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Jimi

New-York, Octobre1965

Je stationne mon van Volkswagen décrépi sur le parking tout aussi détérioré voire franchement glauque du club ou nous allons jouer ce soir. Le « Princess bar » est un troquet qui fait office de point de chute aux bourgeois du quartier qui veulent s’encanailler à la recherche d’une hôtesse aux tarifs plus ou moins abordables… Pas l’endroit rêvé mais il faut savoir ne pas être trop difficile de temps en temps.

Je souffle dans les paumes de mes mains jointes devant mon visage pour les réchauffer. Le chauffage ne fonctionne plus dans ma vieille caisse et je suis frigorifié. A mes côtés sur le siège passager je vois Jake qui observe d’un regard morne et désabusé l’enseigne de néons roses fluorescent qui clignote au-dessus de l’entrée du club. Jetant un coup d’œil sur la banquette arrière, je distingue mes autres acolytes.

Billy est assoupi et ronfle comme un sonneur, ce type est une véritable locomotive à vapeur quand il dort. A ses côtés, blottis pour s’assurer un peu de chaleur humaine, Betty et James se sont également endormis. L’un contre l’autre. Betty laisse reposer sa tête sur l’épaule de James et je ne peux m’empêcher de ressentir une pointe aigue de jalousie… Surtout quand je pense qu’il y a encore quelques mois c’est sur mon épaule qu’elle se reposait ainsi lors de nos navettes d’un club à l’autre. Je chasse rapidement cette idée de mon esprit en secouant la tête. Le passé est ce qu’il est. Passé...

Il faut que je me reprenne. Nous avons du travail ce soir. Je suis le chanteur de mon groupe. Curtis Knight & The squires. Curtis c’est moi vous vous en doutez bien. Mes fidèles écuyers sont présents à mes côtés évidemment, mais je suis le leader, le preux chevalier qui les mènera, je l’espère, à la gloire dont nous rêvons tous ensemble.

Un producteur, un certain Ed Chaplin, nous a vu jouer récemment et nous a proposé d’enregistrer avec lui. Je suis tenté mais je préfère qu’on se donne encore un peu de temps avant de nous lancer. James en revanche est à fond et lui il veut y aller. Je reconnais que son ambition et ses envies de prendre le contrôle du groupe me fatiguent un peu. Ça et le fait que ce soit lui qui sort avec Betty désormais.

Elle est chouette cette fille. Elle assure les chœurs et certains de nos morceaux plus intimistes. Nous reprenons parfois ensemble en duo quelques tubes de Ike et Tina Turner également. Et si Betty n’a pas le coffre et la puissance vocale de Tina, il faut reconnaitre qu’elle s’en sort très bien. Elle ne fait plus vraiment partie de notre formation, elle s’en est un peu lassée, mais sa voix nous apporte une fraicheur et un apport que j’adore. Et je ne dis pas ça parce que nous étions ensemble à l’époque où je l’ai intégrée au groupe ! Elle a vraiment du talent.

Jake est aux percussions, c’est un batteur honnête mais c’est surtout et principalement mon meilleur ami. Tout comme pour Betty nous nous connaissons depuis nos débuts à l’école. C’est là que nous avons commencés tous les trois. Ça dénotait un peu et cela avait fait grand bruit au sein du lycée de voir cette jeune femme de bonne famille fréquenter des jeunes issus de Harlem comme Jake et moi, mais franchement on s’en fichait totalement. On voulait juste jouer ensemble de la bonne musique et c’est tout. Jake est un type en or. Un ami comme on n’en trouve rarement, je l’aime comme un frère.

Billy est à la basse, aux claviers parfois et aux chœurs masculins. Un véritable couteau suisse ! Il nous a rejoint il y a un peu plus d’un an. Il a remplacé Tyler, notre pote et premier bassiste, qui a préféré poursuivre ses études. Billy est timide et donne l’impression de s’excuser d’être là quand nous sommes sur scène mais il a beaucoup de talent et il est comme Jake et moi des quartiers. Il a voulu lui aussi se sortir du destin qui nous était écrit. Le destin ça n’existe pas vraiment je pense. Surtout ce n’est pas une fatalité, rien n’est gravé dans le marbre, les choix restent les nôtres.

Et enfin James... Ou plutôt Jimi comme l’appelle affectueusement Betty. Et les autres membres du groupe également désormais. Jimi est originaire de Seattle et je dois bien reconnaitre, même si cela me fait parfois encore mal de le dire, que ce mec est certainement le meilleur guitariste qu’il m’a été donné de croiser.

Lorsqu’il nous a rejoint le groupe traversait une période un peu creuse. Période creuse également pour moi et Betty. Nous étions ensemble tous les deux avant même de nous lancer dans l’aventure Curtis Knight & The Squires. On était beaux ensembles, les couples mixtes n’étaient pas si communs en 1960 et honnêtement j’étais fier, moi le gosse sans fortune, de sortir avec la plus jolie fille du lycée et aussi qu’elle soit folle amoureuse de moi…

Je me souviens quand tout a basculé pour nous et de ce qui a sonné le glas de notre histoire d’amour à Betty et à moi.

