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tome 1, Chapitre 11 tome 1, Chapitre 11

Je me retournai pour découvrir un homme dans la force de l'âge, le torse nu, la barbe particulièrement drue et bouclée, qui nous souriait avec amabilité. Si je ne l'avais jamais rencontré en personne, je ne pouvais que deviner de qui il s'agissait.

— Bonsoir Namtar, répondis-je. Si tu nous attendais, j'imagine que c'est pour nous conduire auprès d'Ereshkigal, sinon le service d'ordre t'accompagnerait.

Il s'inclina avec déférence. Dieu du destin, il était le serviteur favori de la déesse des morts ainsi que son émissaire en qui elle plaçait une absolue confiance.

— Vous m'avez percé à jour. Ma reine est prévenue de votre arrivée, je ne suis que le guide chargé de vous mener à elle.

— On attend quoi pour y aller, alors ? s'enquit Ozzy en joignant le geste à la parole.

Notre petit groupe entama ainsi la longue descente qui menait au palais, marche après marche, des milliers d'enjambées qui nous rapprochaient de la clef de l'énigme et dont chacune augmentait mon appréhension, car l'endroit s'avérait à l'image de sa maîtresse : froid, cruel et sombre. Dans la mythologie mésopotamienne, Ereshkigal est réputée ténébreuse, violente, et son royaume ne reflétait rien d'autre, on aurait pu se croire au Tartare, un Tartare qui aurait envahi jusqu'aux Champs Élysées.

Uniquement accompagnés par les hurlements des âmes torturées, nous gardâmes le silence, un silence de mort si j'ose dire, jusqu'à arriver au pied de l'escalier, devant la première porte du palais aux proportions titanesques, si haute qu'il me fallait tordre dangereusement la nuque pour espérer en apercevoir le sommet, gravée de bas-reliefs représentant l'histoire des dieux de Mésopotamie, gardée par deux démons obéissant aveuglément à leur maîtresse.

Sur un simple mot de Namtar, les battants s’entrouvrirent pour nous laisser passer vers la seconde porte, bâtie sur le modèle de la précédente.

Nous passâmes en tout par sept seuils, chacun identique au précédent, seule leur démesure croissante les distinguant, pour enfin pénétrer dans le palais à proprement parler. Le dieu du Destin nous guida à travers une infinité de couloirs, jusqu'à la salle colossale où siégeai la reine des morts.

J'avais entendu bien des histoires sur la beauté d'Ereshkigal aux cheveux de jais, mais à la voir sur son trône, empreinte de majesté et de gloire, ses sombres ailes s'enroulant autour de son corps délicat pour masquer la nudité que l'on pouvait deviner, je compris que la légende est parfois bien en-deçà de la réalité.

Conformément à ce que nous supposions être le protocole, nous avançâmes jusqu'à quelques pas de la reine et nous inclinâmes poliment tandis que Namtar allait se placer à la droite de la déesse dont la voix, impérieuse et glacée, s'élevait sous les obscures voûtes du palais.

— Ozymandias Rice, Ella Locke et Howard Dess. Bienvenue en ma demeure, je vous attendais.

A la seule mention de mon nom, je sentis une boule se former au creux de mon estomac. Courageux ou pas, Ereshkigal avait le don de me mettre très mal à l'aise, voire de m'effrayer un peu. Je déglutis et me décidai à parler.

— Namtar a dit la même chose, tu savais donc que nous viendrions te demander des comptes ?

Elle rit, d'un rire cruel, méprisant.

— Namtar est le dieu du Destin, comment aurai-je pu ignorer votre venue ? Pour être tout à fait honnête, je l'ai souhaitée, provoquée.

Je reçus le coup de plein fouet.

— Pardon ? fit Ozzy. Tu veux dire que tous ces meurtres, ces fausses pistes, ces indices, tu avais tout préparé soigneusement pour nous attirer ici ?

— Bien sûr, répondit-elle. Et je suis surprise que vous ne vous en soyez pas aperçus, vous qui passez pour de brillants enquêteurs capables de résoudre tous les mystères surnaturels. Tout ceci n'était qu'un appât lancé pour vous ferrer, avec une efficacité qui n'a de cesse de m'étonner.

