Quand une place assise se libéra, Nathaniel s’y glissa sans demander son reste. Avec les cahots du métro, ses muscles se tendaient et comprimaient les points de tension insupportables dans son dos. La douleur se diffusait, d’abord bien définie au creux des dernières vertèbres, elle se baladait désormais à divers endroits de son corps, des cervicales aux mollets en passant par les abdominaux. Une ceinture de pics désagréables l’obligeaient à adopter la position la plus droite possible. L’enfer, une fois la rame en marche.
La position assise ne le soulageait pas, à son plus grand désespoir. Au contraire, il eut même l’impression que ses vertèbres se tassaient, que son corps était trop lourd à porter pour lui. Sa besace, qui ne contenait qu’un bloc-note, quelques stylos éparpillés, son téléphone portable et son porte-monnaie, pesait l’équivalent d’un sac de briques sur son épaule. Est-ce que son bras s’engourdissait ? Ou le cerveau envoyait tant de signaux de douleurs que les récepteurs dans son corps déconnaient ? Chaque nouveau mouvement amplifiait l’inflammation dans ses cuisses, au point où il aurait pu dessiner au marqueur le réseau de ses nerfs jusqu’aux genoux.
Qu’est-ce qu’il avait bien pu faire pour se coincer le dos quasi au point de la paralysie ? D’accord, ses études l’obligeaient à passer un temps certain penché sur son bureau et la vie sédentaire qu’il menait n’aidait sûrement pas. Sans compter l’aide qu’il apportait à sa mère, quand elle avait besoin d’être portée, au-delà des moments où les infirmiers et aides à domicile se présentaient chez eux. “Justement”, pensa-t-il, “je devrais avoir un dos de compet’ !”. C’était à n’y rien comprendre.
On l’observait.
Nathaniel cessa de regarder dans le vague et se rendit compte qu’il fixait, sans le vouloir, un homme depuis qu’il s’était assis. “Merde ! J’avais pas prévu d’attirer l’attention…”, se fustigea-t-il. Trop tard. L’homme, élancé, dardait ses yeux ébènes sur Nathaniel. Une tâche de naissance lui tapissait l'œil gauche. S’il n’avait pas l’air hostile, tous les radars de Nathaniel virèrent au rouge cramoisi quand il étira son sourire si largement que la commissure de ses lèvres finirent leur course juste sous ses yeux, après avoir traversé les joues. De quoi amplifier son malaise.
Nathaniel détourna le regard sous un craquement des cervicales. Il serra la mâchoire. Pourvu que le médecin lui prescrive un remède miracle ! De quoi reprendre une vie normale au plus vite. Il ne supporterait pas ce supplice beaucoup plus longtemps. Souffrir à vouloir s’en arracher la colonne vertébrale le fatiguait. Il dormait beaucoup, dernièrement. C’était le seul moment où il avait droit à un peu de répit.
La voix robotisée sortit des haut-parleurs de la rame pour indiquer la station “Sébastopol”. Parfait. Son médecin ne se trouvait qu’à cinq cent mètres de là.
Le jeune homme se leva avec grande difficulté, les os douloureux, les nerfs en feu, puis boita jusqu’à la double porte, une main cramponnée à une barre de sécurité latérale. Il canalisa la douleur, les yeux fermés, le souffle court, à se demander s’il n’allait pas perdre connaissance. Il inspira profondément, une fois, deux fois. À la troisième, l’intensité de sa peine se résorba un peu, assez pour lui permettre de rouvrir les yeux.
L’homme au sourire infect se tenait derrière lui. Trop proche. Il le touchait presque. Nathaniel avait déjà rencontré des gens étranges dans le métro, mais celui-là projetait une aura malsaine. Le genre qui activait les mécanismes de fuite chez Nathaniel. C’était tout à fait le type de visage qu’une IA génératrice d’images aurait été capable de produire, à la fois réaliste, mais bourré d’incohérences. L’incapacité à retranscrire une émotion correcte. Il était tout droit sorti d’un cauchemar, ce type-là.
