« La douleur. La peur. La mort. On se prépare à tout cela quand on part à la guerre. Enfin, c’est ce qu’on croit. Et puis quand on est sur le front, on se rend compte que rien, vraiment rien, n’aurait pu nous préparer à ça. Certains disent que c’est l’enfer. J’ai du mal à y croire. Comment l’enfer pourra-t-il jamais être aussi terrifiant, cruel et malheureux ?
Alors on nous pousse à la mort. Avec des mots grandioses. Des odes au sacrifice. Des promesses de gloire. Et l’on souffre et l’on meurt remplit de ses paroles aussi vaines qu’illusoires. Mais il faut y aller. Car en face ce sont des monstres. Des créatures assoiffées de sang. Des êtres si vils et vicieux que les démons les regardent avec épouvante.
C’est aussi ce qu’on nous dit.
On ne tuait pas de pauvres bougres comme nous, les pieds profondément enfoncés dans la boue, le sang et la merde comme les nôtres. On tuait des êtres qui n’avaient plus rien d’humains. On ne tuait pas des types qui tremblaient de la même peur que la nôtre. On tuait des goules qui boiraient le sang de nos êtres chers après nous avoir tout pris, à commencer par notre propre vie.
Il faut peu de temps pour se rendre compte de la connerie dont on nous abreuve pour aller nous faire trouer la peau. Mais on y allait quand même parce que sinon … sinon rien n’avait de sens. On s’accrochait à des mensonges. On respectait les chimères qui nous gardaient là, à voir nos amis mourir, à voir nos ennemis tomber tout autant.
Et un jour tout ça vole en éclat quand même. Moi ce fut d’une balle dans le ventre. Un petit bout de métal qui me brûlait les entrailles. Et quand j’étais allongé dans la boue à me tordre sous la souffrance la plus intense que j’ai jamais endurée, je n’en avais plus rien à faire de la gloire ou des monstres. Je ne voulais pas mourir mais j’allais mourir quand même. Et j’ai commencé à ramper, à m’extirper du champ de bataille. Je ne voulais pas crever là.
On avait lancé l’attaque, juste à côté d’un grand bois. Je rampais vers ce qui restait de verdure et de paix dans ce monde de cauchemar. J’ai tenu bon. Malgré la douleur, malgré la faiblesse. J’ai fini par m’écrouler sur un carré d’herbes fraiches. J’ai fermé les yeux d’épuisement, convaincu que je ne les rouvrirais plus.
Mais je me suis réveillé. Je n’étais plus sur l’herbe mais dans un lit. Le plafond était de bois. Je ne voyais pas grand-chose d’autre car, lorsque j’essayais de bouger, tout mon corps tremblait de douleur. Le visage dur d’une femme apparut devant moi. Elle n’était pas vieille. Pas jeune non plus. Elle avait quelques rides au coin des yeux et des cheveux qui commençaient à grisonner.
« Ne bougez pas » me dit-elle. J’obéis, ne pouvant pas faire autrement. Elle m’a soulevé la tête pour mettre un autre coussin derrière. Elle me fit boire un verre d’eau fraiche, très doucement pour ne pas m’étouffer. Sa main maintenait ma tête pour la garder relevée. On aurait dit qu’elle me donnait le biberon.
Une fois le verre terminé, elle posa doucement ma tête sur les oreillers. Je lui demandais ce qu’il s’était passé. Ma voix était faible et rauque. Je me demandais combien de temps j’avais passé dans le cirage. « Je vous ai ramassé de l’autre côté du bois » me fit-elle, puis elle ajouta : « Un peu plus et je ne pouvais rien faire pour vous ».
Alors que je commençais à y voir plus clair, je pus détailler les environs. C’était une toute petite chambre. Un lit, une table de nuit et une armoire, rien de plus. Un livre sur la table de chevet m’apprit que j’étais toujours en territoire ennemi : Il était écrit dans une langue que je ne comprenais pas. D’ailleurs je remarquais que l’hôtesse qui m’avait recueilli parlait avec un accent prononcé. « Vous devez manger » fit-elle avant de disparaître de la chambre. Elle y revint avec un bol de soupe, un peu de pain et un petit morceau de fromage. J’ai craint un moment qu’elle ne tente de m’empoisonner. Je n’avais pas les idées claires car, évidemment, elle ne m’aurait pas soigné si son but était de me tuer. Mais j’avais peur et pourtant, affamé, j’ai mangé comme un ogre. Ce n’était rien, probablement une partie de ces rations qu’elle devait avoir du mal à se procurer, si près du front. Pour moi c’était un festin.
Rien n’avait été empoisonné donc. Toujours faible, je me rendormis vite.
Elle prit soin de moi pendant plusieurs jours. Nous ne parlions pas. A peine quelques politesses incongrues. A quelques centaines de mètres de là, nos deux pays se battaient toujours. J’ai repris des forces, j’allais de mieux en mieux. Et puis un jour j’ai eu le courage de lui demander pourquoi elle m’avait sauvé. Pourquoi elle ne m’avait pas achevé ou simplement laissé crever comme un chien galeux ? Je m’attendais à ce qu’elle me parle de charité chrétienne, de compassion, de l’absurdité de la guerre. « Parce que j’ai une proposition à vous faire » qu’elle me dit.
Je fus étonné. Elle continua. « J’ai deux choix maintenant. Ou je vais chercher les soldats et vous finissez prisonnier de guerre. Ou je vous laisse partir quand vous serez sur pieds et vous pouvez rejoindre votre pays. Mais dans ce cas-là, j’ai une condition ». Je me dis qu’évidemment, elle se devait de demander quelque chose en échange, à celui qui restait un ennemi. Je ne savais pas ce que c’était mais j’étais prêt à tout lui donner. Je le lui dis.
