(Merci à memenne pour les relectures ^^)
16 décembre.
L’air froid s’engouffra par la fenêtre ouverte de la voiture de location sur l’autoroute. Dans le paysage qui défilait devant ses yeux, Jonas ne voyait pas encore la magie dont son collègue lui avait tant parlé.
Quelques arbres dénudés venaient rompre la monotonie des champs éventrés après les récoltes. Leurs branches s’élançaient comme autant d’épines propulsées par la terre vers les cieux. Par endroits, d’importantes flaques, parfois gelées, révélaient un sol gorgé d’eau. Quelques plaques de neige fondue subsistaient encore. Les collines disparaissaient sous de mornes forêts aux arbres gris et bruns couverts de mousses. L’air était chargé d’odeurs de terre mouillée, d’humus, de feuilles mortes.
Jonas dut s’accommoder de ce décor affligeant, bien loin de la féerie scintillante et colorée qu’on lui avait vendue ! Ambroise, son coéquipier, l’avait invité à l’accompagner pour ses vacances dans sa région d’origine. N’ayant pas de programme particulier pour les fêtes, il avait accepté avec plaisir.
Ambroise n’avait pas tari d’éloges sur l’ambiance et la beauté de cette période dans l’est de la France. Flatté que son acolyte partage tout cela avec lui, Jonas exprimait une saine curiosité envers cette partie du pays qu’il ne connaissait pas du tout et aucune question ne resta sans réponse. Ambroise conta un nombre impressionnant de coutumes et légendes qui l’avaient vu grandir. Il était impossible de le stopper lorsqu’il parlait des maisons décorées de mille lumières, des marchés artisanaux chaleureux, des sapins étincelants ou des chants traditionnels.
En refermant la fenêtre, Jonas demanda :
— C’est encore loin ?
— Une petite heure. On quitte bientôt l’autoroute. Tu verras, il y aura les premières maisons décorées juste après la sortie vers mon village. Il ne fera pas encore assez sombre pour les guirlandes éclairées, mais ce sera déjà très visible. C’est comme ça tous les ans.
— Mais il n’y a pas toujours de la neige à cette période, on dirait ?
— Non, en fait c’est plutôt rare, en décembre. En général, elle ne tient pas longtemps et la pluie vient souvent la remplacer. On a plus de neige en janvier et février. Mais il fait déjà sacrément froid, parfois, et le givre, c’est très joli aussi.
— Au fait, je ne t’ai pas encore remercié. Tu es sûr que ça ne gêne pas tes parents que je squatte leur… quoi déjà ?
Un rire profond, franc, chaleureux, secoua Ambroise.
— Le stall. À l’origine, c’était une étable. Il y a quelques années, j’ai aidé mes parents à le réaménager pour en faire un studio pour les amis ou la famille. Et non, je t’ai dit qu’ils sont ravis de découvrir l’énergumène avec qui je passe mes journées !
— Oui, tu l’as déjà dit et ça m’inquiète ! Qu’est-ce que tu as été leur raconter ?
— Rien que la vérité ! Le petit génie qui me sert de partenaire au boulot, un duskhunter impliqué, malin et habile. Mais parfois un peu trop… speed ?
— Bon, espérons que tes parents apprécieront mon cadeau.
— Oh que oui ! Des produits des îles, des vrais, ils n’ont pas l’occasion d’en avoir. Et comme tu vas pouvoir leur expliquer, raconter ce que c’est, l’histoire, et tout ça, ça va beaucoup leur plaire. Ne t’inquiète pas !
Ambroise ralentit en arrivant au péage de sortie, puis emprunta une petite route sinueuse dans la campagne désolée.
L’après-midi était bien loin de s’achever. Et pourtant, la lumière baissait déjà, comme si elle refusait de faire un pas de plus dans cette direction.
Un premier village se situait à moins d’un kilomètre de la sortie d’autoroute. Le moindre lampadaire était agrémenté de son illumination, de chaque côté de la route. Mais les feuilles de houx, les étoiles et les flocons n’étaient pas encore allumés. La traversée du village ne vint pas égayer leur route, contrairement à leurs attentes.
Ambroise penchait si fort la tête de part et d’autre qu’il en oubliait presque de conduire.