Les doubles portes s’ouvrirent, au grand soulagement de Nathaniel et il s’extirpa de la rame en priant pour que personne ne le bouscule. Il marchait avec raideur ; heureusement, il avait enfilé des baskets plutôt que ses Rangers coquées et truffées de lacets. L’ascension des escaliers menant à l’extérieur de la station lui parut interminable alors que, d’ordinaire, il les montait quatre à quatre en quelques secondes. Il se tint à la rambarde pour trouver un appui convenable, mais chaque pas apportait son lot de pics acérés qui lui remontaient le long des quadriceps, des lombaires et de la colonne vertébrale jusqu’aux cervicales.
L’air frais de ce début janvier le revigora, il tenta sans grand succès d’accélérer le pas, surtout lorsqu’il se rendit compte que l’homme étrange ralentissait, comme s’il cherchait en son âme et conscience à rester derrière Nathaniel. Il marchait avec la plus prompte nonchalance, les mains enfoncées dans son sweat à capuche, celle-ci d’ailleurs rabattue sur sa tête. On y devinait tout de même quelques mèches de ses longs cheveux noirs légèrement ondulés et il observait les alentours comme s’il les découvrait.
Nathaniel se détourna jusqu’à le perdre de son champ de vision ; il se promit de garder la tête droite, tout comme le reste de son corps. Les poings et les maxillaires serrés, il contenait tant bien que mal sa souffrance, les yeux rivés sur l’horizon. Au bout de celui-ci : le cabinet du médecin. Son Saint Graal. Son espoir pour des antalgiques puissants. Il commençait à hyperventiler, à la limite de supporter sa condition plus longtemps.
Quand il arriva, enfin, il poussa la porte du cabinet. Nouveau mouvement qui lui valut une grimace. Il ressentit une pression quand il la referma : l’homme au sweat à capuche y avait calé son pied.
— Vous avez rendez-vous avec le docteur Bodiaux ?
L’homme élargit son sourire façon Grinch après avoir volé Noël :
— Ouais, répondit-il.
Nathaniel fronça les sourcils : il avait cru percevoir un brin de malice dans cette affirmation. Son esprit lui jouait des tours. Il n’était pas assez clair pour juger des intentions d’autrui. Loin d’avoir l’envie et la force de discuter davantage, Nathaniel se détourna et prit place dans la salle d’attente.
Il se pencha doucement, reprit sa position initiale, s’étira, tenta de se caler sur le dossier de la chaise sans jamais trouver une position convenable. Il prit conscience des légers fourmillements dans ses jambes et déglutit avec difficulté : est-ce qu’il allait finir en situation de handicap ? Comme sa mère ? Mais alors, qui s’occuperait d’elle ? De lui ? Il refusa d’y réfléchir pour l’instant, près à hurler si cela pouvait le soulager. Rien ne servait d'échafauder mille plans qui n’aboutiraient jamais. La peur n’évitait pas le danger. Il se résolut à attendre son tour, à prendre son mal en patience.
— Tu souffres, hein ? s’amusa l’homme qui s’était assis juste à côté de lui.
La surprise peignit le visage déjà marqué de Nathaniel. “Mais qui démarre une conversation comme ça ?”, se demanda-t-il. Et puis, quoi répondre ? Tout un panel d’émotions lui passa en tête, susurrant des propos indignés ou sarcastiques. Nathaniel se ravisa : il supportait mal les conflits et se morigénait déjà d’avoir intrigué l’homme qui clignait à peine des yeux. Il se contenta d’un :
— Visiblement !
Avant de regretter aussitôt face au mépris dans sa voix. Un coup d'œil vers l'individu l’informa qu’il n’avait pas l’air offensé outre mesure.
— Monsieur Almeida ?
Nathaniel sursauta à l’entente de son nom de famille. Le docteur Bodiaux, lunettes sur le nez et cheveux grisonnants, passait une tête bedonnante par la porte de son cabinet. Nathaniel se leva, entendit ses os craquer des clavicules aux tibias et se dirigea tant bien que mal vers son sauveur. Derrière lui, il entendit, dans un murmure :
— T’inquiètes pas. T’en as plus pour très longtemps.

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