anne n’en croyait pas ses oreilles. Les gribouillages de Thibaut l’avaient souvent laissée admirative, mais elle n’avait jamais imaginé qu’il pourrait un jour en vivre. Il était le genre de garçon à courir les grands chemins et à faire les quatre cents coups. Et avec son actuelle carrure, elle l’aurait vu travaillant la terre. L’apparence ne faisait pas tout, comme on le lui avait parfois conseillé.


Tu ne sembles pas me croire.


Je suis juste surprise.

Thibaut l’interrogea à son tour. Mais Anne réalisait que son existence paraissait bien plus ennuyeuse. Son quotidien depuis sa sortie de l’école était rythmé par les œuvres de bienfaisance et les soirées mondaines où l’on cherchait à lui présenter des prétendants acceptables.


Si mes souvenirs sont bons, tu n’avais rien d’une fille rangée, pouffa Thibaut qui était reparti mettre ses pieds dans l’eau. La discipline des écoles anglaises est efficace, à ce que je vois.


Qu'est-ce qui te fait croire que je suis une fille rangée ? Après tout, j’ai vingt et un ans, et je suis encore célibataire. Et puis, je suis là contre l’avis de mes parents.

Les sourcils du jeune homme s’arquèrent et il partit dans un fou rire.


Tu es une vraie rebelle, dis-moi. Je suis content de constater que tu n’as pas tant changé. Alors, comment tu es arrivée ici ?

Elle raconta que son périple avait débuté le jour où elle avait appris que sa grand-mère lui avait légué cette maison. Elle avait tout de suite exigé d'y retourner. Ses parents avaient tenté en vain de l'en dissuader. Pendant quelques mois, l’idée avait germé. Anne prétexta un séjour en cure avec une de ses amies dont la constitution physique était faible. Alors que ses parents tombaient dans le panneau, elle traversait la Manche. Elle avait décidé de rester quatre semaines dans cette bicoque qui lui appartenait désormais.


Magnifique ! Nous allons pouvoir rattraper le temps perdu, s’enthousiasma Thibaut.

2.

Les jours qui suivirent cette première rencontre, le soleil fut au rendez-vous. Chaque après-midi, Thibaut la rejoignait sur la grève où ils discutaient de tout et de rien. Souvent, la situation politique en France revenait sur le tapis. Anne n’était pas de ces femmes qui se désintéressaient de la politique. Elle s'intéressait l’actualité et avait ses propres opinions, mais elle s'abstenait de débattre avec les hommes, les trouvant trop virulents dans leurs propos. Alors avec Thibaut, elle essayait chaque fois de détourner la conversation, même si elle partageait ses inquiétudes. Elle souhaitait un été sans ombre, fait de rires comme par le passé. Très vite, Thibaut sembla comprendre qu’il la dérangeait avec ces sujets trop sérieux et les évita. Très vite aussi, ils se retrouvèrent à profiter de la fraîcheur de l’océan. Les premiers instants dans sa tenue de bain furent synonymes de gêne. Pourtant, il n’y avait pas de quoi rougir. Seuls ses mollets laiteux, ses bras et sa gorge étaient à découvert, rien de bien choquant. Mais rapidement, elle savoura chaque baignade, telle l’adolescente qu’elle avait été.

Et il y eut ce bain à la fin de la première semaine. Après quelques longueurs, ils entreprirent de sortir de l’eau. Mais Thibaut ne put résister à l'envie de l’éclabousser. Sans rechigner, Anne se prêta au jeu et lui envoya des gerbes d’eau en pleine figure. Alors qu’elle tentait de se rapprocher, Anne perdit l’équilibre sur un galet. Mais avant qu’elle ne plonge la tête la première, Thibaut enroula ses bras autour d’elle. L’espace d’un instant, la proximité de leurs deux corps la troubla. Ses mains posées sur ses biceps purent estimer la musculature de Thibaut. Il la regarda droit dans les yeux, une étincelle malicieuse dans le regard et un sourire en coin sur ses lèvres charnues.


Il faut être plus prudente.

