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tome 1, Chapitre 8 tome 1, Chapitre 8

Tout en me hâtant vers le métro pour rejoindre mes comparses, je repensais à mon entrevue avec Rhadamante et au goût amer qu'elle me laissait. Se pouvait-il que nous fassions fausse route ? Si Andrea Wills n'avait pas quitté les Enfers, quelqu'un d'autre tirait les ficelles de ces meurtres, mais pourtant tout s’emboîtait parfaitement jusqu'ici.

Je ne voyais que deux solutions : soit notre hypothèse s'avérait erronée, soit Andrea exerçait sa vengeance sans pour autant quitter sa dernière demeure. Si ses crimes étaient si légers et sa peine d'ores et déjà purgée, Rhadamante n'avait aucune raison de lui interdire de quitter les Enfers, j'en déduisais donc qu'elle ne l'avait pas demandé. Or, mon expérience me dictait que, les esprits récemment décédés étant les plus prompts à vouloir revenir sur Terre, ce manquement à la norme s'avérait des plus suspects.

Et pourtant... Se pouvait-il que la jeune Wills soit parfaitement innocente de ces meurtres et le lien entre Hattaway et Lagren demeure invisible à nos yeux ? Le doute me taraudait et restait vivace quand, une heure plus tard, je poussai la porte du vieux Zed.

Le soleil se levait dans à peine plus de trente minutes et je devinai à la mine sinistre de mes acolytes que leurs nouvelles s'avéraient aussi mauvaises que les miennes.

— Ce n'est pas Andrea, lâcha Ella. Nous avons invoqué son esprit et je suis certaine de sa sincérité quand elle a affirmé n'avoir aucun lien avec notre affaire. Le vieux Zed est d'accord avec moi. Et de ton côté ?

— Je suis du même avis, répondis-je. Rhadamante m'a confirmé qu'Andrea n'a jamais quitté les Enfers, et au vu de la légèreté de sa peine ils lui auraient accordé un droit de sortie si elle en avait fait la demande. On faisait fausse route depuis le début...

— Non, attends, intervint Ozzy, il y a un truc qui cloche : les défunts récents sont souvent très désireux de revenir sur Terre, pourquoi pas elle ? Et si elle avait anticipé l'enquête et manipulé quelqu'un d'autre pour qu'il fasse tout à sa place pendant qu'elle restait confortablement aux Enfers se forger un alibi accrédité par un Juge en personne ?

— Ella dit qu'elle était sincère, rappelai-je.

— Mais Ella n'est pas infaillible, comme aucun d'entre nous.

— Hey ! Je vous rappelle que je suis là et que je vous écoute !

Nous éclatâmes de rire, la tension baissa d'un cran, puis d'un autre quand les gloussements du vieux Zed nous assourdirent.

— J'ai une explication pour sa volonté de rester aux Enfers, tenta Ella. Toute sa famille est morte, plus rien ne la rattache au monde des vivants.

— Bien vu, dis-je. On n'a pas d'autre choix que de reconnaître ne pas avoir la moindre idée de l'identité du tueur ni de son mobile.

Nous venions de gâcher une nuit entière, nuit si précieuse car la seule de l'année où les esprits des morts apportaient leur aide dans les enquêtes. Comme si...

— Le tueur savait, soufflai-je.

Le Balafré me regarda, interloqué.

— Savait quoi ?

— Il savait que nous allions enquêter, il a choisi ses victimes pour nous faire perdre un temps précieux avec une fausse piste parfaitement réfléchie. Et il a réussi : d'ici une demie-heure, nous ne pourrons plus compter sur Zed, Harry et tout ce que la Samain nous ramène de fantômes prêts à nous filer un coup de main. Dans quelques minutes, nous aurons perdu la plupart de nos moyens d'enquête surnaturels et serons réduits à l'impuissance. Et si le meurtrier est une créature de la nuit, nous ne pourrons de toute façon rien faire avant un an.

Ozzy jura.

— Attends un peu, intervint Ella, c'est totalement tiré par les cheveux, la très grande majorité des gens ignore notre existence et notre travail.

— Les gens, oui, mais les esprits et les monstres, eux, savent qui répare leurs conneries et leur fait payer les pots cassés.

A sa moue, je compris qu'elle restait dubitative, mais elle ne chercha pas à argumenter, le temps filait rapidement et nous n'avions plus d'options crédibles pour cette nuit. En désespoir de cause, il ne nous restait qu'à reconnaître notre impuissance, empocher notre paie et retourner chacun chez soi, profiter de quelques heures de sommeil avant de reprendre le travail.

