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Journal de bord – 1er novembre 1949

Tous les ans, la même rengaine : « mon chat s'est fait bouffer par un loup-garou », « mon ex revient me hanter parce que, vous comprenez, je l'ai juste fait assassiner, c'est pas grand chose » ou encore « j'ai passé un pacte avec un démon et maintenant que je suis sobre j'aimerai bien l'annuler. »

Je suis détective privé à New York et depuis l'ouverture des Portes des Enfers, l'histoire se répète tous les ans, presque inchangée : le 31 octobre, à la nuit tombée, des hordes de démons, de spectres et de zombies apparaissent partout dans le monde et s'en donnent à cœur joie. Certains sont juste farceurs, d'autres sont de dangereux psychopathes qui profitent de cette nuit pour commettre des dizaines de crimes destinés à rester impunis.

C'est pour lutter contre ces injustices que des types comme moi existent : nous faisons le ménage, rétablissons la balance, travail dangereux et pas toujours reluisant, mais c'est bien mieux que traquer des chiens perdus et des maris infidèles, pas vrai ? Enfin, c'est ce que je me tue à dire à Percy, mais elle ne m'écoute jamais.

Cette année a été particulièrement fournie, étrange, et mon instinct me souffle que nous n'en avons pas fini avec l'affaire que je m'apprête à consigner dans ces pages.

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Je débarquai au bureau en fin d'après-midi, un peu moins d'une heure avant l'ouverture de la Porte. La vie m'a apprit les bénéfices de la ponctualité et dans une ville comme New York, mieux vaut prévoir une solide marge de manœuvre si l'on veut arriver à l'heure. Autrement dit, je suis toujours très en avance, je m'ennuie et me cherche des excuses ; jusqu'ici, ça m'a plutôt réussi.

Je payais le loyer pour un petit appartement à Queens, transformé en véritable base d'opérations d'où mes deux collègues et moi-même pouvions mener l'enquête. L'endroit n'était pas bien grand, mais largement suffisant pour nous et, avec le temps, nous l'avions décoré à notre image. Encore que « décorer » soit un bien grand mot pour désigner une pendule, deux tableaux minables et un mobilier assez vétuste pour avoir connu la grandeur d'Athènes. Deux fois.

Mes acolytes arrivèrent ensemble alors que j'entamai mon troisième whisky, petit plaisir mortel qui me rappelle pourquoi tous les défunts cherchent à revenir sur Terre nous empêcher de dormir une fois par an.

Ozzy, dit « le Balafré », est un collègue de longue date. En fait, c'est lui qui m'avait appris le métier quand j'étais encore jeune et plein d'espoirs de justice, d'équité et autres bêtises. C'est un vrai colosse qui mérite parfaitement son surnom et n'a que rarement besoin d'en venir aux mains, tant son apparence étouffe toute velléité de violence. Ce qui constitue un heureux hasard puisqu'il s'avère également être un grand pacifiste qui déteste taper sur son prochain.

Ella quant à elle serait sûrement un joli bout de femme si elle ne cachait pas toujours la moitié de son visage derrière ses cheveux, mais mieux vaut ne pas s'y fier : si elle n'aime pas les armes, elle manie atrocement bien les mots et je l'ai vue faire pleurer un grand gaillard avec seulement quelques phrases bien senties. Au fond, elle incarne la gentillesse, mais, si vous voulez mon avis, ses accès de colère resteront dans la légende.

Après les salutations d'usage entre collègues, il ne nous restait qu'à attendre le début de la folie. La routine était bien rodée, chacun savait quoi faire : je sirotais un whisky assis à mon bureau tandis qu'Ozzy, affalé dans un vieux fauteuil, les pieds posés sur une table basse, fumait un de ces énormes cigares roulés à la main qui embaument vos vêtements pour trois jours et me valent des reproches de Percy chaque fois que je rentre du travail. Ella, quant à elle, alternait entre son verre de cognac et un de ces romans bon marché dont elle raffolait et qui me laissaient particulièrement froid.

Entre chaque gorgée, je regardais la pendule fixée au mur, juste au-dessus du trône d'Ozzy, et me demandais si quelqu'un ne l'avait pas trafiquée pour que le temps passe plus lentement. Mais, hélas, rien de tel, uniquement le plus mortel ennui.

Après une éternité, ou dix-huit minutes en fonction du référentiel utilisé, le téléphone se décida à sonner. Je bondis aussitôt de ma chaise et attrapai le combiné.

— Détectives Ozzy & Co, à votre service, crachai-je un peu trop rapidement.

— Bonsoir monsieur, m'entendis-je répondre, Orson Hattaway à l'appareil. Je me trouve confronté à un problème conséquent impliquant un esprit et j'ai cru comprendre que votre agence était la porte à laquelle frapper.

