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tome 1, Chapitre 1 « Descente aux Entrefers » tome 1, Chapitre 1

Une lumière grésilla au bout du tunnel.

« Ce n’est pas un moment pour mourir », pensa Isaure. « Et surtout pas avec ce pyjama ».

Derrière lui s’étendait un océan d’obscurité. Devant, le même paysage, à peine altéré par un minuscule point de clarté tout au bout de l’horizon. Combien de temps mettrait-il pour l’atteindre ? Impossible de le deviner. Il n’avait jamais mis les pieds dans un si grand espace de Rien. D’où venait-il ? Il avait simplement ouvert les yeux et s’était retrouvé là, debout, dans le noir. En plus, ça sentait mauvais. Un mélange vieux livres et de bois pourri, comme un vieux grenier inondé par la tempête.

Ses doigts engourdis se resserrèrent sur le tissu de son pantalon. Des courants d’air cinglants hurlaient à ses oreilles rougies et malmenaient sa chevelure. C’est à peine s’il sentait ses orteils dans ses chaussettes. Et sous ses chaussettes grouillait une mixture visqueuse.

Le parquet grinça sous son sursaut de recul. La fine pellicule d’eau qui couvrait le plancher étouffa ses empreintes juste assez lentement pour le laisser distinguer des traces verdâtres. Des algues. De la moisissure. Dégoûtant.

« Ce n’est qu’un rêve » se disait la plupart des gens pour se rassurer. Isaure aurait toutes les raisons de le croire. Toutes les preuves pourraient le conduire à cette hypothèse, à commencer par ses souvenirs. Sa maison. Ses parents. Leur divorce. L’arrivée dans le nouvel appartement de sa mère. La découverte de sa nouvelle chambre, de ses affaires encore dans des cartons – ce qui l’a contraint à enfiler ce vieux pyjama à carreaux taché, troué et aux manches trop petites avant de s’endormir sur un matelas à même le sol, en attendant le camion de déménagement qui n’arriverait que le lendemain.

Mais surtout, Isaure savait que les cauchemars ne donnaient pas froid.

— Il y a quelqu’un ?

Sa gorge sèche étouffa son appel en un marmonnement à peine audible.

— Ohé ! Quelqu’un m’entend ?

Il resta immobile. Une minute passa. Puis deux. Cinq, dix minutes, peut-être. Aucune autre réponse que l’incessant râle des bourrasques qui lui fouettaient la peau.

Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Rassurant, d’une certaine manière ; la vie coulait toujours dans ses veines. Mais pour combien de temps ? Chaque inspiration lui nouait un peu plus l’estomac. Il devait bouger. Vite. Partir.

Au premier de ses pas, le « flic-floc » de ses chaussettes mouillées lui provoqua une grimace. Il les arracha de ses pieds avec un bref soupir. La forêt de minuscules algues qui lui caressa les pieds lui fit presque instantanément regretter son geste. Un frisson lui roula le long de l’échine.

Dans sa main, les deux morceaux de grosse laine dégoulinaient en grosses gouttes sombres, dont l’impact faisait onduler la surface à grand bruit. Agacé, il saisit ses chaussettes à pleines poignes et les tordit aussi fort qu’il put. Le filet d’eau s’épaissit et s’écrasa au sol avec plus de fracas. Il les essora dans un sens, puis dans l’autre. L’eau ne gouttait plus : elle ruisselait. Et plus il s’échinait à l’extraire, plus le jet grossissait, trempait ses doigts, ses poignets, ses bras. Il arrêta de lutter quand l’eau gagna les manches de son pull. Mais les chaussettes pleuvaient toujours, comme un arrosoir à la réserve infinie. Sous ses yeux stupéfaits, elles devinrent lourdes, si lourdes qu’elles lui échappèrent des mains et s’écrasèrent à la surface dans un gros « plouf » qui l’éclaboussa jusqu’aux genoux.

Ses chaussettes s’enfoncèrent sous la surface dans un gargouillis de bulles noires. Le silence ne revint dans le tunnel qu’à l’instant où elles disparurent tout à fait, avalée par les ténèbres. Comme si elles n’avaient jamais existé.

Isaure réprima un sanglot sans larmes.

Ça ne pouvait pas être réel. Et pourtant, c’était arrivé sous ses yeux. Sous tous ses sens en alerte. Ses jambes tremblaient. Ses dents claquaient. Il avait mal. Mais plus que la solitude, plus que l’obscurité et les mauvaises odeurs, Isaure détestait ne pas comprendre. Parce que l’inexplicable menait à la peur. Et maintenant, c’était trop tard ; la peur montait déjà en lui.

Il commença à courir.