Roulant au pas, il cherchait les maisons décorées :
— C’est bizarre… C’est presque Noël, et presque aucune maison n’est décorée. Celle-là, tu vois, sur la droite, elle a toujours des rennes sur la pelouse, et une étoile sur la porte. Pourquoi il n’y a rien ? La famille a déménagé, peut-être ?
— En tout cas, ça ne ressemble pas à ce que tu m’as décrit, c’est clair !
— Merci, j’avais remarqué !
Ils poursuivirent leur route, sans apercevoir plus de deux ou trois guirlandes et un pauvre Père Noël de bois et de tissus, pendu à son échelle en contrebas d’un balcon.
Ambroise allait de surprise en déception, les villages et bourgades suivantes souffrant du même manque d’ornementation. Jonas constatait avec dépit que la bonne humeur qui les avait accompagnés depuis leur départ de la capitale fondait comme neige au soleil. Son partenaire devenait aussi morose que le paysage autour d’eux…
Enfin, ils atteignirent Dorseling, le village des parents d’Ambroise.
Là aussi, les décorations étaient rares, comme si une chape de grisaille s’étendait sur le village et les avait empêchées de trouver leurs places habituelles.
Ambroise engagea la voiture dans une petite rue, à quelques centaines de mètres du monument aux morts. Les roues firent miauler le gravier lorsqu’il se gara devant une charmante maison aux murs couleur chaume et un toit pointu de tuiles rouges.
La propriété, une ancienne ferme de taille modeste, possédait trois bâtiments : la maison et deux petites dépendances, dont une accolée à l’habitation.
Au moment où les deux voyageurs ouvraient leurs portières, une silhouette franchit le seuil. Un homme, grand, mais dont les épaules commençaient à se voûter, vint les accueillir :
— Salut mon grand. Jonas, ravi de faire ta connaissance.
Martin Théotokis fit à Jonas une poignée de main aussi chaleureuse que l’accolade à son fils.
— Enchanté, monsieur.
— Appelle-moi Martin. Entrez tous les deux, il fait frais dehors, et Magda nous attend.
Jonas passa alors dans un autre monde. Immédiatement, il ressentit une douce chaleur feutrée, emplie d’odeurs de cannelle et d’orange. Dans un coin du salon, les guirlandes clignotantes du sapin lançaient mille étincelles sur les boules en verre et autres décorations qui le recouvraient. Des branches de sapin et de houx, des bougies, des étoiles et flocons de tissus et de bois peints agrémentaient tant les meubles que les murs. Jonas était émerveillé et ressentait au plus profond de lui une bienveillance généreuse et apaisante. La mélancolie extérieure n’a pas osé franchir les portes de cette demeure, songea-t-il.
Une belle femme aux cheveux blancs rassemblés dans un chignon lâche vint l’accueillir en souriant :
— Sois le bienvenu, Jonas. Ambroise nous a beaucoup parlé de toi. Veux-tu boire quelque chose de chaud ? Une tisane ? Un café ?
Ambroise répondit, avec un clin d’œil :
— Fais-nous ton chocolat chaud à la cannelle, s’il te plaît. Après ce long trajet, il n’y a rien de meilleur !
Une fois tout le monde installé, sirotant ce breuvage réconfortant, les parents d’Ambroise eurent l’occasion de satisfaire leur curiosité. La récente collaboration des deux hommes au sein de l’agence des duskhunters donna l’occasion de développer de nombreux récits teintés d’anecdotes et rebondissements variés.
Jonas, une fois diplômé, avait reçu son affectation auprès d’Ambroise pour former un binôme d’intervention sur le terrain. Il avait très vite apprécié cet homme droit, honnête et franc, qui ne vivait que pour son travail. Il avait d’ailleurs un peu de mal à comprendre un tel investissement, qu’il jugeait parfois excessif, même s’il savait que ce choix de vie résultait d’un drame personnel.
De son côté, il avait embrassé cette profession un peu comme il aurait choisi d’être policier ou gendarme : il voulait protéger les citoyens, garantir leur sécurité. Il se voyait parfaitement faire sa carrière au sein de l’agence.
La conversation dévia durant le repas sur les origines antillaises de Jonas, et celles, grecques, de la famille Théotokis. Bien qu’absente, Charlotte, la jeune sœur d’Ambroise, eut elle aussi son heure de gloire au sein des échanges. Ambroise commenta avec énergie sa carrière à l’étranger, disséquant la moindre information distillée par leur mère, qui restait la confidente de Charlotte malgré leur éloignement. Entre projets, critiques et espoirs, les convives réinventèrent à leur manière cette société moderne mais toujours enrubannée de magie et de mystères liés à l’énergie häx.