Il la redressa et la tint par la main jusqu’à leurs affaires. Côte à côte, ils s’étendirent et savourèrent leur après-midi. Anne qui avait apporté sa lecture se plongea dans son livre. Thibaut s’assoupit.

Le soleil commençait à décliner lorsqu’ils réempruntèrent le chemin du retour. Comme chaque soir, l’atmosphère fraîchissait. Un frisson hérissa le duvet sur ses bras. Elle était à la fois pressée de rentrer et de rester en compagnie de Thibaut. Il était devenu un jeune homme fabuleux. Elle se doutait qu’il devait avoir connu plusieurs femmes depuis son installation à Paris. Il était de notoriété publique que les artistes s’adonnaient à des plaisirs plus que douteux. Sa compagnie était un véritable régal et rendait son séjour follement amusant.

La maison de sa grand-mère apparut. Anne s’agrippa avec une spontanéité qui la surprit au bras de Thibaut.


Reste manger avec moi !

Thibaut soupira et évita son regard. Il la faisait languir comme par le passé, lorsqu’elle exigeait de lui quelque chose.


Très bien, j’accepte. Mais ma mère ne sera pas contente que tu m’accapares autant.


Au diable, ta mère ! Qui sait quand nous nous reverrons. Une fois que nous aurons rejoint nos vies respectives, nous risquons de nous perdre de vue, pour de bon cette fois. De toute façon, cette maison, je serai peut-être contrainte de la vendre.


Ce serait dommage. Tu y as tant de souvenirs.


Certes... mais une maison, ça s'entretient. Une fois mariée, je crains de ne plus pouvoir venir ici. Il faudrait que mon mari accepte d'en prendre soin.


Je suis certain que tu trouveras quelqu'un de bien, fit-il d'un ton sérieux.

Anne tourna son visage vers son compagnon et son regard croisa le sien. Thibaut et sa jovialité enfantine avaient fait place à Thibaut, le jeune homme de vingt-trois ans. De sa main libre, il lui caressa la joue. Son pouce s’égara sur ses lèvres avant qu’il ne les embrasse. Ce baiser n’avait rien de semblable avec celui qu’il lui avait donné sept étés plus tôt. Anne s’abandonna entre ses bras qui l’enlaçaient avec une excitante fermeté. Elle glissa ses doigts dans la tignasse hirsute. Thibaut s’enhardit et elle sentit vite sa langue s’inviter dans sa bouche, cherchant à jouer avec la sienne. Elle se laissa emporter par cette fougue en fermant les yeux. Lorsqu’ils s’arrachèrent l’un à l’autre, Anne éprouvait une grisante sensation.

Ils remontèrent le chemin et l’allée qui menaient à la porte d’entrée de la maison en courant, leurs rires unis. Lorsqu’ils franchirent le seuil, l’envie de dîner s'était volatilisée. Leurs lèvres se rejoignirent de nouveau, plus fougueuses, plus brûlantes. Thibaut la plaqua contre le mur. Ses baisers s'égarèrent sur la peau douce de son cou. Ses petits seins se gorgeaient déjà de plaisir. Les mains de son amant, fébriles, entreprirent de lui ôter sa robe. Elle l’aida avec maladresse, et se retrouva vite dans son plus simple appareil. Thibaut s'écarta, juste assez pour l'estimer de la tête aux pieds. Sous ce regard brûlant de désir, Anne se sentit soudain vulnérable. Alors qu'il se rapprocha d'elle, Anne le repoussa suffisamment pour le plaquer à son tour contre le mur opposé. À son tour, elle déboutonna la chemise de Thibaut. Elle fit glisser le vêtement sur ses bras et le laissa tomber sur le sol. Ses doigts s'aventurèrent sur ce torse qu'elle admirait depuis le premier jour de leurs retrouvailles.


Pour une jeune fille… de bonne famille… tu ne sembles pas si ignorante, marmonna Thibaut qui sentait la petite main d’Anne défaire les boutons de son pantalon et s’emparer de son sexe.


C’est l’image que je donne à tout le monde, dit-elle en souriant avec malice.