Journal de bord – 4 novembre 1949

Percy m'a passé un savon aujourd'hui, elle me reproche de ramener du travail à la maison et je ne peux que difficilement lui donner tort.

Ce matin, Ozzy m'a fait parvenir un message particulièrement alarmant, je le retranscris ici :

Salut Nessie,

J'espère que tout va bien de ton côté et que tes affaires avancent comme tu le veux. Mon contact dans la marine m'a rappelé avant-hier, il a fouillé le fleuve et la baie comme je le lui avais demandé et les nouvelles ne sont pas bonnes du tout.

Au matin du 1er novembre, pendant qu'on était chez le vieux Zed, il a repêché six corps qui dérivaient dans l'Hudson River, tous avec une large plaie sous le menton. Il y a eu des dizaines de disparus cette nuit-là et rien que l'identification de ces cadavres va prendre des mois.

Et il y a plus grave : il a vu un septième corps disparaître à travers une sorte de portail. D'après lui, ça pourrait être une Porte, mais une qui ne serait pas référencée. Je vais essayer de faire jouer mes contacts pour comprendre ce qu'il en est, je te tiendrai informé s'il y a quoi que ce soit de nouveau.

Salue Percy pour moi et porte-toi bien,

Ozzy.

J'ai passé une bonne partie de la journée à lire et relire ce message, à songer à ses implications. Pour autant que je sache, les Portes constituent un phénomène à la fois spontané et inexpliqué, mais leur nombre est fixe depuis le début et toutes ont été référencées depuis le temps. L'existence d'une inconnue en plein milieu de New York n'est pas pour me rassurer, loin de là.

Sans compter ce dont le contact d'Ozzy a été témoin : des corps pénétrant le seuil vers les Enfers, un phénomène totalement nouveau pour moi. Bien entendu, dans l'Antiquité des héros se rendaient régulièrement dans les royaumes chthoniens pour tout un tas de raisons, mais de nos jours les seuls humains à faire le voyage sont trépassés depuis belle lurette, et seule leur âme est de la partie, pas leur corps.

Mais j'aurais beau me creuser la cervelle, je manque encore d'informations pour comprendre ce qu'il se passe, il ne me reste plus qu'à attendre des nouvelles du Balafré, en espérant qu'elles ne tardent pas trop.

Journal de bord – 31 mars 1950

Je profite des vacances de Percy chez sa mère pour reprendre ce journal, même si je n'ai pas grand chose à y écrire.

Je n'ai reçu aucune nouvelle d'Ozzy concernant l'affaire Hattaway et mon travail accapare le plus gros de mon temps, le reste étant consacré à ma vie de famille. Percy refuse que je continue mon enquête sur mon temps libre et je ne peux pas lui donner tort : je deviens rapidement obsessionnel et, de toute façon, je n'ai rien de nouveau à me mettre sous la dent.

Pour passer ma frustration, j'ai décidé d'écrire quelques lignes dans ce journal, il en ressortira peut-être quelque chose de bon, même si je n'y crois pas vraiment.

Je suis bien forcé de reconnaître que cette affaire ronge mes pensées depuis bientôt six mois et la dernière lettre d'Ozzy. J'ai beau m'y épuiser l'esprit, je ne trouve aucun explication logique et cohérente à ces corps dérivant dans l'Hudson vers une Porte des Enfers.

J'ai vérifié en douce, aucune Porte n'est recensée à cet endroit, la plus proche se trouve à Downtown Brooklyn et fonctionnait correctement le 31 octobre 1949. L'on a trouvé des milliers de ces choses dans le monde depuis la première ouverture, en 1946, toutes situées à proximité de communautés humaines, importantes ou non, et il me paraît difficilement concevable qu'une béance se trouvant au beau milieu de New York soit restée inaperçue, ce qui ne peut signifier qu'une chose : elle est apparue trois ans après les autres et j'ai du mal à me l'imaginer car aucune nouvelle Porte n'a jamais été découverte.

Ceci étant, personne ne connaît leur origine ni ne comprend leur fonctionnement, que ce soit parmi les humains ou les seigneurs de la Mort. Elles existent, l'on s'en sert, et voilà tout. La manifestation d'un nouveau seuil ne signifie en réalité rien, sinon que nous avons encore beaucoup à apprendre sur eux et que quelqu'un en sait suffisamment pour les utiliser afin de transporter des cadavres.

Mais vers où et dans quel but ? Je n'en ai pas la moindre idée, et c'est cet aveu d'ignorance et d'impuissance qui me frustre le plus.


Texte publié par Tiphereth, 6 novembre 2015 à 18h03
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