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tome 1, Chapitre 1 « UN VISITEUR PAR UNE NUIT D'ORAGE » tome 1, Chapitre 1

Il y a de ces nuits de tempêtes qui sont si sombres que l’on croirait le soleil disparu à jamais. Plus sombres encore sont-elles si la lune ne brille pas. Quand l’astre disparaît après le dernier croissant et qu’une inquiétude latente s’installe dans villages de campagne aux habitants superstitieux...

Cette nuit-là, la tempête se déchaîne, si bien que le grondement du tonnerre est couvert par le bruit des torrents d’eau qui s’abattent sur la montagne. Le ciel noir n’est éclairée que par la lueur vacillante des chandelles que l’on distingue à travers les fenêtres du château. Le château lui-même n’est qu’une silhouette inquiétante que l’on devine, posée sur la montagne, tout en haut d’un chemin escarpé. Dans ce château il y a un vieux roi, et des domestiques qui dorment. Ce soir est un jour de congé que sa majesté, dans sa grande bonté, leur accorde une fois par mois. Le soleil a depuis longtemps disparu derrière le ponent, mais la soirée s’allonge.

Dans une salle austère qui fut jadis décorée de vives couleurs se dresse une table de bois rustique entourée de douze chaises. Ce soir le roi mange seul à cette table, avec son intendant, le sénéchal. Peu de choses sur la table, les restes de la veille. Le vieux roi ne mange guère plus, de toute façon. De son air fatigué il observe le feu qui crépite dans l’âtre, et son regard dans ses orbites creuses reste pensif. Un courant d’air fait vaciller la flamme du chandelier posé sur la table. Dehors, le pluie redouble d’intensité.

Le sénéchal n’a pas voulu quitter le roi car il lui est fidèle. Il n’a pas pris son jour de congé car il s’inquiète pour sa majesté. Il s’inquiète de la paranoïa qui le prend parfois, et qui l’a poussé à se retrancher dans cette forteresse des montagnes. Le roi a peur. Cette peur l’a rongée. Quand on le regarde, ce qu’on voit, c’est un homme usé, épuisé par les ans et par le fardeau qu’il a porté sur ses épaules durant de longues années. Très ridé, le visage constellé de taches de vieillesse, on le croirait déjà mort, sans cette étincelle alerte dans ses yeux. Sa peau pend à certains endroits, vestige d’un corps qui a jadis été trop lourd, et pourtant ses mains sont osseuses, ses cheveux épars, mais tout de même longs. Il n’a pas maigri : il s’est décharné. La couronne posée sur sa tête semble bien lourde, et lui trop fragile pour être roi. Mais l’intendant le respecte et l’admire.

Un éclair illumine brièvement le ciel tandis que l’intendant avale sa bouchée. Ce silence ne peut plus durer.

« Mon seigneur, peut-être serait-il temps de retourner à la capitale. Voyez comme l’automne laisse la place à l’hiver. Il ne fait pas bon de rester dans les montagnes en cette saison. »

Le roi se détourne de sa contemplation le regard confus d’abord, comme s’il cherchait à comprendre ce que vient de lui dire son intendant, puis cette lueur revient dans ses yeux. Une hantise mêlée de chagrin.

« C’est ici que je dois être. En sécurité, avec vous, mon homme de confiance. Ma chère fille s’occupe déjà de tout à la capitale. Elle n’a pas besoin de moi.

— Votre fille n’est pas reine encore. Elle ne peut pas régler toutes les affaires. C’est vous que vos vassaux désirent voir. C’est vous qu’ils attendent.

— Qu’ils viennent me voir ici. En cette place forte, gardée par mes meilleurs soldats. Je les y recevrai, si c’est ce qu’ils veulent vraiment. »

La discussion est close et le vieux roi le fait bien comprendre à son fidèle sujet. De nombreuses fois l’intendant a essayé de convaincre son seigneur de revenir à la capitale. De nombreuses fois il l’a incité au moins à installer sa cour ici, en cette place forte. Mais le roi est vieux et poursuivi par on ne sait quel cauchemar. Il s’enfonce dans ses angoisses et refuse d’en révéler quoi que ce soit à son sénéchal.

