Les doigts du docteur Bodiaux roulèrent entre les omoplates boursoufflées de son patient avec l’air interloqué de l’archéologue aux portes d’une découverte unique en son genre. La peau, bombée et dure, ne rougissait pas sous l’impact d’une quelconque inflammation. Elle gardait sa blancheur habituelle, quoiqu’étirée par endroits. Comme si un corps étranger, d’aspect rugueux, poussait à l’intérieur.
Il passa en revue mentalement les différents schémas et maladies rares rencontrés bien des années plus tôt, lors de ses études, afin de déchiffrer l’énigme devant ses yeux. Quand son pouce exerça une légère pression sur la colonne vertébrale de l’étudiant, celui-ci se raidit par réflexe. Tout son corps trahissait une posture antalgique. Bodiaux esquissa une moue douteuse : ce garçon ne pouvait tout de même pas avoir un si grand nombre de hernies discales, ce serait du jamais vu ! Et puis, cela n’expliquait pas les aspérités qui dessinaient des ruisseaux au cœur de chaînes de montagnes. La commissure de ses lèvres s’affaissa quand il entendit le craquement au niveau de la nuque quand Nathaniel baissa la tête.
— J’ai… Je ressens comme un courant électrique qui me traverse tout le corps, tenta-t-il d’expliquer.
Le médecin reconnut dans la voix du jeune homme cette peur si caractéristique de ceux qui venaient le voir avec la certitude qu’il allait leur annoncer la pire nouvelle. La médecine, pourtant, était une discipline plus difficile à dompter qu’elle n’y paraissait. Le corps humain, en constante évolution, proscrivait toute tentative de généralisation. Les symptômes, y compris les plus courants, cachaient parfois de grands mystères. De quoi rendre le quotidien du docteur riche en apprentissages, mais aussi étouffé d’une grande responsabilité. Une erreur de diagnostic pouvait s’avérer fatale. Une prescription incorrecte pouvait amener à de terribles conséquences. Bodiaux prenait son temps. On lui reprochait souvent d’être en retard, mais c’était une piètre déconvenue face aux caprices de la biologie.
Comme à chaque fois qu’un malade se tenait dans son bureau, il procéda par élimination. Il ne se souvint de rien de concret qui aurait pu justifier des bosses dures comme la pierre tapissant le dos du jeune homme. C’était là, le nœud du problème. Monsieur Almeida évoquait les maux d’une forte lombosciatique et d’un stress profond lié à la douleur éprouvée. À coup sûr, ces boursouflures avaient obligé certaines vertèbres à se tasser. Assez pour comprimer le nerf sciatique. Néanmoins, Bodiaux demeura sur ses gardes : il lui fallait découvrir la cause de ces petites collines sous la peau du jeune homme.
— Je vais vous faire une prescription pour une IRM, déclara-t-il en ôtant ses gants après avoir terminé de trifouiller le dos du garçon, cela nous permettra d’y voir plus clair quant à l’état de vos vertèbres et ce qui les entoure. Vous prendrez également des anti-inflammatoires et j’ajoute également de l’Oméprazole, pour vous éviter les douleurs d’estomac liées à la prise des antalgiques. On va également faire un bilan sanguin, voir un peu ce que ça nous dit.
Il s’était déplacé vers son bureau le temps de ses explications et tapait ses prescriptions sur ordinateur. Nathaniel ne bougea pas, trop occupé à considérer le docteur. Bodiaux comprenait : l’inflammation du muscle piriforme rendait la position assise insoutenable. Autant qu’il reste debout !
— Avez-vous votre carte vitale ?
Quand il releva le nez de son écran, son patient avait perdu une demi-teinte, malgré sa pâleur déjà extrême de jeune homme trop occupé à étudier dans sa chambre ou à la bibliothèque plutôt que de sortir et recharger ses cellules en mélanine.
— Mais, docteur, commença Nathaniel avec tout le respect dont il pouvait faire preuve. Qu’est-ce que j’ai ? C’est grave ?
Cette supplication dans le regard. Dans ses jeunes années, Bodiaux avait confondu empathie et compassion. Il s’était voulu rassurant à chaque fois qu’il avait croisé cette peur commune à ceux persuadés qu’une tumeur les grignotait de l’intérieur et les anéantirait en moins de deux. Jusqu’au jour où il avait assuré à son patient que tout irait bien. Ce n’était pas grave. Il s’en remettrait. Une erreur de débutant. Ça avait empiré. Ça avait attaqué d’autres parties du corps. Des métastases. Phase terminale. Il n’y avait plus rien à faire.
Bodiaux culpabilisait encore aujourd’hui. Comble de l’ironie, le jeune homme lui rappelait à s’y méprendre ce malade dont il n’avait jamais oublié le visage, ni le nom. Nathaniel se tenait devant lui comme un rappel, un souvenir figé d’une époque que Bodiaux aurait tout donné pour oublier. Il ne commettrait pas la même faute deux fois. Il ne savait pas ce qu’avait Nathaniel, il n’avait pas le droit de lui donner de faux espoirs.
— Je n’en ai aucune idée. Nous allons procéder par ordre. Revenez me voir quand vous aurez tous vos résultats.
Il vit le jeune homme vaciller. La réponse lui déplaisait. Bodiaux maintint sa bouche scellée. Il aurait voulu lui dire que ce n’était probablement qu’une sale hernie, une sciatique sévère… mais, ces aspérités… elles l’effrayaient, malgré toute son expérience, toute son expertise.
Il raccompagna Nathaniel à l’entrée, puis ouvrit la porte de la salle d’attente où l’attendait un couple avec un enfant en bas âge. Bodiaux fronça les sourcils : l’homme en sweat à capuche avait disparu. Encore un désistement de dernière minute, probablement.

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