— Mais pourquoi ? intervint Ella. Ne pouviez-vous pas simplement nous demander de venir ? Quel besoin aviez-vous de tuer tous ces gens ?

— Répondez-moi en toute sincérité : si je vous avais fait parvenir un message vous demandant de vous rendre en Irkalla car moi, Ereshkigal, Reine des Morts, sollicite votre aide, seriez-vous venus ?

Nous nous regardâmes, gênés. L'évidence de la réponse nous frappait : oui, nous aurions ignoré son appel. Par dédain, par incrédulité, par peur, par ignorance, peu importait la raison, nous savions pertinemment qu'aucun de nous ne se serait rendu au royaume des morts.

— Si tu as raison sur ce point, dis-je, avais-tu besoin de semer une telle destruction ?

Ses lèvres s'étirent en un sourire carnassier.

— Et seriez-vous venus tous les trois si la piste s'était avérée par trop évidente à suivre ? Si je n'avais pas caché un message vous faisant comprendre que je retournais Ciel et Terre à la recherche de mon bien-aimé et serais tout à fait disposée à lâcher les hordes d'Irkalla et de tous les royaumes des morts s'il ne m'était pas rendu ?

Non, bien sûr que non. Nous nous serions séparés et aurions travaillé sur trois affaires différentes, chacun de notre côté.

— Force est de constater, dit Ella, que vous avez une nouvelle fois raison et que vous nous connaissez mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes.

C'est ça, pensai-je, flatte un peu plus son ego, il n'est pas assez démesuré comme ça.

— Pouvons-nous alors, continuait-elle, vous demander pour quelle raison vous teniez tant à nous voir ? J'ai bien compris que cela avait un lien avec Nergal, mais pourquoi nous ?

— Tu es intelligente ma petite, et tu as hérité de ton père sa langue fourchue. Namtar voit les fils du destin, il sait que les vôtres sont liés à celui de mon époux. Vous ne l'avez pas aidé à quitter notre royaume, c'est donc que vous allez aider à son retour. Vous arpentez davantage la surface en une année que je ne l'ai fait au cours de ma vie, vous avez des relations, connaissez des gens prêts à vous aider, vous savez comment traquer et convaincre quelqu'un. Aujourd'hui, je choisis de traiter avec vous d'égal à égal et de demander plutôt qu'exiger votre aide. Ramenez-moi Nergal et je serai votre éternelle débitrice.

— Et si on refuse ou si on n'arrive pas à le ramener ? demanda Ozzy.

A son ton, je compris qu'il connaissait déjà la réponse et qu'elle l'inquiétait tout autant que moi. Ereshkigal, quant à elle, souriait de plus belle.

— Alors j'ouvrirai simultanément toutes les Portes des Enfers et relâcherai sur le monde tant de défunts qu'ils seront plus nombreux que les vivants ! Des myriades de créatures de la nuit marcheront à leurs côtés, une pluie de flammes envahira le ciel, les océans seront rougis par le sang ! Partout, la mort triomphera et je ferai de la Terre une nouvelle et glorieuse Irkalla où plus rien ne vivra ni ne poussera !

— Chouette programme, grommelai-je pour masquer mes craintes devenues réalité, tu devrais te lancer dans la politique, tu as tes chances pour succéder à Truman. T'emballes pas, on s'occupe de retrouver ton mari et de te le ramener, alors retiens-toi de tout faire sauter, d'accord ?

— Marché conclu ? demanda-t-elle.

— Tu es une négociatrice redoutable, dit Ozzy. Marché conclu, mais nous allons avoir besoin d'informations sur Nergal, ses pouvoirs et ses habitudes, et tu devras faire tout ton possible pour nous aider. C'est d'accord ?

Le sourire d'Ereshkigal perdit en mépris et cruauté ce qu'il gagna en véritables joie et soulagement. Pendant ces quelques instants où elle redevint une jeune femme amoureuse, je la trouvai touchante.