Cela fait bien longtemps que la salle à manger ne porte plus de couleurs bariolées. Bien longtemps qu’elle est ainsi morose, aussi morose que ce royaume mis à genoux, aussi morose que l’humeur du roi. L’hiver en ces murs est impitoyable. Le froid sournois s’engouffre dans chaque interstice entre les pierres, et toujours, un courant-d’air traverse les couloirs désolés. Les feux restent allumés, mais ne chassent pas l’humidité ni la pénombre. C’est cette retraite que le roi a choisi, mais le sénéchal ne l’accepte pas. La place de sa majesté est dans la lumière, sur son trône, où il doit régner et relever son pays des famines et des maladies qui le tenaillent depuis des années. L’intendant a vu le roi dans ses années plus jeunes, il l’a vu intraitable, infatigable. Et si aujourd’hui il n’est plus que l’ombre de lui-même, cette autorité se cache encore en lui, quelque part entre ces rides, sous cette couronne qu’il s’acharne à porter. Mais voici qu’alors qu’il porte son regard dans les noires montagnes alentours, l’intendant repère une petite lueur qui s’avance sur le chemin. Elle se balance doucement et résiste à la pluie. En cette nuit de tempête, quelqu’un vient.

Le vieux roi l’a vu, lui aussi, et il n’a pas fini de tourner la tête que l’intendant a déjà quitté la pièce d’un pas pressé. Il se dépêche dans les couloirs du château jusqu’à la grande porte qui en garde l’entrée. Alors qu’il entrouvre un battant, le vent force dessus pour s’engouffrer dans les lieux. La pluie s’empresse de gagner un peu de territoire et des gouttes tombent juste aux pieds de l’Intendant. À l’extérieur, abrité sous l’avancée de toit qui enjambe la porte, un garde qui se redresse en une posture convenable alors qu’il voit l’intendant passer la tête dehors. Haussant le ton pour se faire entendre malgré les bourrasques, il lance :

« Sire... Que venez-vous faire par ici ? Restez donc au chaud à l’intérieur, nous veillons au grain ici.

— Un visiteur arrive. N’ouvrez pas la herse. Je veux savoir ce qui l’amène par un temps pareil. »

Le soldat hausse les épaules et s’écarte pour laisser passer l’intendant. Ce dernier lui pardonne son insolence. Être de garde sous le froid et la pluie, alors que tous les autres serviteurs ont eu le droit à leur journée libre ne doit pas améliorer son humeur. Il attend cependant de voir la lumière éclairer la herse avant de s’avancer dehors pour traverser la cour d’accueil.

C’est un homme qui vient d’arriver devant les grilles, à en croire sa haute silhouette. Mais sous l’averse qui brouille sa vue, le sénéchal ne peut que deviner une cape de voyage et un long bâton auquel le visiteur a suspendu une lanterne. L’intendant s’approche de la herse, de même que le nouveau venu.

« Je n’espérai pas être accueilli si tôt. »

Sa voix n’est ni grave ni aiguë, plutôt agréable à entendre. Il s’exprime d’un ton cordial dans la langue du royaume. Son accent est parfait, ce n’est pas un étranger.

« Que voulez-vous ? lui demande l’intendant.

— Rien de plus qu’un abri pour la nuit. Vous n’imaginez pas comme le voyage a été long.

— Savez-vous seulement qui se trouve entre ces murs ?

— Notre bon roi ne crachera pas sur un peu de compagnie, je pense. Je peux me montrer très divertissant, et il se trouve que j’ai justement des nouvelles à transmettre à sa majesté. »

Au ton employé, on devine que le tardif visiteur sourit. De légers frissons agitent la main qui tient le bâton. L’intendant le toise méchamment. Il ne fait aucun doute que ce voyageur n’est pas un noble sire, alors quelles nouvelles peut-il bien avoir à apporter, et comment a-t-il appris la retraite du roi ? Ce n’est pas vraiment un secret, mais les gens du commun ne sont pas au courant pour autant. Son instinct lui souffle de se méfier du visiteur.

« Je regrette que vous ayez du gravir cette montagne pour rien. Nous n’avons rien à vous offrir, retournez donc d’où vous venez et prenez ceci pour votre peine. »

Mais le voyageur ne se saisit pas de la bourse que l’intendant vient de lui tendre à travers les barreaux. Pourtant, une telle somme suffirait à faire changer d’avis n’importe quel gens du peuple. Au lieu de ça, l’inconnu s’avance plus près encore des barreaux.

« Je crois qu’il est important que le roi entende ce que j’ai à dire, monsieur. Êtes-vous bien sûr de me refuser le passage ?

