La soirée avait déjà commencé depuis deux bonnes heures au moins et il n’était toujours pas venu lui proposer une danse. Pourtant, leurs regards ne cessaient de s’accrocher. Aussitôt détachés qu’ils revenaient se fixer aux iris de l’un et de l’autre. Il s’agissait de son premier bal, celui où elle entrait dans la Cour, elle n’avait que 14 ans et déjà un garçon l’intriguait. Elle secoua la tête, comme pour chasser les pensées qui l’envahissaient. Elle s’était toujours refusée à se laisser aller dans les bras du premier venu, s’attachant à ses principes comme une chaussure à sa semelle.
Viens.
Ne viens pas.
Viens. Ne viens pas. Viens. Ne viens pas. Viens. Ne viens pas.
Elle ne savait quels mots mettre sur les sentiments contradictoires qui faisaient rage au dedans d’elle. C’était bien la première fois qu’elle ressentait comme une connexion qui la liait irrationnellement à cet autre qu’elle rencontrait pour la première fois, et à qui elle n’avait encore jamais adressé la parole. Était-ce possible de s’attacher à quelqu’un par un simple regard ?
La jeune fille ne pouvait se permettre de laisser ses pensées vagabonder au gré de leurs envies. Alors qu’elle avait le don pour éviter les situations rocambolesques, elle ne parvenait à prédire ce qui se passerait si le jeune homme venait lui tendre sa main. A quoi bon se languir, arrêtons cette désillusion et profitons de cette charmante soirée.
— M’accorderez-vous cette danse ?
Des sueurs froides coulèrent le long de son cou alors qu’elle se retournait pour faire face à l’homme qui venait de lui proposer cette invitation. Celui-là même qu’elle avait intimement interpellé dans son cœur. Elle pensa un instant à refuser la proposition, et ainsi à rester dans son confort habituel où elle n’aurait qu’à se préoccuper d’elle-même, de ses propres désirs et occupations. Accepter cette main tendue, c’était se risquer à vivre des moments incertains, à déployer des émotions qui pourraient être épargnées, à se questionner et se remettre en question. Mais à cet instant, la profondeur de ces yeux vert d’eau balaya les quelques pensées rationnelles imposées par son esprit si pragmatique pour ne laisser que cette douce voix susurrer :
Ce n’est qu’une danse. Que pourrait-il bien arriver ?
Elle glissa sa main gantée dans celle qu’il lui réservait et se laissa traîner sur la piste de danse. La mélodie qui se jouait, elle la connaissait par cœur si bien qu’elle ne pouvait que se concentrer sur la posture de son partenaire, sur ses cheveux blonds dont quelques mèches lui tombaient dans les yeux, sur sa respiration régulière qui ne trahissait aucunement le battement effréné de son cœur.
— Vous êtes ravissante, lui souffla-t-il entre deux chassés croisés.
— Est-ce la raison qui vous a poussé vers moi ce soir ? questionna-t-elle, en esquissant un pas en avant puis un pas en arrière.
— Et l’espoir d’apprendre à mieux vous connaître, ajouta-t-il, ne la tenant plus qu’à une main pendant qu’elle tournoyait sur elle-même.
— Et que désirez-vous savoir en particulier ? lui souffla-t-elle, brusquement ramenée à leur position originale.
— Pour commencer… votre nom ? lui dit-il en lui baisant la main alors que la musique s’achevait.
— Eléonore.
— Andreas.
Cette première main tendue ne fut pas la dernière, loin de là. A la réception qui suivit, elle guettait son arrivée du regard et il en fit de même à la suivante. Ils parvenaient toujours à se retrouver lors de cette même valse, tournoyant au gré de la douce mélodie des instruments. Une danse en entraîna une autre, puis une autre, si bien qu’épuisés d’avoir tant dansé, ils n’avaient d’autre choix que de se retirer sur un banc du balcon, à regarder les étoiles et à discuter de leurs passions, de leurs rêves, de ce qui faisaient battre leur cœur et qui les motivaient à se lever le matin.
Une nouvelle raison me fait me lever le matin.
Mais elle n’osa pas le lui dire à voix haute, pas encore. C’est ainsi que des mois passèrent, puis des années. Des années à valser et à tournoyer en se donnant un peu plus à l’autre à chaque discussion.
— Je suis amoureux de toi.
Ils exécutaient le troisième temps de la valse quand cette déclaration prit vie dans un souffle, comme s’il craignait qu’on ne l’entende. Mais elle l’avait bien entendu, elle sentit sa peau frémir et sa température chuter. C’était comme si son cerveau cessait de fonctionner et avait commandité à tous ses organes de se mettre en pause. Heureusement, il ne la laissa pas répondre.
— J’ai beau y réfléchir, je t’ai aimé depuis le premier jour, dès l’instant où j’ai posé mon regard sur toi. Mais ce sentiment n’était que le premier flocon de l’avalanche qui suivit après cela, lorsque je n’ai cessé de te découvrir, couche après couche. Ce sentiment me collait tant à la peau qu’au bout d’un moment je me suis résigné, je n’arrive pas à m’en défaire. C’est toi, et seulement toi.
Il lui dit tout cela en soutenant son regard. D’où lui venait un tel aplomb ? Elle-même ne comprit pas sur le moment l’effroyable sensation qui parcourait tout son corps. Elle n’avait qu’une envie : de se ratatiner sur elle-même et de s’enfuir.
C’est ce qu’elle fit. Elle bafouilla des mots dont elle ne se rappela plus et s’enfuit en courant sans laisser de trace.
Il lui fallut des années avant d’assister à une nouvelle réception. Comme elle s’y attendait, il était là. Changé, vieilli, mais toujours aussi beau. Il savait qu’elle était là, elle en était certaine, mais encore une fois, come à ce premier bal, elle attendit. Elle attendit qu’il fasse le premier pas.
Invite-moi. Ne m’invite pas.
— Souhaites-tu… danser ?
Elle prit sa main, avec complaisance. Ils tournoyèrent, ils parlèrent, prirent des nouvelles. Dans les bras l’un de l’autre, ils se sentaient plus que jamais vivants à nouveau. Lorsqu’arriva la fin de la valse, il lui baisa la main.
— J’étais content de te revoir, lui dit-il en guise d’adieu.
Elle avala difficilement sa salive, son cœur battait à tout rompre et ses mains, maintenant libérées, se crispèrent sur sa robe pourpre. Elle sentit que si elle ne disait rien, elle ne le reverrait plus.
— Attends, lâcha-t-elle dans un souffle. Attends… Toutes ces années, j’ai été aveugle. Je me voilais la face. J’ai brandi mes principes comme un bouclier pour ne pas éveiller les sentiments qui bouillaient à l’intérieur de moi. A cette époque, je ne le savais pas encore. J’étais immature, j’avais peur, je niais totalement l’existence de ce sentiment. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris. Ça ne ressemblait pas à ce que j’imaginais… mais oui, je t’ai aimé. Il n’y a jamais eu personne avec qui j’ai le plus résonné qu’avec toi.
Voilà ce que j’aurais aimé te dire.
Voilà ce qu’elle aurait aimé lui dire. Mais à présent, elle ne dansait plus qu’avec le fantôme de ses souvenirs.

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