— Je ferai tout ce que vous voudrez si cela peut me rendre mon précieux époux.

Quelle femme étrange, songeai-je. Un instant, elle menace de détruire le monde si on ne l'aide pas, la seconde suivante elle est douce et parfaitement coopérative. Voilà sans doute comment se comportent les gens cruels, mais qui, pourtant, savent se montrer généreux avec leurs fidèles serviteurs. Je me demandai à quelle catégorie je pouvais bien appartenir : celle des esclaves ou bien celle des nuisibles à écraser, et décidai que la réponse ne m'intéressait au fond pas tant que cela, tant je devinais sa nature déplaisante.

Tandis que je m’abîmais dans ces réflexions sans fin, Ozzy demeurait parfaitement professionnel et griffonnait sur son calepin chiffonné par l'humidité tout en interrogeant notre unique témoin, à savoir la reine des morts elle-même.

— Quand Nergal a-t-il disparu ? demandait-il.

— Cette même nuit, il y a cinq années.

Je fis un bref calcul. La disparition du roi d'Irkalla datait du 31 octobre 1945, soit un an jour pour jour avant la première ouverture des Portes.

— Et comment l'as-tu découvert ? continuait le Balafré.

— Comment une femme découvre-t-elle que son mari découche ? En rejoignant le lit conjugal pour le trouver vide. Quand une nuit s'est écoulée sans une chaude présence sous les draps, c'est que l'époux a choisi de passer la nuit ailleurs. Quand plusieurs jours passent et que la couche reste froide, c'est qu'il a quitté, volontairement ou non, la maison.

— Et ensuite ?

— Ensuite ? répéta-t-elle sans comprendre.

— Nergal parti, expliqua Ozzy, qu'est-ce que tu as fait ?

— J'ai envoyé Namtar aux dieux et exigé que me soit rendu mon époux, faute de quoi ma vengeance serait terrible.

— Les pluies de flammes, les océans rouges de sang, ce genre de choses, glissai-je à l'oreille d'Ella qui pouffa discrètement.

— Mais Enlil, le roi des cieux, affirma ignorer où son fils se trouvait et me supplia de lui faire confiance et de ne pas mettre mes menaces à exécution. J'acceptai, à l'unique condition qu'il œuvra à retrouver mon bien-aimé et mit en marche tous les moyens à sa disposition, condition à laquelle il donna son accord.

— Mais, dit Ella, il ne tint pas parole, par volonté ou non, et votre époux ne vous fut pas rendu.

— Absolument. Enlil me fit assurer de son implication dans mon affaire, mais malgré tous ses moyens il ne parvenait pas à retrouver Nergal et me suppliait de lui laisser encore du temps, toujours plus de temps. Ne pouvant moi-même quitter Irkalla, j'envoyai des serviteurs dans le monde des hommes un an jour pour jour après la disparition de mon époux et, afin de brouiller les pistes, forçait l'ouverture des royaumes des morts de toutes les religions.

— Ainsi donc, c'était toi, fis-je.

— C'était moi, confirma-t-elle.

Je pris une seconde pour réfléchir aux implications de ses propos : les dieux et seigneurs des morts du monde entier cherchaient depuis quatre ans la cause de l'ouverture des Portes. Incapables d'empêcher cet événement, ils avaient résolu d'en limiter les conséquences et décrété que l'augmentation considérable de sa population avait doté l'espèce humaine d'un fort potentiel médiumnique latent qui, combiné aux millions d'âmes apportées par la guerre tout juste achevée, affaiblissait à ce point le voile entre les royaumes qu'une fois par an, là où étaient fêtés les morts, il se déchirait. Ainsi apparaissaient les Portes.

Et voilà qu'Ereshkigal annonçait être l'unique responsable de la pagaille qui agitait le monde depuis quatre longues années, bousculant toutes les certitudes et démontrant un pouvoir si colossal qu'il m'était difficilement concevable.