— Allez-vous en. répète le sénéchal, plus fermement. »

Puisque le voyageur ne fait aucun geste pour prendre la bourse, il la range dans sa poche. Et puis il s’en va. Le soldat lui lance un regard intrigué alors qu’il passe la porte, mais l’intendant sait qu’il ne posera pas de questions :ce n’est pas son métier, assez d’impertinences pour ce soir.

Il y a quelque chose qui s’installe tout au fond de ses pensées et lui serre le cœur. Comme un sentiment de culpabilité. De la pitié pour ce voyageur qu’il a durement éconduit ? C’est bien inutile. Il s’efforce de chasser ces sentiments de son esprit. Quand il revient dans la salle à manger, le roi vient de terminer son assiette. Il lève la tête vers son sénéchal et l’interroge silencieusement.

« Un voyageur importun qui voulait trouver une occasion de parler au roi. »

L’intendant se laisse tomber sur une chaise sans élégance. C’est pourtant contraire à ses habitudes de retenue. La pluie semble avoir exacerbé la fatigue qu’il ressentait à cette heure tardive. Il enlève ses binocles pour se frotter les yeux.

« Laissons-le entrer. »

Il relève la tête. Le vieux roi se tient immobile, dans la même position qu’il avait il y a quelques instants, comme s’il n’avait pas parlé. Pourtant c’est bien lui qui vient de lâcher ces mots. Ou plutôt de les articuler calmement, presque avec autorité. Le sénéchal ouvre de grands yeux.

« Pourquoi ?

— Pourquoi ? reprend le roi : Il a fait tout ce chemin par une nuit de tempête, il serait cruel de le renvoyer sans lui offrir le gîte.

— Vous ne vous êtes jamais soucié de ces considérations.

— Je m’en soucie ce soir. Laissez entrer ce voyageur.

— Je l’ai déjà renvoyé.

— Mais il est encore là. »

De son doigt, le vieux roi désigne la fenêtre. L’Intendant s’approche. En effet, L’on voit encore la lumière de la lanterne près de la herse, derrière le rempart. L’inconnu compte-il passer la nuit devant les portes du château ? Pour peu qu’il l’eût remarqué, l’Intendant aurait demandé aux gardes de le faire partir. Il détourne son regard de la vitre pour le reporter sur son roi.

« Qu’attendez-vous ? Fait ce dernier. Envoyez donc quelqu’un chercher cet homme. Je crois bien qu’il est décidé, sinon, çà rester là-dehors pour la nuit. »

Interdit, l’Intendant obéit parce qu’il en a l’habitude. Et puis le roi a employé le ton assuré qu’il prenait plus jeune. Le ton qui ne souffre aucune réplique. Il réajuste donc ses binocles sur son nez et traverse encore une fois la salle pour retourner dans les couloirs. Derrière lui, juste avant qu’il ne passe la porte, le vieux roi ajoute :

« Vous me l’amènerez ici une fois qu’il sera entré, je serais curieux de savoir ce qu’un mystérieux inconnu a à me dire à cette heure du soir, qui nécessite de braver les caprices de la montagne.

— Mais enfin...

— Ne me faites pas répéter, vieil ami. Cet homme doit avoir faim et froid, il se trouve qu’il y a dans cette pièce un âtre chaleureux et de la nourriture à table. »

Tandis qu’il s’enfonce dans les couloirs vers la grande porte, le sénéchal ne peut s’empêcher de trouver le roi de bien étrange humeur. La solitude commencerait-elle à lui peser ? C’est aux heures les plus noires de la nuit que d’obscures pensées nous prennent. Quelles idées la nuit lui a-t-elle instillées pour qu’il accepte ainsi de recevoir ce parfait inconnu qui demande à le voir ?

Le garde ne lui adresse qu’un rapide regard en le voyant passer la porte de nouveau. Il a renoncé à se poser des questions sur le comportement étrange de l’Intendant . Ce dernier se dirige à grands pas vers la herse qu’il a demandé à faire lever. Le visiteur n’a pas bougé, si ce n’est son bâton, légèrement plus incliné que tout à l’heure. Voyant le sénéchal arriver, il se fend d’un sourire.

« Ma patience aura été récompensée.

— Veuillez me suivre, monsieur. » se contente de dire l’Intendant.

Déjà, il repart vers le château. Au passage, il fait signe au jeune garde de la suivre. Un soldat n’est jamais de trop quand un inconnu rencontre le roi.


Texte publié par Saërn, 3 décembre 2025 à 18h45
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