Thibaut n’était pas le premier à jouir de son intimité. La perte de sa virginité était un secret qu’elle n'avait encore révélé à personne. Ses parents seraient horrifiés à l’idée qu’elle ait offert ce bien précieux à un homme qui avait quitté l’Angleterre pour l’Inde. Elle avait regretté, un temps, ce comportement frivole, qui aurait pu lui jouer un mauvais tour. Désormais, elle s’en félicitait. Innocente, entre les bras de Thibaut, elle n’aurait pu vivre cet instant avec le même bonheur.

Étendus sur le plancher dans l'entrée, leurs corps s'enlacèrent. Les mains de Thibaut se firent plus aventureuses et sous le va-et-vient de ses doigts en elle, Anne fut submergée par une première vague de plaisir. Soudain, il se cala entre ses cuisses et d’un mouvement du bassin il s’invita en elle. Agrippée à lui, elle se laissa transporter dans cette frénésie, haletante, gémissante.

Ils se retrouvèrent plus tard dans la soirée dans son lit pour une longue nuit d’amour.

3.

Jusqu’à la fin de ce mois de juillet, leurs journées furent marquées par l’insouciance. S’aimer comptait plus que tout autre chose. Chaque après-midi, ils se rendaient à la grève. Toutes les nuits, elle s’endormait entre ses bras, la tête posée sur son torse. Mais tous les matins, elle se réveillait seule entre les draps. Chaque fois, la place de Thibaut était tiède. Après l’avoir interrogé, Anne apprit qu’il adorait peindre quelques heures par jour.


Quand te décideras-tu à me montrer tes tableaux ? Tes croquis sont bien sympathiques, mais j'aimerais en voir plus.


Je ne sais pas.


Aurais-tu peur de mon jugement ?


Ce n’est pas ça. Je n’ai aucune toile d’achevée à te présenter.


Et alors ? Ce n’est pas grave. Je veux juste avoir un aperçu de ce que tu fais.


Je ne préfère pas.


Notre séjour tire à sa fin. Bientôt, je serai repartie à Londres, et toi à Paris. L'occasion de voir ton travail se volatilisera.


Rien ne t’oblige à rentrer à Londres. Tu pourrais venir à Paris. Là-bas, j’ai plusieurs tableaux que tu pourrais admirer à ta guise.

Anne ne répondit rien, portant le petit verre de vin à ses lèvres. Ce soir-là, ils avaient décidé de se protéger de la pluie en se réfugiant dans l’unique gargote du village que tenait d’une main de fer la grande Marie-Jeanne. La tenancière avait quelque peu vieilli, mais elle gardait cette même bouille aux traits sévères.


Ma proposition est sérieuse, Anne. Tu n’es pas obligée d’y répondre tout de suite, mais…

Soudain, la porte du troquet s’ouvrit en grand sur un duo aux mines sombres. L’un des deux aux bacantes proéminentes s’arrêta au centre de la pièce et annonça :


L’Autriche-Hongrie a déclaré la guerre à la Serbie aujourd’hui même.

Les conversations s’éteignirent. Une expression grave se peignit sur tous les visages. Ce que certains redoutaient venait enfin de se produire.


Plus qu’à espérer que ça ne vienne pas jusqu’ici, lâcha un type accoudé au zinc.


Faut pas rêver, fit Thibaut, après avoir avalé cul sec le reste de son vin. Depuis la mort de l’archiduc, cette guerre menace et elle risque de s'étendre. Il y a trop de tensions entre plusieurs pays en ce moment. Ce n’est qu’une question d’heures ou de jours avant que la France n’entre dans ce conflit.


J’espère que tu dis faux, gamin.


Moi aussi, marmonna Thibaut assez fort pour qu’Anne l’entende.

Elle posa sa main sur celle de son amant. Elle n’avait pas revu cette inquiétude animer son regard depuis les premiers jours de leurs retrouvailles, lorsqu’ils parlaient de politique. Depuis, l’amour avait chassé tous les sujets fâcheux. Ils ne s’attardèrent pas dans le troquet et rejoignirent la petite maison à la lisière du village. Cette nuit-là, leurs ébats prirent un accent plus désespéré, comme si la fin était proche. Mais quelle fin ? Anne l’ignorait encore à ce moment-là.