Ambroise posa enfin la question qui le minait depuis son arrivée dans la région :
— Au fait, qu’est-ce qui se passe cette année ? Je n’ai vu presque aucune décoration, nulle part sauf ici. On est pourtant à moins de deux semaines de Noël !
Magda apportait le café avec les bredele et répondit :
— C’est à cause de la fermeture des Ateliers du Grès. Tu sais, à côté de Gravenstein. Ils ont fermé il y a… peut-être un mois maintenant. Entre la carrière et la fabrique, plus de deux cents personnes se sont retrouvées au chômage du jour au lendemain.
— Comment ça, du jour au lendemain ? C’était une grosse entreprise, ça fait des générations que les Walder la font fonctionner.
Martin intervint :
— Je n’ai pas tout suivi, c’est Thomas Dorff qui m’a un peu expliqué. Tu te souviens de lui ? Il travaillait comme chef d’équipe à la carrière. Il semble que l’un des fils Walder ait voulu moderniser l’entreprise. Il a apparemment placé une grosse partie des fonds dans une start-up qui a fait faillite. Avec en plus un crédit toxique et le remboursement exigé par la banque non honoré, ça a tué les Ateliers.
Magda poursuivit d’un air triste :
— Ça a été très brutal pour les employés. Les dirigeants avaient caché leurs difficultés. Un beau matin, un communiqué annonçait la fermeture, avec des scellés sur les grilles.
— Tu comprends, le moral est dans les chaussettes dans la région, avec aussi de la colère, beaucoup de tristesse, de l’inquiétude… Malgré le plan de licenciement, quelques familles sont déjà parties.
Ambroise grimaça :
— Purée, oui, j’imagine le coup dur, c’était une entreprise importante ici. Pas étonnant que les gens n’aient pas l’esprit à la fête…
— Après, tu sais, les marchés de Noël sont installés, et les différentes fêtes sont maintenues par les associations.
Martin ajouta :
— Je sais que c’est pour les marchés que tu es venu, Jonas. Ambroise pourra te faire visiter celui de Lichtweiler. Il y a un peu moins de visiteurs que les autres années, mais les artisans sont bien là.
Le lendemain après-midi, Ambroise et Jonas reprirent la route pour se rendre au fameux marché de Noël.
La nuit avait été glaciale, les températures étaient descendues bien en dessous de zéro. Une fine pellicule de givre recouvrait chaque brin d’herbe, chaque brindille, chaque feuille d’arbre. Sous son voile ivoire, la campagne marquait un temps d’arrêt et restait endormie.
Emmitouflé dans son blouson épais, le bonnet vissé sur la tête, Jonas laissa entrer l’air frais dans la voiture.
Il se délectait de cette sensation de froid qu’il découvrait avec plaisir. Ce froid-là n’était pas comme celui de la capitale, où il avait grandi. Le picotement sur la peau, la buée à chaque expiration, la pureté de l’air. Son odeur était différente aussi. Elle portait en elle la mémoire des hivers passés. Il y avait quelque chose d’évident, de naturel, qui venait s’inscrire dans un cycle. Comme si chaque chose, dont lui, était à sa place dans cette ronde sans fin avec l’été, le printemps et l’automne. Il se dit qu’il pourrait vraiment aimer cela.
Ils longèrent un étang où quelques canards marchaient avec prudence sur la surface gelée. D’autres s’agglutinaient dans les trouées, à la recherche d’eau où nager. La sphère argentée dans le ciel bleu azur faisait briller les roseaux givrés et dessinait des ombres noires au sol, comme tracées par un calligraphe céleste.
Jonas était fasciné par ce paysage et en inscrivait chaque parcelle dans sa mémoire.
Ils laissèrent la voiture à l’entrée de la petite ville, et finirent le trajet à pied. Les boutiques, drapées de rouge, d’argent, de vert et d’or se disputaient l’attention des passants, pour les inciter à déterminer qui offrirait le plus beau cadeau pour les fêtes.