Nous jouions lors d’une réception, les bourges appellent ça un cocktail, pour l’anniversaire d’un des conseillers municipaux de New-York. Jimi nous avait rejoint depuis peu et il était taiseux, presque taciturne, scotché à sa guitare et répétait comme à son habitude dans son coin sans se soucier de nous et de nos préparatifs. Ce fut une chouette soirée, nous sommes restés sur des standards du Rhythm’n’blues, rien de folichon mais le public était content et Betty rayonnait. Elle était superbe et je voyais les hommes devant la scène la dévorer des yeux. Malgré ma jalousie, je reconnais que je ressentais aussi une pointe d’orgueil en me disant que c’était ma nana, que c’est avec moi qu’elle partagerait ses baisers et ce corps magnifique qui ondulait dans sa robe de soirée cette nuit-là.

L’aimais-je vraiment ou n’était-elle finalement qu’une forme de validation pour moi ? Une preuve de ma réussite sociale ? Je suis convaincu de l’avoir aimée comme aucun homme n’a pu le faire avant moi. Même si parfois je me pose encore aujourd’hui la question sans parvenir à trouver une réponse définitive. Pendant ce fameux concert je cherchais son regard des yeux notamment durant une de nos reprises, notre chanson si j’ose dire, et je la vis qui n’avait d’yeux que pour Jimi.

Lui n’était concentré que sur son instrument, jouant avec un naturel et une prestance toute naturelle. Il ne daignait même pas jeter un œil au public, il caressait ou torturait ses cordes avec une agilité et une dextérité qui me fascinait également. Jimi plaisait aux femmes. Son charisme naturel, cette allure dégingandée mais maitrisée à la fois, son grand corps mince et musclé, sa chemise entrouverte sur un torse très masculin, réconfortant. Son visage enfin. Expressif bien que presque muet, il chuchotait, laissant échapper des sons gutturaux et suaves en plaquant de la main gauche les accords sur sa Strato rouge. Tirant de son instrument des sonorités à la fois mélodiques et saturées, mélancoliques et exaltées. D’une sensualité musicale troublante. Comme s’il faisait l’amour à sa guitare. Et au public féminin d’une façon générale ! Elles semblaient comme hypnotisées. S’il n’y avait eu que ces plus ou moins jeunes bourgeoises…

Mais Betty, ma Betty… Elle aussi était sous le charme.

Je savais pourtant la rendre heureuse. La faire sourire et surtout la faire rire ! Il y a eu quantité de clichés de cette soirée, ou plus précisément de l’après-soirée ou nous avons été conviés à déguster quelques verres de Chardonnay avec les invités. Le photographe allait et venait capturant sur papier glacé des souvenirs pour l’organisateur de cette surprise party.

Je me souviens en particulier de l’une des images. Elle est belle cette photo. Betty rit à gorge déployée d’une de mes plaisanteries, et elle est splendide. Emplie de ce charme qui me rendait fou amoureux d’elle. Moi, je n’y suis pas sur cette photographie, était-elle mal cadrée ou est-ce que j’ai tout simplement été snobé par le photographe, je ne le saurais jamais, mais je suis en dehors du champ de vision.

Jimi est bien présent lui. De trois-quart-face, un sourire léger affiché au visage, il est juste là. Sans vraiment se mettre en avant, son visage serein et sûr de lui semble jauger du regard l’objectif. Si Betty est au centre de la photo, un peu floutée, c’est pourtant lui qui semble en être le sujet principal. Simplement présent. Charismatique.

Betty m’a quitté ce soir-là. Pour Jimi bien sûr.

Et je ne lui en ai même pas réellement voulu à cet instant précis, c’est venu bien sûr, mais plus tard. Comme si moi aussi j’étais tombé amoureux de lui lors de cette soirée.

C’est le propre des étoiles que de savoir briller sans rien faire d’autre que d’être présentes.

Je finis par sortir de mes pensées et je réveille mes camarades endormis. Nous sommes attendus et je sais rester professionnel, malgré mes états d’âmes nocturnes. Nous sortons du van et nous nous dirigeons vers le Princess bar et son néon pour assurer notre prestation.

Je ne le sais pas encore en cette froide soirée d’octobre 1965 mais James, Jimi, nous quittera peu de temps après. Ed Chaplin, le fameux producteur, aura eu raison de sa participation à notre formation finalement. Jimi ne quittera pas uniquement le groupe, mais également Betty. Elle en sera inconsolable, malgré mon soutien et probablement mon envie de renouer avec elle, ce qui ne se produira pas.

Jimi lui brillera au firmament. Tel l’astre lumineux qu’il est, il flamboiera de mille feux, deviendra l’un des plus grands guitaristes de tous les temps et marquera de son talent l’histoire de la musique. Puis il explosera, jeune et au sommet de sa gloire.

Tout comme la supernova d’une galaxie musicale dont la rémanence, l’influence restera à jamais présente dans l’esprit des personnes qui auront eu la chance de le croiser, de le voir jouer sur scène, ou tout simplement de l’écouter, il continuera de briller, d’étinceler et d’inspirer des centaines de guitaristes…

Les étoiles filantes ne meurent jamais.


Texte publié par Solvan, 26 octobre 2025 à 18h45
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