— Mes serviteurs, poursuivit-elle, cherchèrent des signes de Nergal ou des agents d'Enlil dans le monde entier, en vain. Au lever du jour, ils regagnaient mon royaume et les Portes se refermaient une nouvelle fois, sans qu'il me soit possible de trouver mon époux. Namtar alors me révéla le rôle que vous auriez à jouer dans le retour de mon bien-aimé et je décidai de mettre en place un plan destiné à vous mener à moi, l'appât que vous savez. Et si, dans le même temps, une des victimes se révélait être réellement Nergal, je me voyais gagnante sans même avoir de dette à honorer.

Pour ma part, j'avais la désagréable sensation d'avoir été manipulé durant des années pour finalement me découvrir confronté à un choix illusoire : aider Ereshkigal et légitimer sa folie destructrice ou laisser le monde succomber aux assauts de la Reine des Morts. A cet instant, forcé de capituler, je jurai de prendre ma revanche d'une manière ou d'une autre.

Mais avant de songer à la vengeance, encore fallait-il s'incliner devant la volonté de la déesse et mettre la main sur son Nergal, chose plus facile à penser qu'à faire.

— Donc jusqu'ici, disait Ozzy, tu as fait chou blanc, c'est bien ça ?

Ereshkigal fit une moue irritée.

— C'est bien cela, oui.

— Et j'imagine, renchéris-je, que tu t'es déjà occupée de fouiller les endroits où Nergal aime aller se balader ?

— Bien entendu, me prends-tu pour une sotte ?

— Quand bien même, ton plan pour nous attirer ici me prouverait le contraire, rétorquai-je.

Elle sourit, satisfaite.

— Existe-t-il, tenta Ella, une chance pour que les dieux vous l'aient caché ?

— Non, car ils craignent par trop ma colère si je venais à découvrir semblable félonie. Je pense qu'il a quitté Irkalla de son plein gré, il est impulsif par nature, mais je ne puis que m'inquiéter de le savoir absent depuis si longtemps.

— Il y a des endroits particuliers où il aime se rendre ? demandai-je.

— Il n'est pas retourné sur Terre depuis nos épousailles, il y a des milliers d'années.

— Ça aurait été trop beau, grognai-je. Et on peut avoir une description, histoire de savoir ce qu'on cherche ?

— Il est très grand et solidement bâti, bien plus que notre ami recousu ici-présent. Il arbore de courts cheveux sombres et une barbe particulièrement fournie. Il est un dieu de la destruction autant que des Enfers. C'est probablement tout ce que je puis vous dire car, comme nous tous, il peut changer d'apparence à sa guise.

— Tu sais, soulignai-je, que les travaux d'Heraklès étaient plus faciles que ce que tu nous demandes ?

— Mais, répondit-elle doucement, Heraklès en fut plus que généreusement récompensé.

Je grinçai des dents. Elle avait vraiment réponse à tout, un talent que je trouvais particulièrement irritant et me rappelai une certaine collègue de travail.

— Ouais, enfin Heraklès est mort, j'espère bien terminer ma vie autrement.

Elle eut un petit rire que j'aurais pu trouver charmant dans d'autres circonstances, celles où l'on ne discute pas de mort, de destruction du monde et autres joyeusetés du même acabit.

— Bien, dit Ozzy, je pense qu'on va te laisser. On a du pain sur la planche et j'imagine que le temps nous est compté ?

Les lèvres d'Ereshkigal s'étirèrent, découvrirent ses dents en un rictus bestial.

— Vous avez un an. Pas un jour de plus.

— Ce sera fait, reine, assura Ella. Vous avez notre parole.

— Et je vous en remercie. Soyez assurés que je respecterai ma part du contrat, je suis une femme de parole.

Je souris devant l'ironie de la situation et, alors que nous nous apprêtions à prendre congé, ne put retenir une pique :

— Tu sais Ereshkigal, lançai-je, faire signer un contrat sous la menace... Ce n'est pas la meilleure façon de négocier, j'espère que tu finiras par le comprendre.

Elle ne répondit pas, n'esquissa pas le moindre geste et pas la plus petite expression ne vint toucher son visage ou son regard. C'est ainsi que je sus avoir marqué un point contre la Reine des Morts.


Texte publié par Tiphereth, 16 novembre 2015 à 19h11
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