Tout ce qu’il pouvait faire, c’était atteindre cette lueur le plus vite possible. L’air qui filait dans ses poumons le glaçait de l’intérieur. Une légère vapeur s’échappait de sa bouche. Le rebond de ses talons repoussait l’eau par grandes éclaboussures. Le plancher craquait sous leur martèlement. Aucun humain n’aurait pu construire un lieu si grand. Si étrange. Il ignorait où il se rendait. Il ignorait combien de temps il tiendrait le rythme. Pourtant, il accéléra. L’obscurité derrière lui formait un mur opaque. Les échos de son souffle grandissaient. Plus vite. Plus vite. Mais la lumière ne se rapprochait plus. Pourtant, lui, il avançait vers elle. Mais elle était trop loin. Inaccessible.

Une planche craqua sous son pied. La jambe d’Isaure s’engouffra dans le trou. Il hurla dans la chute. Le gargouillis des vagues couvrit le fracas du sol qui s’effondrait. Sous le bois, une eau glacée lui saisit le mollet. Happa son genou. Harponna l’autre jambe. Aspira son corps entier. La mer sombre l’engloutit à la vitesse d’un battement de cil et se referma aussitôt. Quand le remous s’apaisa à la surface, le plancher s’était refermé. Intact.

Isaure coulait dans les profondeurs. La détresse de ses poumons pulsait jusqu’à ses tempes. Nager. Il en était capable. Il avait appris. Mais son corps lui refusait le moindre mouvement. Il n’arrivait pas à lutter. Où aller ? Le haut, le bas, tout se confondait. Il ne voyait rien. Il ne sentait que la morsure du froid sur sa peau et son cœur sur le point d’exploser. Une première bulle s’échappa d’entre ses dents. Puis d’autre. Tout un filet d’oxygène quitta son corps. L’eau s’engouffra dans sa bouche, ses oreilles, ses narines.

Une eau au goût de fer.

Isaure poussa un grand coup sur ses jambes. Dans un ultime effort, l’arrière de son crâne perfora la surface et retrouva l’air libre. Enfin, ses muscles lui obéissaient. Ses bras s’agitèrent un moment pour maintenir sa tête hors de l’eau. Cette eau bizarre. Métallique sur la langue. Plus il toussait et crachait, plus elle s’engouffrait dans sa bouche. Il but quelques tasses – peut-être même l’équivalent d’une théière – avant de parvenir à stabiliser sa nage.

Ses doigts repoussèrent la frange trempée qui lui collait au visage. En dessous, ses yeux endoloris s’adaptaient avec difficulté au nouvel environnement. Aux picotements provoqués par l’immersion s’ajoutèrent une intense clarté venue des vagues. Cette mer brillait. Pas comme le simple reflet du soleil sur une flaque. Non : chaque gouttelette possédait son propre scintillement, et plus il remuait, plus elles gagnaient en puissance. Malgré tout, il parvint à discerner un rivage, non loin. Une terre aux nuances ocre-rouge, jalonnée en pente douce, où apparut bientôt une grande silhouette pâle, les chevilles caressées par les légers vas et viens du courant.

— Hé ! hurla Isaure. A l’ai…

Sa tête repassa sous l’eau pour une gorgée d’eau supplémentaire. L’épuisement l’entraînait vers le fond.

— … pffr- à l’aide !

Son coeur accéléra alors que la surface s’éloignait à nouveau. « Pas encore » supplia-t-il. « Pas encore… »

Un son assourdissant fit vibrer son corps, suivit de l’impact d’un grand filet qui fila dans sa direction. Les rares bulles qui lui restaient s’échappèrent dans un cri muet quand il le goba entier, l’arracha aux profondeurs et le largua sans précaution sur un sol rigide et poisseux, absolument inadapté pour les chutes à plat ventre. Tout craquait. Ça tanguait. Il avait atterri sur le ponton d’un bateau.

Des voix pépiaient autour de lui.

— Un surfacéen ? Sérieusement ?

— Incroyable ! On n’en voit plus, dans ces eaux-là...

— Personne nous croira, en bas.

— Il faut prévenir le capitaine !

Le fracas d’une porte ouverte à la volée imposa le silence. Une ombre massive s’extirpa de la cabine, si grande qu’elle dût baisser la tête et voûter ses épaules. Dressée de toute sa hauteur, trois pas lui suffirent pour atteindre la prise du jour. Les yeux d’Isaure s’ouvrirent sur une énorme paire de bottes d’un jaune criard, à quelques centimètres de son nez. Ça empestait le poisson, la rouille et la cigarette.

— Bienvenue en Entrefers, petit.


Texte publié par Aspenvirgo, 29 novembre 2025 à 19h17
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