Le marché de Noël se tenait un peu plus loin, sur la place. Une vieille fontaine en grès dominait avec fierté les chalets en bois des artisans. Des haut-parleurs disséminés à différents coins du marché crachotaient des musiques et chants de Noël. Une odeur de café refroidi flottait dans l’air.
Les visiteurs flânaient, sans but, d’un stand à l’autre, ne s’intéressant que très peu aux objets et réalisations présentés.
Jonas avait espéré quelque chose de plus vivant. Les décorations, les bonbons, pain d’épices, boules de Noël et guirlandes étaient bien là, mais… Était-il possible d’avaler la joie ? D’engloutir la gaieté ? Eh bien c’était exactement le sentiment qu’il éprouvait en parcourant ces allées où les personnes, comme éteintes, déambulaient sans entrain. Il avait connu des cérémonies funèbres plus radieuses…
Il observa Ambroise. Celui-ci fronçait les sourcils et ne desserrait pas les lèvres.
— Ambroise, euh… je…
— Ce n’est pas normal. Il a dû lui arriver quelque chose.
— Hein ? À qui ?
— La nowelia. Ce n’est pas possible autrement. C’est la seule explication.
— De quoi tu parles ?
— Viens, on doit la trouver.
Jonas dut rattraper son collègue qui s’éloignait du marché à grandes enjambées :
— Mais qui, bon sang ?
— Il existe une entité, la nowelia, qui apparaît chaque année plus ou moins en novembre. L’encyclopédie indique qu’elle est liée à Noël et à la joie qu’on peut éprouver à cette période. En fait, j’ai déjà eu l’occasion de la voir. Tu ne peux pas imaginer comme c’est magique, c’est merveilleux.
— Ah bon ? Je ne me souviens pas de cette créature.
— Elle est répertoriée dans les fugueurs. C’est d’ailleurs pour ça que je pense qu’on a un souci. Allez, dépêche-toi.
— Mais attends-moi, flûte ! Elle fait quoi, cette entité ? C’est quoi le problème ?
Ambroise avait déjà rejoint la voiture, dont il ouvrit le coffre. Il sortit ses lensglers d’un sac de sport. Contrarié, Jonas soupira en se frottant la nuque :
— Évidemment. J’aurais dû m’en douter. Même en vacances, tu es toujours prêt, hein.
— Oui. Ça te pose un problème ?
— Un peu. Je précise quand même que je suis venu pour des vacances ! J’aurais préféré faire appel aux dusks de la région. Ta bestiole, là, elle se nourrit du bonheur des gens et elle a vu trop grand pour son festin de fin d’année ? Du coup, faut l’éliminer ?
Tout en réglant ses lunettes à lentilles multiples, Ambroise s’agaça :
— Arrête, tu veux ? Monsieur Finckler, notre vieil instituteur, disait toujours que c’était plus compliqué que ça. Il parlait du lien entre les esprits de la magie häx et nous. Enfin, c’était sa façon de voir les choses. N’empêche que je pense qu’il avait raison sur certains points. Si on suit sa logique, la nowelia ne fait pas que se nourrir. Je pense qu’elle pourrait être une incarnation de l’esprit de Noël et diffuser la joie en retour.
— Alors ça, ce n’est pas possible. Il n’y a aucun phénomène häx connu qui donne quoi que ce soit à qui que ce soit. À part des ennuis. Et toi, ce que tu dis, c’est que la nowelia serait réceptacle, catalyseur et pourvoyeur ?
— Tu as bien compris. Écoute, j’ai grandi ici, et je l’ai déjà vue, aussi. C’est… Elle est bienveillante, je t’assure. Tu sais bien, autrefois, quand on a découvert l’énergie häx, on s’est rendu compte que les contes et les légendes ne disaient pas que des conneries.
— Oui, c’était une lecture déformée de ces phénomènes, avec le poids de l’imaginaire ou des jeux de pouvoirs entre Église, souverains et tout ça. Aujourd’hui, on a évolué là-dessus, et tu le sais parfaitement !
— Pas déformée. Pas toujours en tout cas.
— Mais t’as quel âge, Ambroise ? Atterris ! Tu ne vas pas me dire qu’avec toutes les missions que t’as menées, tu crois encore aux contes de fées ? On est des duskhunters, on est là pour protéger. Et ce n’est pas pour rien, l’énergie häx est dangereuse pour nous.