« La condition, c’est que vous ne remettiez plus jamais les pieds sur un champ de bataille. Jamais. Cette guerre … la prochaine … ou celle d’après … plus jamais. Même si l‘on veut vous y forcer. »
J’acceptais bien sûr, et j’étais sincère. Mais je lui demandais quand même comment elle pourrait savoir que je tiendrais parole une fois que je serais parti. « Je ne saurais pas » qu’elle me répondit. « C’est à vous d’être honnête avec vous-mêmes ».
Au moment où elle quittait la chambre je lui demandais quand même pourquoi cette condition particulière. Elle aurait pu demander tant de choses. Tant d’autres choses plus utiles en ces temps de misère. Elle revint vers le lit. Plus précisément vers la table de chevet dont elle ouvrit le petit tiroir. Elle en sortit un collier de métal gris que je n’eus aucun mal à reconnaître. Il s’agissait d’une plaque d’identification de l’ennemi.
« Mon fils est parti à la guerre. Et lui, il n’en reviendra plus. J’ai pleuré des jours durant. J’ai maudit votre armée, votre pays, le mien. Tout ce qui respirait encore. Et puis je vous ai trouvé un jour, de l’autre côté du bois. Je vous ai vu presque mort et j’ai faillit m’en aller. Alors j’ai pensé que de l’autre côté du charnier qu’est devenu la frontière, une mère n’avait pas encore pleuré son enfant. Qu’elle devait attendre avec une angoisse qui lui ronge le ventre la nouvelle de la mort de son fils, ou celle pas tellement plus rassurante qu’il était encore en sursis. »
Elle a rangé le collier dans le tiroir.
« J’ai été cette mère et si mon fils se retrouvait blessé loin des siens, j’aurais voulu que quelqu’un prenne soin de lui. Même s’il était un ennemi. Comme j’ai été cette mère, je ne pouvais plus laisser mourir un autre fils. Alors je vous ai ramené et soigné. Et je vous ai laissé le choix pour que vous décidiez ce qui compte pour vous. Parce qu’il n’y a que comme ça que vous respecterez votre parole. »
Et puis elle est partie. Quelques jours de soins et de repos furent encore nécessaires pour me rétablir suffisamment. Et je la quittais en lui assurant que je tiendrais ma promesse. J’ai traversé la frontière sans rencontrer de problèmes. Le front était plus loin désormais. Je ne rencontrais aucune difficulté jusqu’à la première ville où les autorités m’arrêtèrent. Heureusement, que toutes mes affaires avaient été récupérées aussi. J’ai pu rapidement établir mon identité. Et on m’a reconduit près de ma famille.
C’est lorsque ma mère m’a enlacée en pleurant que j’ai réellement compris pourquoi cette étrangère m’avait sauvé. Et je lui en fus à jamais reconnaissant.
J’ai tenu ma parole. Ce n’était pas compliqué. Bien que je fusse désormais en bonne santé et qu’on eût pu me demander de retourner sur le front, personne n’osa le faire en sachant que j’avais été blessé. Par la suite, lorsque la guerre fut terminée et que la frontière n’eut pas bougé d’un pouce, je refusais médailles et honneur. Je ne pouvais pas accepter des récompenses pour avoir eu de la chance.
Et depuis que les relations entre nos pays se sont à nouveau normalisées, je reviens tous les ans là où j’ai rencontré ma sauveuse. Voilà, c’est pour ça que nous sommes ici aujourd’hui. »
Le vieil homme baissa les yeux sur la petite fille qu’il tenait par la main.
- C’est vrai tout ça, papy ? fit la gamine qui avait bu toutes ses paroles.
- Oui mon ange, c’est tout ce qu’il y a de plus vrai.
- Mais alors, la maison de la dame, elle est où ?
- Juste là, viens.
Le grand père prit sa petite fille dans les bras et avança à travers les hautes herbes. Par ici, le sol était accidenté depuis les derniers bombardements de la guerre. Le vieil homme faisait attention en progressant et contourna un petit bosquet d’arbres. Le grand père et sa petite fille arrivèrent en vu des dernières fondations de la petite maison qui présentait encore les traces de l’incendie qui l’avait détruite avant la fin de la guerre. L’herbe, les fleurs et même quelques arbrisseaux avaient repris possession des lieux.
Ils restèrent quelques minutes à observer les ruines en silence avant que d’autres personnes n’arrivent dans leur direction. Il y avait plus d’une dizaine d’hommes presque aussi vieux que le grand père. Ils étaient seuls ou, eux aussi, accompagnés d’enfants ou de proches.
- C’est qui eux ? Demanda la fillette en les voyant tous approcher.
- Eux, ce sont des chanceux comme moi. Elle les a aussi ramenés chez elle. Elle les a aussi soignés. Ils ont tous promis de ne jamais retourner se battre. Et ils ont tous tenu paroles.
- Pourquoi vous venez tous là ?
- Parce qu’on ne dresse pas de monuments et l’on ne donne pas de récompenses à celles et ceux qui font la paix quand ils ne gagnent pas d’abord des guerres. Alors pour nous souvenir d’elle, comme tous les ans, nous venons lui rendre hommage.
Les vieux hommes se serrèrent la main. Ils présentèrent leurs familles ou leurs amis. Puis il se recueillirent près de la maison. Leur bienfaitrice s’était enfuit avant les bombardements, ils le savaient car on n’avait pas retrouvé son corps dans les décombres. Pour autant, ils ne surent jamais ce qu’elle était devenue. Ils ne pouvaient que se souvenir.
Après cela, ils discutèrent longuement, en parlant indifféremment une langue ou une autre. Ils ne parlèrent pas de la guerre. Juste de la paix. Ils regardaient les enfants qui jouaient en courant dans les hautes herbes.

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