Ce soir encore, Lyra brillait par son talent. Ce soir encore, je me fis violence pour m’éclipser avant la fin. Lorsqu’elle quitterait la scène, mon devoir exigeait que je fusse prêt. Ma patronne n'avait jamais été du genre à traîner dans les loges. Le froid de l’hiver me gifla ; j’étais content d’avoir pu stationner tout près.

Je patientais à l’emplacement réservé, moteur allumé. Lyra préférait éviter la foule de fans en liesse. Je mesurais ma chance de pouvoir la garder rien que pour moi après chacune de ses représentations. À l’agitation de la foule, je devinai qu’elle ne devrait plus tarder. La portière cliqueta, puis claqua. Lyra se refusait à ce que je lui ouvrisse moi-même. Je démarrai sans attendre. Elle ne m'adressait jamais la parole, sauf pour m’indiquer ses destinations. J’étais habitué à cette indifférence.

Pourtant, depuis quelque temps, j'avais parfois l'impression qu'un silence complice s'installait entre nous. Sans doute une illusion, un désir que j'imaginais réalité dans un sourire que je laissai s'épanouir malgré moi. Dans mon rétroviseur, ses iris ambrés s'illuminèrent, comme pour répondre à cet espoir que j'avais laissé transparaître par mégarde.

– Esteban, m'apostropha-t-elle contre toute attente, je n'ai pas envie de rentrer, ce soir.

Abasourdi par ce revirement soudain, je tentai de ne rien en laisser paraître. Se pourrait-il que ce mur social qui nous séparait se fissurât vraiment ? Que cette connivence eût été plus que le simple fruit de mon imagination ?

– Bien, Madame. Où allons-nous, dans ce cas ?

– Surprenez-moi, se contenta-t-elle de répondre en haussant les épaules.

Je n'osai reporter mes yeux sur le miroir intérieur, mon cœur tambourinait si fort que j'étais effrayé à l'idée qu'elle pût en percevoir les battements affolés. La surprendre ? Qu'est-ce que cela signifiait ? Était-ce un test ?

Je me repris alors que le feu passait au vert. Soit, je savais vers où me diriger. Lyra aspirait au calme, après ses spectacles. L'endroit auquel je venais de songer serait on ne pouvait plus approprié. Je tournai à gauche, évitant son regard qui me brûlait la nuque.

Enfin, je garai mon véhicule et en coupai le ronronnement. Interdit, je gardai ma main crispée sur le volant, incapable de bouger, dans l'attente d'un ordre, d'un geste, qui ne vint pas. Le claquement de la portière me ramena à l'instant présent. Je m'empressai de sortir à mon tour et de verrouiller l'habitacle.

– Eh bien. Tu comptes m'emmener dans un coin sombre, Esteban ?

Son ton amusé m'arracha un rictus. Je n'avais pas réfléchi au climat actuel et au sentier boueux en cette saison.

Qu'à cela ne tienne…

– L'endroit où je souhaite vous emmener n'est pas accessible en voiture, Madame. Vous permettez ? Cela ne changera guère mes prérogatives. Simplement, ce moyen de transport sera, disons, moins conventionnel.

Un rire léger me répondit, effaçant mon appréhension face à cette audace que je déployais en tendant les bras. Sans un mot de plus, elle me laissa saisir son poids plume.

Quand nous arrivâmes en haut du chemin, la vue qui s'offrit à nous nous coupa le souffle. Les lueurs dorées de la ville pailletaient ses iris pétillant d’espièglerie.

– Cela faisait longtemps que j'attendais ce moment, Esteban, murmura-t-elle à mon oreille.