Ambroise prit une lampe torche dans la boîte à gants, la tendit à Jonas qui la saisit bien malgré lui, et ferma la voiture.
— Fais comme tu veux, moi j’y vais. Je dois la trouver. Pas question que je laisse Noël dans cet état !
Les lensglers sur le nez, Ambroise lui tourna le dos et s’éloigna, laissant son collègue passablement surpris de la tournure des événements.
Jonas regardait ce grand gaillard quitter seul la ville d’un pas décidé. Décidément, ce voyage ne ressemblait pas du tout à ce qu’il avait espéré !
S’il avait eu le moindre doute auparavant, il ne le pouvait plus : être duskhunter était bien plus qu’un boulot pour Ambroise. Il prenait conscience de l’ampleur de son implication vis-à-vis des entités et créatures. S’il acceptait, ne serait-ce que pour un instant, l’hypothèse inédite d’Ambroise, alors il ne s’agissait pas seulement de combattre les ombres, mais aussi de sauver la lumière. Il comprenait que là, tout de suite, Ambroise avait vraiment à cœur de sauver jusqu’à l’essence même de cette période de l’année.
D’accord ou pas d’accord, il ne pouvait pas laisser son coéquipier se mettre en danger. Secouant vivement la tête dans un juron bien à lui, il courut pour rattraper Ambroise.
— J’imagine que tu as déjà réfléchi à comment la trouver, hein… Et ensuite ? Tu comptes faire quoi ? Je suis sûr qu’aucun manuel n’explique comment faire du bouche-à-bouche à la fée Clochette !
Ambroise ne ralentit pas son pas, au contraire :
— Très drôle. Je ne sais fichtrement pas ce que je ferais, mais j’ai quand même l’intention d’essayer ! Tu comptes m’aider à la trouver ou tu préfères avaler un autre clown ?
— C’est bon, c’est bon. Tu sais, je suis un peu perdu là… Je n’ai pas mon matos, ni ma tablette, je ne sais rien du coin et ton idée me paraît toujours farfelue. Mais…
— Pour l’instant, les lensglers et mes souvenirs devraient suffire.
— Au moins si tu as raison, ça ne risque pas d’être dangereux. À t’entendre, elle est plutôt sympa, ta nowelia. On commence par quoi ?
Ambroise expliqua avec une robuste détermination teintée d’un voile d’incertitude :
— J’ignore ce qu’elle fait le reste de l’année, si elle dort ou disparaît pour renaître. Cette année, avec la fermeture des Ateliers, elle n’a sans doute pas eu assez d’énergie et doit être planquée quelque part. Mais peut-être que je sais où la trouver. Je l’ai vue plusieurs fois, et presque toujours au même endroit. Ce n’est pas trop loin.
D’épais nuages gris masquèrent progressivement le soleil, accélérant la baisse du jour. Jonas redescendit son bonnet sur les oreilles avant de farfouiller dans ses poches pour trouver ses gants.
Depuis qu’ils avaient dépassé les dernières habitations, ils empruntaient un chemin de terre gelée séparant deux champs labourés.
Ambroise marchait devant, plus calme à présent. À pas mesurés, il penchait la tête de temps à autre ou s’attardait sur les arbres en bordure de chemin. Jonas ne comprenait pas ce qu’il cherchait. Il n’avait pas épluché la systémique des entités de long en large et cette nowelia ne lui disait vraiment rien.
Suivant son comparse, il maugréa tout bas. Ce qui l’agaçait le plus maintenant, c’était de se sentir inutile. Il se rendit compte qu’il était particulièrement dépendant de son matériel, alors qu’Ambroise semblait pouvoir s’en passer. Il n’avait pas remarqué que celui-ci fonctionnait autant à l’instinct habituellement, si ? C’était sans doute lié à son environnement : il était chez lui, ici, en terrain plus que connu.
— Là ! Je crois qu’on y est !
Ambroise désigna un arbre, au milieu d’une pâture dépouillée de ses ruminants abrités au chaud pour la saison.
Jonas ne vit qu’un arbre. Un tronc. Des branches tordues et dénudées, presque noires dans le jour qui déclinait. Il ne portait pas de lensglers et l’énergie häx était perceptible pour Ambroise, pas pour lui.
— Et tu vois quoi ?
— L’arbre scintille. Comme s’il était recouvert de paillettes argentées.