— Tout dépend du problème et de l'esprit, rétorquai-je. Nous sommes détectives, pas exorcistes, si c'est pour ça que vous appelez, je connais un bon prêtre qui peut vous le faire pour pas cher.

Hattaway marqua une pause, il me sembla entendre un soupir exaspéré qui me fit craindre la fin brutale de la conversation. Mais il faut croire que ce monsieur se trouvait dans une situation suffisamment désespérée pour supporter mes sarcasmes.

— Je peux vous assurer, monsieur, que cette affaire requiert les services de personnes d'expérience, il s'agit d'un meurtre des plus étranges et vous ne serez, je pense, pas trop de trois pour l'élucider. Si vous résolvez mon problème dans les plus brefs délais, je suis prêt à vous verser la somme de cent dollars par personne.

Mon sang ne fit qu'un tour. Trois cents dollars à nous trois, pour une nuit de travail, voire moins selon le problème, voilà quelque chose qui n'était pas banal et piquait grandement ma curiosité quant à notre futur employeur, bien plus que le mystérieux assassinat que l'on me vantait quinze fois par an et qui ne débouchait que sur des cas des plus classiques. Sans même consulter mes collègues, mais je devinais qu'ils approuveraient, je répondis :

— Nous prenons votre affaire, monsieur Hattaway. Souhaitez-vous passer au bureau ou préférez-vous que nous nous rencontrions ailleurs ?

— Venez directement chez moi, le plus tôt sera le mieux. Avez-vous de quoi noter ?

Sur le moment, je ne relevai pas, mais je me demande aujourd'hui quel genre de détective je serais si feuilles et crayons désertaient mon bureau. Probablement un très mauvais, celui qu'on n'appelle pas quand les choses vont mal et qui termine sa vie les pieds coulés dans le béton à force de dettes de jeu... Heureusement pour moi, j'appartiens aux survivants.

Hattaway habitait Brooklyn Heights, quartier résidentiel chic situé dans la partie nord-ouest de l'arrondissement du même nom, je griffonnai rapidement l'adresse sur mon carnet, le saluai et raccrochai.

Ozzy me fixait, un sourcil levé, une question muette planant dans l'air.

— Le bonhomme qui a appelé a l'air désespéré, expliquai-je. Il offre cent dollar par tête de pipe pour qu'on s'occupe d'un meurtre soit disant compliqué.

Le Balafré émit un long sifflement qui fit grimacer Ella.

— Bah dis-donc, dit-il, c'est une sacrée somme. Soit il est dedans jusqu'au cou, soit il a tellement de fric qu'il ne sait plus comment le gaspiller. Probablement un mélange des deux, mais ça fait pas de mal de jeter un œil à son affaire, ça pourrait même être intéressant.

Il se leva, attrapa son imperméable, se retourna et nous regarda, l'air surpris.

— Alors, vous venez ou bien ?

Prêt à partir relevait de la norme pour moi, en revanche Ella aimait bien prendre son temps, elle pensait que précipitation rimait avec désastre et n'en démordait pas, quand bien même je me tuais à lui expliquer les règles fondamentales de la poésie. Cela dit, son temps de réaction peut être mis sur le compte de la surprise : bien que nous soyons associés, nous ne travaillons que très rarement tous les trois sur la même affaire.

Comme ni elle ni moi ne semblions décidés à refuser l'invitation du Balafré, elle sauta donc tranquillement du bureau qui lui servait de chaise, enfila son manteau avec la même nonchalance et passa la porte, Ozzy et moi-même sur ses talons. Arrivés devant la voiture, elle nous regarda avec ce demi-sourire qui annonçait toujours une pique... qui frappa une seconde plus tard :

— Ce que vous êtes lents les garçons. A force de boire et de fumer vos cigares, vous allez finir six pieds sous terre.

Elle éclata de rire en ouvrant la portière passager pour s'installer. Sa bonne humeur ne pouvait signifier qu'une seule chose : j'allais passer une très, très mauvaise nuit.

Ce n'est pas que nous ne nous entendions pas, elle et moi, mais j'évitais autant que possible de me mêler de ses affaires : chacun faisait son boulot de son côté et les moutons étaient bien gardés, rien à voir avec la complicité que j'entretenais avec Ozzy par exemple. De ce que j'en savais, le père d'Ella trempait dans plusieurs magouilles et mon envie d'y être impliqué avoisinait celle de me faire tirer dessus. Encore que la perspective de prendre une balle soit plus attrayante.


Texte publié par Tiphereth, 17 juin 2015 à 19h24
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