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tome 1, Chapitre 6 « L'heure » tome 1, Chapitre 6

Nathaniel mesura toute l’ironie de sa situation quand il tendit les assiettes vides à sa mère pour qu’elle les place dans le lave-vaisselle. D’ordinaire, c’était lui qui s’afférait aux tâches ménagères. Quand il savait se baisser. Son impuissance à accomplir une corvée aussi simple réveilla en lui une frustration brûlante… suivie d’une certaine honte à se plaindre d’une circonstance qu’il savait améliorable. Il réalisa combien Jeanne avait dû avoir beaucoup de mal à accepter sa condition, à la naissance de son fils. Avant cela, elle pouvait marcher. Courir. Monter les escaliers. Conduire. Elle avait été obligée de s’adapter, encore et toujours, dans un monde pas toujours inclusif. Nathaniel se mordilla la joue : il l’avait toujours connue assise, il n’avait jamais vraiment réfléchi à… avant.

Le jeune homme ne s’était jamais vraiment rendu compte des stratégies, des efforts qu’elle mettait en place. Son fils n’avait mal au dos que depuis quelques jours, mais il rivalisait d’ingéniosité pour éviter de se pencher, de s'asseoir trop longtemps, de porter ce qui lui paraissait trop lourd. En un sens, il se fustigeait d’être moins performant. Moins présent pour sa mère. Moins aidant. Elle avait dû ressentir ça, aussi. En particulier lorsqu’il était bébé. Ou bambin rebelle en pleine période du “non”, du terrible two, de l’affirmation de son caractère.

— Tu peux aller te coucher, déclara Jeanne, je vais juste passer un coup de lavette sur la table.

Elle était si forte. Une bouffée de fierté s’empara de Nathaniel, même si celle-ci exacerba un peu plus sa culpabilité. Il se résolut à se montrer tout aussi résilient, malgré les épines invisibles qui lui martelaient le dos. Au moins, les antalgiques s’avéraient efficaces. Il se mouvait toujours comme un vieillard dépourvu de déambulateur, mais sans hyperventiler ni risquer de perdre connaissance. Son estomac, en revanche, grondait d’indignation : les remontées acides, plus nombreuses désormais, alourdissaient le moral du jeune homme.

— Ça va, assura-t-il, je tiens debout.

Une affirmation qui attira un sourire chez Jeanne. Il reconnut un soupçon de soulagement quand les épaules de sa mère s’affaissèrent.

— D’ailleurs, ils sont bien gentils, tes amis. Tu les inviteras, à l’occasion.

Jeanne se déplaça avec toute sa dextérité, lingettes sur les genoux, jusqu’à la table où ils avaient pris leur repas avec Reyson et Linoa. Nathaniel haussa les épaules, il verrait si l’occasion se représentait. Le jeune homme jeta un œil à son téléphone : pas de message. Il leur avait pourtant signifié de le prévenir lorsqu’ils seraient rentrés… Dans un soupir, Nathaniel ouvrit la discussion Whattsapp qu’ils partageaient tous les trois et tapa :

“Vous avez été kidnappé par des extra-terrestres en chemin ?”

Il cliqua sur “envoyer” et esquissa un sourire en coin qui s’évanouit dès qu’il entendit un ding ! retentir dans la salle à manger. Jeanne reparut dans la cuisine ouverte avec un GSM qu’elle tendit à son fils :

— Un de tes amis a oublié son téléphone, déduisit-elle.

Nathaniel reconnut la coque métallique du portable de Reyson. Il ricana :

— Quel boulet, celui-là !

Il observa l’écran de verrouillage où Rey tenait Linoa par la taille. Ils étaient si différents, tous les deux. Lui avec son mètre quatre-vingt, ses cheveux de paille coupés courts, ses yeux cyan et sa taille élancée. Elle avec son mètre soixante, son léger surpoids, ses longs cheveux auburn et ses yeux gris. “Les extrêmes s’attirent”, avait répondu Reyson quand Nathaniel l’avait questionné sur ce qui lui plaisait chez sa copine. Le célibataire endurci n’avait pas insisté.