Jonas regretta amèrement de ne pas être équipé : un arbre qui brillait, ça ne courait pas les rues, et ça devait être joli à voir. Il faillit demander à son collègue mais se contenta de l’aider à baisser le fil de fer barbelé pour entrer dans le champ.
Une fois le fil enjambé, Ambroise retira ses lensglers et les lui tendit :
— Tiens, regarde. C’est magnifique.
Le jeune homme eut presque un mouvement de recul : comment avait-il su ? Il saisit pourtant l’appareillage, l’ajusta et eut le souffle coupé.
Féerique.
Nul autre mot n’aurait pu décrire cet arbre. Sur chaque brindille étincelaient des éclats d’étoiles enchanteurs. L’arbre semblait éveillé, respirant la lumière argentée comme lui-même respirait de l’air. La délicate lueur ondulait depuis les racines jusqu’à la cime, produisant un halo chaleureux autour de l’arbre. Et… Entendait-il un carillon ? Non, décidément, cet arbre n’était pas commun.
Ils s’en étaient tous les deux approchés. Jonas fit le geste de retirer les lensglers.
— Non, tu peux les garder, je n’en ai plus besoin.
Ah bon ? se dit Jonas. Il tenta de s’en passer également, mais l’arbre redevenait terne dès qu’il les relevait.
— On cherche quoi, maintenant ?
— La nowelia prend la forme d’une toute petite fée scintillante, on la voit à peine tellement elle est translucide. Elle porte un habit rouge aux fils d’or et des chaussons à grelots. Quand tu tends vraiment l’oreille, tu peux les entendre…
— Ah… Dommage que le Père Noël ne puisse pas nous aider, hein ?
Jonas ne récolta qu’une grimace de son collègue, qui fit le tour du tronc, puis s’agenouilla.
— Tiens, regarde. Il y a un trou ici.
Jonas s’installa également à genoux : entre deux racines, une longue estafilade remontait le long du tronc. Large à la base, elle se réduisait vers le haut, jusqu’à disparaître dans les reliefs de l’écorce du chêne. Là aussi, une lueur pulsait, mais sur un rythme désordonné et plus lent.
Il tendit la main et la retira aussi sec !
La crevasse venait de s’élargir sous ses yeux. Au cœur de l’anfractuosité se recroquevillait une silhouette pas plus grande qu’une musaraigne. Il plissa les yeux, mais il ne pouvait pas se tromper : la nowelia, à peine visible, semblait à bout de forces. Par moments, elle s’évanouissait complètement, pour réapparaître toujours aussi blafarde et frissonnante.
Jonas sentit son âme se serrer de tristesse devant cet être qui s’épuisait irrémédiablement mais persistait à vivre. Voilà bien quelque chose de nouveau pour lui, ressentir de la compassion pour une entité… Sa rationalité reprit rapidement le dessus :
— On l’a trouvée. Et maintenant ? Je n’ai pas trop d’idée pour t’aider… Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Ambroise n’en menait pas large non plus. Il frotta sa main sur les yeux, tête baissée. Jonas se demanda s’il pleurait…
Plusieurs minutes se consumèrent ainsi : deux bonshommes agenouillés devant cette toute petite chose fragile et agonisante…
Redressant à peine la tête, Ambroise se mit à fredonner. Une mélodie de Noël. Hésitante d’abord, puis avec plus de force et d’assurance, jusqu’à se muer en chant.
Jonas l’observait en silence. Qu’est-ce qu’il essayait de faire ? Voulait-il… quoi, lui donner des sentiments de joie ?
La nowelia était une entité fugueuse, liée aux émotions. Ambroise avait dit qu’elle se nourrissait de sentiments de partage, de joie. Les entités prennent, on ne leur donne pas. Hmm… ça pourrait quand même marcher, qui sait… Il trouvait ça tiré par les cheveux et devrait creuser ce concept plus tard, mais… pour l’instant, ils n’avaient pas grand-chose d’autre à essayer. Lui, surtout, n’avait pas le moindre petit bout de l’amorce d’un atome d’idée… Lamentable. Il se promit de réviser toute sa systématique dès qu’il serait rentré à Paris !
— Tu veux la réveiller avec les émotions positives que tu ressens en chantant ?
