Blanchehaie
Adossé au mur, Aeneas, les bras croisés, observait le fils de la baronne, penché au-dessus de son plan de travail. Des mèches brunes tombaient sur ses yeux ; il pinçait les lèvres et lisait un parchemin. Le sénéchal se surprit à l’admirer un peu trop longtemps. Se forçant à s’arracher à sa contemplation, il donna deux coups sur la porte en bois qui avait été laissée ouverte.
Uwen mit quelques secondes pour tourner la tête vers Aeneas.
— Votre grâce, le salua celui-ci.
Le jeune homme fronça les sourcils et fit une moue.
— Ne m’appelez pas ainsi.
— C’est pourtant votre titre.
Aeneas ne bougea pas de sa place, attendant d’être invité à entrer. Cependant, Uwen reporta son attention sur son travail.
— Puis-je entrer ?
— Bien sûr, fit Uwen avec un geste de la main. Vous n’avez pas besoin de me demander l’autorisation à chaque fois.
Aeneas s’autorisa un sourire en rejoignant l’inventeur. Il en profita pour observer l’objet qui le fascinait autant. C’était une sorte de statue en métal, représentant un chien. Un entrelacs de tiges et de fils épais formait son corps, ses pattes ainsi que sa tête. Ses yeux étaient deux opales ternes. Il était figé dans une position de sommeil, comme un chien normal. On s’attendrait presque à ce qu’il bondisse et réclame une friandise à son maitre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Un cadeau de mon grand-père. Il avait cet objet dans sa cave depuis une expédition qu’il avait menée dans les Terres Désolées. Je pense que c’est un automate, mais je ne sais pas comment l’activer. J’ai demandé à Thafu s’il pouvait passer pour l’examiner et me donner ses conseils de spécialiste. Il ne devrait pas tarder.
— Pourquoi pourrait-il vous aider ?
Uwen leva un regard surpris sur le sénéchal, comme si c’était l’évidence même.
— C’est un excellent forgeron et un ingénieur de talent. Vous avez vu comme moi le cercueil de verre qui a préservé Blanche.
— Comme si je pouvais l’oublier, murmura Aeneas.
Heureusement pour lui, Uwen ne perçut pas cette remarque déplacée. Le sénéchal se tança mentalement. Il devait contrôler ses réactions. Uwen et Blanche étaient fiancés ; sa jalousie n’avait aucune place dans cette histoire. L’inventeur continua à examiner le parchemin comme s’il avait oublié sa présence. Aeneas ne s’en formalisa pas : il connaissait Uwen depuis un an et s’était habitué à sa facilité à occulter tout ce qui pouvait le détourner de sa tâche. Cependant, il n’était pas là pour une visite de courtoisie.
— Votre mère m’a demandé de vous informer du résultat de sa réunion avec Enguerrant.
Uwen leva les yeux au ciel.
— Pourquoi persiste-t-elle à vouloir que je m’investisse dans le gouvernement ?
— Sans doute parce que vous êtes son héritier…
Le jeune homme se tourna vers lui et croisa les bras, prenant un air défiant. Aeneas soutint fermement son regard. Il avait beau respecter et apprécier le jeune homme, il le trouvait parfois immature.
— Très bien, lâcha-t-il. Qu’a donc dit cet idiot ?
Aeneas rit de bon cœur. Uwen ne faisait qu’exprimer ce qu’il avait violemment pensé pendant toute la réunion.
— Il n’a fait qu’insister sur l’intérêt des jeux et leur importance pour les caisses du royaume.
— Pour les siennes, vous voulez dire.
Aeneas haussa un sourcil impressionné.
— Ce n’est pas parce que cela ne m’intéresse pas que je ne comprends rien à la politique, sénéchal, rétorqua-t-il avec mauvaise humeur.
— Je vois ça. Votre mère lui a demandé un rapport complet sur l’organisation des festivités, ainsi que sur les gladiateurs. Elle a interdit les combats à mort.
— Cela n’a pas dû lui plaire.
— Non. Mais il s’est bien gardé de le lui dire.
— Blanche se rend tous les jours dans les dortoirs des garulfs, avec Dame Hermeline, fit-il, d’un ton pensif.
— Je sais. La baronne tient à ce qu’ils soient bien traités. Sous le règne du baron Amphéus, c’était loin d’être le cas. Je crois que votre mère essaie de racheter les erreurs de son époux.
— J’aurais dû être là, quand…, murmura Uwen. Heureusement que vous l’avez aidée. Je ne saurais vous exprimer toute ma gratitude.
À la mention des évènements tragiques qui avaient ensanglanté le palais, le cœur d’Aeneas se serra. Les hurlements, les supplications, le visage sanglant et blafard de la baronne et l’image d’Amphéus se vidant de son sang sur le sol resteraient à jamais gravés dans sa mémoire. Aeneas les avait découverts dans les appartements du souverain : le baron Amphéus, dit Barbe Bleue, sur le sol, une dague plantée dans la poitrine ; la baronne, sanglotant à genoux sur le sol.
— Je n’ai fait que mon devoir, souffla-t-il.