Mais les jours qui suivirent assombrirent leur esprit.

« Jaurès est mort ! », hurla-t-on dans le village quelques jours plus tard.

Anne sentit Thibaut s’éloigner d’elle. Il se réfugiait dans les journaux, croquait nerveusement des dessins dans son carnet.

Le 2 août, une affiche placardée sur la porte de la mairie bouleversa tout le monde. L’inquiétude s’empara de chacun. Les femmes, les anciens et les enfants réalisèrent que bientôt ils seraient les seuls habitants du village.


Finalement, c’est la guerre qui va mettre fin à nos vacances, déclara Thibaut, alors qu’il la raccompagnait chez elle.


Je suis certaine que ce conflit ne s’éternisera pas. Je ne veux pas m’en soucier, pas maintenant, fit Anne en s'arrêtant.

Elle le regarda droit dans les yeux et se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.


Profitons du temps qu’il nous reste, lui murmura-t-elle.

Les bras autour de sa taille, Thibaut enfouit son visage dans le cou d’Anne. Sa respiration chatouillait sa peau.


Rentrons.

***

Le coucou de l’horloge au rez-de-chaussée hululait joyeusement, lorsqu’elle se réveilla. Il faisait jour depuis plusieurs heures déjà. La lumière du soleil piquait ses yeux endormis. Comme tous les jours, Anne retrouva la place de Thibaut vide. Elle passa sa robe de nuit et son châle, puis descendit. Son estomac criait de faim, mais quelque chose embrouillait son esprit. Elle ne se sentait pas dans son assiette. Elle avait un mauvais pressentiment. Anne regarda l’horloge. La matinée était derrière elle.

D’un pas las, elle entra dans la cuisine. La gestuelle réglée par les habitudes la mena à allumer le poêle. Elle y installa la bouilloire. Quand elle posa son bol sur la table, c’est là qu’elle le vit. Le carnet de Thibaut.

Il ne pouvait pas l’avoir oublié. Il se trouvait toujours dans la poche de sa veste. Dès qu’il terminait de gribouiller, il le rangeait comme s’il craignait de le perdre. Anne fronça les sourcils. Ses dents s’enfoncèrent dans sa lèvre. De ses doigts fins, elle caressa la couverture en cuir. Alors qu’elle prenait le carnet, elle vit le morceau de papier, sur lequel était écrit :

« Je te promets de donner des nouvelles.

Anne, je t’aime. »

4.


Madame ! Madame !

La vieille femme leva son visage étonné. Près d'elle se tenait le vigile, un jeune homme aux traits agréables. À son expression, elle sut qu'il était gêné de l'importuner.


Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle de sa voix douce, devenue chevrotante avec l’âge.


Le musée va fermer ses portes.


Oh, je suis désolée. Je n’ai vraiment pas vu le temps passer.


Ce n’est pas bien grave. Tous les jours, je dois ramener certains visiteurs à la réalité, fit-il en riant. Il faut avouer que cette exposition est captivante.


À qui le dites-vous, jeune homme ?

La vieille femme quitta la confortable banquette où elle avait pris place, plus tôt dans l'après-midi. Prête à le suivre jusqu’à la sortie, elle posa une dernière fois son regard sur cette toile.

« Délicatesse maritime », c’était son nom.

C’était aussi le dernier tableau peint par Thibaut, celle qu'il avait réalisée lors de cet été inoubliable. Anne n'en revenait toujours pas de découvrir enfin son œuvre et de se trouver là, face à cette représentation d'elle-même. Quarante ans la séparaient de cette jeune femme à la robe blanche et au visage heureux. Quarante ans la séparaient de cet amour bien trop éphémère. De Thibaut, elle ne reçut jamais de courrier. Le malheureux n'en avait pas eu le temps, mort sur le champ de bataille quelques heures après son arrivée.


Texte publié par Myrine, 1er juillet 2015 à 11h45
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