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Aldric avançait du mieux qu’il pouvait, tiré par la créature à la poigne puissante, dans un décor confus et brouillé. Ses projecteurs effleuraient les contours de crêtes rocheuses, de fumeurs et d’autres concrétions dans un brouillard tourbillonnant. Il n’arrivait pas à faire le point sur quoi que ce soit et cela lui donnait le tournis.

Son guide finit par s’arrêter. Aldric en profita pour reprendre son souffle. Il sentait son cœur bondir dans sa poitrine, beaucoup trop fort, beaucoup trop vite. Une brume troublait sa vision. Lorsqu’il leva les yeux, il découvrit l’être juste à côté de lui.

Son regard était fixé sur la main qu’elle tenait. Elle la retourna et effleura la membrane translucide qui reliait chacun des doigts d’Aldric. Cette peau qu’il cachait en portant des gants dès qu’il était en présence des autres humains. Aldric se laissa faire. Elle posa sa paume sur la sienne, écartant les doigts comme lui, et contempla leurs palmes. L’instant dura quelques secondes ; puis, un élancement douloureux dans son crâne fit grimacer le commandant.

D’un geste doux, elle plaça son bras par-dessus ses épaules et glissa l’autre dans son dos pour le soutenir.

— Merci, souffla-t-il.

Elle lâcha un trille presque inaudible. Ils repartirent. Quelques minutes plus tard, ils débouchèrent sur une zone plane. Une luminescence bleutée émanait de touffes d’algues réparties un peu partout, ainsi que du gouffre lui-même, repoussant les ténèbres et élargissant son champ de vision. Il crut apercevoir des formes bombées transparentes et éclairées disséminées dans l’abime. Contenait-il une ville ?

À quelques mètres, sur la plaine ou entre les fumeurs les plus proches, Aldric repéra de nombreuses silhouettes pâles, immobiles, flottant entre deux eaux. Mais elles ne s’intéressaient pas à eux. Leur attention était tournée vers le haut. Aldric suivit leur regard et son cœur fit un bond.

À vingt mètres au-dessus de leurs têtes, deux léviathans se faisaient face : l’Odysseus, imposant et effilé, et un autre submersible massif dont la surface métallique iridescente était bardée de tentacules souples.

L’esprit embrumé du commandant ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans ses pensées et à donner du sens à ce qu’il voyait. Son navire était à portée, mais il était incapable de nager jusqu’à lui.

La lumière qui émanait de l’autre engin s’intensifia et les appendices s’agitèrent. Un bourdonnement désagréable se répandait autour de lui. Son submersible, quant à lui, ne manifestait aucune réaction. Aldric aurait dû s’en inquiéter, mais il avait du mal à garder les paupières ouvertes. Il se laissa aller davantage contre la créature qui le soutenait toujours. Son corps lâchait prise. Ou bien son esprit.

Elle le scruta. De l’une de ses pinces, elle souleva délicatement son poignet pour observer l’écran et écarquilla les yeux.

Tout à coup, deux drones surgirent du dédale et s’immobilisèrent à l’ombre des fumeurs, attirant l’attention du commandant.

— Ava, murmura-t-il.

— Je suis là, répondit-elle, à son grand soulagement. Je vais retenir l’autre submersible, mais dépêche-toi.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Plus tard, lâcha Ava. Sache juste que celle qui t’accompagne se nomme Yfris. C’est une myratienne.

Ébahi, Aldric contempla sa compagne.

— Yfris…, répéta-t-il.

Elle le surveillait attentivement. Était-ce de l’inquiétude sur ses traits ? Il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à cette question. Sans attendre, elle assura sa prise sur lui, puis ils s’élevèrent. Les deux drones les guidaient. Aldric ignora du mieux qu’il pouvait le vaisseau menaçant. Lorsqu’ils atteignirent le flanc du submersible, un sas s’ouvrit ; Yfris le fit entrer et s’éloigna immédiatement. Aldric la remercia une nouvelle fois. La myratienne sourit et flotta face à lui jusqu’à la fermeture du sas.

Aldric s’affala contre la cloison, laissant Ava s’occuper de la vidange. Que se passait-il à l’extérieur ? Il s’attendait à tout moment à ce que l’Odysseus tremble sous l’assaut de torpilles ou que les tentacules effrayants l’éventrent.

Il lui sembla que cela prenait une éternité. Son système nerveux réajusta son corps à l’atmosphère, le forçant à vider ses poumons de l’eau qu’ils contenaient toujours. Dès qu’il prit sa première bouffée d’air, il toussa et serra sa poitrine de son bras valide. Un élancement douloureux traversa son thorax ; il respira profondément, le temps que la souffrance s’efface.

— Aldric ? Tu vas bien ? demanda Ava.

— On va dire que oui, fit-il entre ses dents serrées, en quittant le sas d’un pas vacillant.

— L’infirmerie est prête.

Aldric grogna. Sa vision s’assombrissait et chaque inspiration lui paraissait de plus en plus difficile. Il avança du mieux qu’il put jusqu’à l’échelle et s’y agrippa, en crispant les paupières, pour laisser passer une vague de vertige.

— Si tu t’effondres et perds connaissance, je ne pourrais pas t’aider, commenta Ava.

Sa voix ne manifestait aucune émotion, mais il savait lire derrière les mots. Elle s’inquiétait pour lui.

— Aldric ?

— J’arrive. Je te rejoins sur la passerelle.

— Certainement pas.

— Je veux voir ce qui se passe dehors…

— Tu le verras à l’infirmerie, rétorqua Ava. Je ne te laisserai pas mettre un pied là-haut. Si tu t’évanouis loin des équipements médicaux, je ne pourrai rien pour toi.

— Tu l’as déjà dit, grogna-t-il, en prenant la direction de l’échelle.

Malgré son intense désir d’être au centre de l’action, Aldric devait se rendre à l’évidence : Ava avait raison. Jamais encore l’absence d’équipage n’avait été un problème pour lui. Pourtant, ce jour-là, il aurait apprécié la présence charitable de quelqu’un pour l’aider à atteindre l’infirmerie.