Il n’avait pas été assez vigilant ; il aurait dû voir, comprendre ce qui se passait. Depuis un an qu’il était au service du baron de Blanchehaie, il s’était attaché à la baronne et avait été témoin des malveillances de son époux envers elle. Le baron était non seulement manipulateur et jaloux, mais c’était un souverain injuste et autoritaire. Pourtant, jamais il n’aurait imaginé sa violence. L’horreur gisait sous leurs pieds à tous et nul ne s’en était aperçu. La voix d’Uwen l’arracha à ses pensées.
— J’aimerais pouvoir l’aider davantage. Je sens qu’elle souffre. Cette maudite cicatrice…
— Ce qu’elle a vécu… Je ne saurais vraiment dire la profondeur de son traumatisme.
Le jeune homme soupira.
— Cela fait des mois que cela dure, sans aucun progrès.
— Elle a vécu l’enfer.
— Je sais bien. Pourtant, ne devrait-elle pas aller mieux, avec tous les soins de Dame Hermeline… ?
Le jeune homme rivait un regard triste par delà la fenêtre de son laboratoire ; Aeneas sentait sa frustration et sa crainte dans sa posture. Il devait se sentir aussi impuissant que lui. Regarder sa mère souffrir ainsi, sans pouvoir rien y faire, devait être un tourment sans nom. La blessure au visage de la baronne avait été soignée, mais elle ne cicatrisait pas, malgré les baumes et les crèmes.
Derrière sa voilette qu’elle portait toujours en public, dans ses robes noires qu’elle ne voulait pas quitter, pâle et maigre, la baronne ressemblait à un spectre.
— Vous faites tout ce qu’il y a à faire, assura Aeneas.
— Pourtant, je n’ai pas l’impression de l’aider.
Aeneas hocha la tête d’un air désolé. Uwen se sentait perdu et son impuissance lui pesait davantage de jour en jour. Il frissonna en pensant à sa mère en danger de mort aux prises avec son époux violent, à ce qu’elle avait découvert dans le sous-sol du palais, dans lequel elle avait vécu sans se douter de rien pendant des années : toutes ces femmes assassinées dont les vestiges avaient été conservés par le baron, des femmes du peuple, des paysannes, des servantes.
Sa mère les avait découvertes, un jour où, attirée par la curiosité, elle avait voulu entrer dans cet endroit qu’il lui interdisait. Il avait deviné son incartade et avait failli la tuer. Elle en avait réchappé de justesse, avec une plaie en travers de son visage, une blessure qui ne guérissait pas, à l’image de celles qu’elle gardait au fond d’elle.
— Blanche doit être avec ma mère. Elle connait un baume, une recette qui lui vient de sa mère. J’espère que cela aidera la mienne.
Le visage d’Aeneas se ferma alors que le serpent de la jalousie le mordait profondément. À l’époque où sa mère cachait Uwen aux yeux de la cour, il était l’un des rares au courant de son existence et l’avait rencontré plusieurs fois, quand il avait accompagné sa mère. Il s’était pris d’affection pour ce jeune homme un peu distrait, qui passait son temps dans son laboratoire. Puis l’affection était devenue un sentiment plus profond, auquel Uwen n’avait jamais répondu.
Aeneas avait des difficultés à supporter que cet amour soit offert à la jeune femme. Pourtant, il n’avait rien contre elle. Il était avec Uwen lorsqu’ils avaient croisé les dywengars dans la forêt. Il avait été horrifié en apprenant ce qui était arrivé à cette douce jeune fille.
Secouant la tête comme s’il s’arrachait à ses mauvais souvenirs, Uwen adressa un grand sourire au sénéchal.
— Merci pour tout, Aeneas. Vous êtes un ami précieux.
La chaleur qui envahit le vallois à ces mots le laissa pantelant. Quelque chose dut se lire sur son visage, car Uwen le considéra attentivement, interdit. On aurait dit qu’il avait du mal à appréhender l’émotion d’Aeneas. Puis il rougit et détourna les yeux. Aeneas reprit contenance ; cependant, cette réaction inattendue provoqua un sursaut d’espoir.
— Merci, votre grâce.
Uwen sourit sans le regarder et Aeneas le trouva magnifique à ce moment précis, sous la lumière diffuse des lampes.
— Je vais me remettre au travail. Merci d’être passé.
— Bien sûr, votre grâce. Je serai dans mon bureau. J’ai encore beaucoup de travail. Si vous souhaitez parler, n’hésitez pas.
Uwen hocha la tête. Aeneas s’inclina et quitta la petite maison. Il traversa le parc et se hâta de rejoindre son bureau, au deuxième étage du château.
Une fois entré, il ouvrit la baie vitrée et sortit sur le balcon. Il s’appuya à la balustrade et profita de l’air frais. Perché au troisième étage du château, il avait une très bonne vue sur l’ensemble de la ville. Le soleil déversait ses rayons orangés sur les toits et les murailles. Dans deux heures, il laisserait la place aux lunes, qui feraient miroiter les toits.
Le regard d’Aeneas fut attiré par les arènes, à l’ouest de la ville. Sa paix retrouvée se volatilisa. Il grimaça et ses iris azur prirent une intensité féroce. Là-bas était emprisonné son frère. La colère qu’il éprouvait contre sa mère se raviva à cette pensée. Comment avait-elle pu abandonner son ainé ainsi ? Il pouvait encore entendre sa voix brisée lors de ce terrible soir où ses certitudes avaient volé en éclats. Le soir où elle lui avait donné une mission.

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