Au-delà du fond d’écran où transpirait l’amour certain de Reyson et Linoa, Nathaniel vit la notification de son message et celle de sa boîte mail. Rey n’avait jamais été féru des nouvelles technologies, il utilisait rarement son téléphone. Son oubli ne troubla pas Nathaniel, habitué à prendre l’objet à sa place quand il le délaissait sur les bancs des amphithéâtres, à l’université. Rey n’avait même pas pris la peine de sécuriser l’accès à ses applications : d’un swipe, Nathaniel atterrit sur la page d’accueil.

Ses sourcils se levèrent quand il découvrit la photo figée derrière les icônes : un selfie qu’ils avaient pris lors d’un concert du groupe Miracle of Sound. Un moment passé entre les deux meilleurs potes. Lin avait décliné l’invitation, loin d’apprécier les bruits forts et la foule. À moins qu’elle ne se soit volontairement éclipsée pour permettre aux deux garçons de passer un temps de qualité ensemble. Sur l’image, Reyson plaquait son bras autour du cou de Nathaniel et grimaçait, les doigts de la main gauche placés de sorte à symboliser son amour du rock et du métal, tandis que Nathaniel, plus réservé, se contentait d’un sourire timide, étouffé par l’étreinte de son ami. Il n’aurait jamais imaginé que Rey chérissait à ce point ce moment de vie. Ou encore leur amitié. Il en fut touché.

Il ouvrit l’application Whatsapp de Reyson où il découvrit diverses conversations de groupe : celle de leur classe à la fac, un autre sobrement intitulé “famille”, un troisième pour les informations importantes liées à une soirée étudiante et, bien sûr, leur propre conversation à trois, avec Lin. Il cliqua sur cette dernière, reconnut son dernier message sur un potentiel enlèvement par des extra-terrestres, puis tapota sur le clavier à l’écran : “Devine qui a oublié son téléphone”. Il entendit la sonnerie de notification de son propre portable à l’envoi du message et vit, quelques secondes plus tard, en bas de l’écran : “Lin0@ est en train d’écrire…”. Quand son texto apparut, Nathaniel put lire : “Rey le Boulet a encore frappé… On revient le chercher”.

La commissure des lèvres de Nathaniel s’arquèrent en un demi-sourire amusé. Il déposa le portable de “Rey le Boulet” sur le plan de travail quand sa mère reparut et jeta le torchon usagé à côté de l’évier.

— Je suis rincée, déclara-t-elle en replaçant une mèche de ses longs cheveux blonds derrière son oreille, je vais me coucher.

— Un coup de main ?

Jeanne leva les yeux au ciel :

— Ce serait plutôt à moi de te demander ça, ce soir.

Nathaniel rit de bon cœur :

— Même pas en rêve ! Je vais me débrouiller tout seul.

— Pah ! J’aimerais pouvoir en dire autant…

Jeanne se détourna et roula jusqu’à la porte de sa chambre, non loin de la salle à manger.

— J’arrive dans 5 minutes, cria le jeune homme.

Il n’entendit pas la réponse de sa mère, distrait après qu’on ait toqué à l’entrée.

“Déjà ?”, pensa Nathaniel. “Comment ils ont fait pour entrer dans l’immeuble” ? Sûrement un voisin qui avait ouvert... Ça valait la peine d’avoir un interphone. Le jeune homme marcha avec lenteur, presqu’en traînant des pieds, les jambes lourdes et cotonneuses.

— Alors, commença-t-il une fois la porte ouverte, tu as…

Un frisson glacial lui caressa les entrailles. Ce n’était pas Reyson. Ni Linoa. Ces cheveux sombres, sa peau noire et ses yeux foncés… Il l’avait suivi. L’homme du métro. L’homme de la salle d’attente. Avec son sourire extra-large et tendancieux. Celui-ci agrippa Nathaniel par l’épaule, ses ongles crochus s’enfoncèrent dans le tissu de sa chemise.

— T’es prêt ? C’est l’heure.

Nathaniel n’eut pas le temps de réagir : le monde tourna autour de lui, autour de l’inconnu. Tout se nimba de volutes ténébreuses. La nausée s’empara du jeune homme, il crut s’évanouir.


Texte publié par Albane F. Richet, 11 décembre 2025 à 21h22
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