— Non, je veux plus. Je veux qu’elle se nourrisse de mes souvenirs. Je lui dois bien ça. J’ai passé de merveilleux Noëls ici. Grâce à elle et aux gens d’ici, il y a toujours eu ce quelque chose de bienveillant dans l’ambiance des fêtes de la région. Je n’ai jamais trouvé ça à Paris. Ici, sous la neige et le froid, ce sont des milliers de couleurs qui emplissent les cœurs. Ça se sent dans l’air, c’est comme une caresse… Ça vibre dans les maisons, sur les marchés, dans les rues, les cours d’école… Le poids des soucis s’envole et on respire un vrai bien-être.
Pas étonnant qu’il n’ait pas besoin de lensglers, se dit Jonas : son collègue était si profondément attaché à cet esprit de Noël qu’il y était presque connecté. Devait-il s’en inquiéter ? C’est sûr, tout cela était bien inhabituel…
La gorge serrée, Ambroise demanda :
— Jonas, aide-moi. Trouve quelque chose à lui offrir, il faut qu’elle arrive à se réveiller. Des souvenirs, des chants… On ne sera pas trop de deux…
— Tu m’en demandes trop, là. C’est trop bizarre. En plus, je n’ai jamais fait de Noël comme toi, mes parents ne…
— Ce n’est pas grave. Peu importe où et comment, le plus important, c’est ce qu’on ressent. Le partage, ce quelque chose de magique quand on se retrouve en famille, quand on rend visite à ses voisins… T’as juste besoin d’y penser, te souvenir…
Jonas observa encore son coéquipier quelques minutes. Et se décida.
Haussant les épaules, il poussa un profond soupir et fixa son regard sur la petite fée. Il s’évertua à puiser au fond de sa mémoire tous les moments chaleureux de cette période. Il se souvenait… Les vitrines des grands magasins avec leurs automates que son père ne manquait jamais de l’emmener voir, chaque année… L’étoile en carton qu’il avait eu tant de mal à faire et pour laquelle la table de la cuisine s’était trouvée recouverte de colle pailletée… Il l’avait encore, cette étoile…
Il ne sut pas combien de temps s’écoula ainsi… Il rouvrit les yeux, qu’il n’avait pas eu conscience d’avoir fermés. Ambroise fredonnait toujours. Lui aussi avait les yeux clos, une main posée sur le tronc.
La lueur dans la crevasse semblait plus vivace. Est-ce que ça fonctionnait ?
Un tintement de grelots le fit sursauter. L’air froid se chargeait d’une odeur très reconnaissable de marrons grillés et de chocolat chaud. Il avait oublié à quel point il adorait les marrons grillés ! Ils en prenaient souvent au parc, sur le retour de l’école avec sa mère.
Il fut ébloui par la lueur qui avait encore pris de la force. Ils baignaient maintenant tous les deux dans un éclat argenté battant au rythme d’un cœur joyeux.
Ambroise sourit, retira sa main du tronc et se releva.
Une étincelle rouge et or s’échappa du tronc, virevoltant gaiement avant de se perdre dans la nuit. Incroyable…
— On… On a réussi ?
— Peut-être. En tout cas, la nowelia s’est envolée : j’espère qu’elle arrivera à ranimer l’esprit de Noël chez tous ceux qui en ont besoin… Rentrons.
Jonas alluma la lampe torche et ils rejoignirent en silence leur voiture à la périphérie de Lichtweiler. Aucun d’eux ne parla, encore chamboulés par cette drôle d’expérience. Un don de souvenirs… Vraiment bizarre. Mais aussi une formidable et réconfortante sensation d’avoir fait quelque chose de bien.
De retour au domicile des Théotokis, Ambroise fit part de leur aventure à ses parents, qui restèrent dubitatifs. Ils ne purent admettre qu’une influence était possible vers la magie häx.
Jonas ne pouvait les contredire : après tout, s’il ne l’avait pas vu de ses propres yeux, il n’y aurait pas cru non plus. Ce genre de phénomène ne pouvait d’ailleurs être qu’extrêmement rare, preuve en était qu’aucun n’avait jamais été répertorié. Ambroise ne montra aucun ressentiment face à leur incrédulité et passa à un autre sujet.
Un repas succulent et un kirsch délicieux comblèrent de joie et de satisfaction les deux compères. Jonas avait ensuite eu confirmation de sa répugnance des jeux de chiffres, la partie de Triominos lui avait semblé interminable !
À l’issue de la soirée, Jonas sortit pour se rendre au studio où il logeait. Il aperçut les illuminations suspendues au toit de la maison d’en face. Une fenêtre laissait filtrer la douce lueur dorée d’un chandelier à sept branches. Il dut admettre que, la veille, cette demeure était bel et bien grise et amère, parfaitement engloutie par les ombres…
Deux jours plus tard, Dorseling était transformé : petit à petit, guirlandes, sapins, étoiles et autres décorations avaient retrouvé leur place. De nombreuses maisons apportaient joie et gaieté aux promeneurs, même si quelques habitants demeurèrent hermétiques à cette nouvelle ambiance, trop préoccupés par leurs difficultés.
Thomas Dorff passa voir Martin, et leur fit part de la bonne nouvelle. Une partie des employés, soutenus par plusieurs communes et associations, allaient monter une SCOP et racheter les Ateliers. Ils allaient réduire la voilure, se concentrer sur de petits objets. Parmi toutes les idées, la première réalisation serait un coffret. Vendu pour financer la reprise, il contiendrait l’histoire de la fabrique et une étoile stylisée en grès. Chaque étoile porterait le nom d’un employé gravé au dos.
Quand Jonas questionna son collègue sur cet étonnant rebondissement concernant les Ateliers, celui-ci haussa les épaules en souriant. Il attrapa ses clefs et l’invita à le suivre.
Ensemble, ils retournèrent à Lichtweiler.
La vieille fontaine avait été recouverte de guirlandes électriques et de centaines de filaments or et argent, reproduisant les jets d’eau qu’elle projetait en été. Dans les souffles intermittents du vent du nord, elle illuminait ainsi l’ensemble de la place.
Jonas fut d’abord frappé par les rires des enfants devant l’échoppe de sucreries. Les yeux pétillants, ils se demandaient en riant quelle gourmandise serait glissée dans leur sac et rapportée à la maison.
Les visiteurs se bousculaient d’un chalet à l’autre, au rythme des notes claires et réconfortantes des mélodies de Noël. L’air était saturé de parfums : chocolat, vin chaud, miel, cannelle, pomme caramélisée…
Les heureux flâneurs s’émerveillaient devant les pains d’épices, bougies, bijoux, santons, coffrets de bois et autres potentiels cadeaux qui se présentaient devant eux. Un artisan gravait sacs, besaces et portefeuilles à la demande. Un autre confectionnait des colliers de perles artisanales au bon vouloir des clients. Un couple hésitait sur les décorations à choisir pour leur sapin : boules en verre transparentes ou pleines et en tissu ? Pommes de pin ? Flocons d’argent ?
Ambroise voguait nonchalamment entre les cabanons, slalomant entre les promeneurs. Il déambulait avec un sourire rayonnant sur son visage, diffusant une satisfaction évidente.
Jonas commanda deux glühwein - depuis le temps qu’il voulait y goûter ! - et s’adressa à son partenaire :
— Tu avais raison. Regarde-moi tous ces gens ! Je ne comprends pas encore tout, et il y a sûrement d’autres choses à mettre dans l’équation, mais je dois admettre que tu as réussi, avec ta nowelia.
— Je suis surtout content que toutes ces personnes aient retrouvé un peu d’espoir et puissent fêter Noël. Vraiment le fêter, pas juste le vivre machinalement.
Dans tout le marché, certains promeneurs disparaissaient sous leurs épais manteaux et confortables écharpes, leur souffle créant un nuage de buée à chaque expiration. Il gelait, en cette fin d’après-midi, et pourtant jamais Jonas n’avait ressenti une telle chaleur : ces gens étaient heureux.
Peut-être comprit-il aussi que Noël, c’était bien plus que des cadeaux à offrir. C’était une source d’espoir pour toute l’année, et la magie häx, bien malgré lui, y jouait peut-être un rôle.
Quelques emplettes plus tard, Ambroise et Jonas quittèrent le marché. Satisfaits du devoir accompli, mais également emplis de joie et prêts à passer des fêtes mémorables : la neige avait commencé à tomber et s’accrochait au sol gelé, promettant un Noël blanc.
Parmi les tourbillons de flocons au-dessus d’eux, ils n’aperçurent pas l’étincelle rouge et or qui filait en tintinnabulant et laissait un voile scintillant dans son sillage…

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