La façade du château se dressait, blanche, élégante, ornementée avec une délicatesse de sucre filé : deux ailes éblouissantes, percées de fenêtres aux reflets de miroir qui semblaient surveiller ce qui se déroulait à leur pied, encadraient un bâtiment central qui s’élevait en une fine tourelle. Elle portait à son sommet le cadran circulaire d’une horloge ponctué de chiffres romains. À sa base, sous un porche à l’antique, s’ouvrait une porte à doubles battants peinte en azur. Une vaste place, couverte de dalles blanches aussi lisses que de la glace, s’étendant devant le château.
Une lune gibbeuse montait dans le ciel de velours, entraînant à sa suite de longues guirlandes d’étoiles scintillantes.
Quand la grande aiguille effleura le X, la porte s’ouvrit brusquement, laissant s’échapper les invités. Des femmes en crinolines chamarrées comme un bouquet de fleurs printanières, les cheveux piquetés de joyaux qui concurrençaient les constellations au-dessus de leur tête, des hommes en redingotes, assortis à leur cavalière, se mirent en place sous la lumière froide mais bienveillante de l’astre de la nuit.
Les musiciens installés au balcon de la tourelle levèrent leurs instruments ; bientôt une mélodie s’égrena, fine, douce amère, ponctuée de coups de cymbales et de tambours. Lizbet sourit à son cavalier, qui saisit ses mains finement gantées dans les siennes, heureux de la guider autour de l’autre couple du carré, qui s’avançait en sens inverse. De temps, à autre, au gré de leurs figures compliquées, Lizbet levait les yeux au ciel : ce bal en plein air était une charmante idée. Elle sentait dans sa poitrine une douce allégresse en songeant qu’elle avait été invitée. Une chance qu’elle n’aurait laissé passer sous aucun prétexte.
Tandis que son partenaire s’inclinait devant elle et qu’elle en faisait de même, elle se demanda à quoi ressemblait cette invitation. Elle ne parvenait pas à se souvenir quand elle était arrivée, ni ce qu’elle en avait fait. Elle songea à demander à son cavalier s’il avait la sienne, mais ils furent bientôt trop emportés dans les entrelacs du quadrille… et elle oublia tout, jusqu’au moment où la pendule sonna de nouveau…
La grande aiguille effleura le X ; la porte d’azur s’ouvrit, répandant les danseurs sur la piste d’un blanc glacé. Lizbet sentit son cavalier lui prendre la main et lui sourit en retour. Ce bal de nuit était, une excellente idée… Pleine de fraîcheur et de poésie, mais n’avaient-ils pas déjà dansé la veille ?
— Nous étions déjà là, hier ? demanda-t-elle à son cavalier.
— Peut-être, répondit-il évasivement..
Tandis que son partenaire l’entraînait dans ces trajectoires complexes, son regard croisa celui de l’autre danseuse de leur carré, aussi brune qu’elle était blonde.
— N’avons-nous pas dansé la veille ? chuchota-t-elle en arrivant à sa hauteur.
— C’est possible, répondit la femme sans se départir de son sourire.
— Et cela ne vous étonne pas que nous dansions de nouveau ?
— Non… pourquoi ?
Lizbet continua à danser, mais son esprit vagabondait… N’était-ce pas étrange ?
La grande aiguille effleura le X. la porte à double-battants s’ouvrit, déversant des couples sur la piste. Elle leva les yeux vers la lune, et les étoiles… avant de les tourner vers son partenaire et les couple en face d’elle.
— C’est déjà le soir ? Que s’est-il passé, aujourd’hui ?
Pendant qu’elle posait cette question, elle s’aperçut qu’elle n’en avait aucun souvenir ; quand son cavalier lui prit les mains, elle le regarda droit dans les yeux.
— Très cher… qu’avez-vous fait de votre journée ?
— Je ne sais pas, répondit-il sereinement. La musique commence, dansons !
Elle posa la même question aux autres invités, mais ne rencontra que des regards vides et des sourires qui ne l’étaient pas moins… Elle se laissa guider dans les méandres de la danse. Son corps ne s’y livrait que machinalement, comme guidé par des rouages bien huilés.
La grande aiguille se posa sur le X. Le château vomit ses occupants, qui se mirent en place comme des pions sur un échiquier. Lizbet regarda autour d’elle, et s’aperçut avec une sourde frayeur qu’elle n’avait pas d’autres souvenirs que ceux de cette nuit clinquante, de ces danseurs sans âme, de cette musique nasillarde… elle s’immobilisa sur piste, incapable de se lancer dans ce quadrille qui ne rimait plus à rien. Quand son cavalier lui tendit les mains, elle refusa de les prendre. Tout le carré s’arrêta, et elle crut entendre un terrible grincement… tout devint noir…
L’horloger chaussa ses bésicles et examina avec le plus grand soin la merveilleuse mécanique que son client l’avait invité à examiner. Un gentleman bien vêtu, à la moustache cirée, accompagné d’une petite fille en larme.
— C’est une superbe pièce, déclara-t-il avec un sourire. J’ai rarement vu une aussi belle horloge animée. Il faudra me dire où vous l’avez eu…
— Je l’ai acheté chez un antiquaire. Il plaisait à ma fille.
— Je comprends pourquoi !
— Il est cassé, murmura tristement l’enfant.
— Vraiment ? Répondit l’horloger. Que sa passe-t-il exactement ?
— C’est là, répondit la fillette en désignant l’un des carrés de danseurs. Ils ne dansent plus. C’est à cause de Lizbet !
— Lizbet ?
L’enfant acquiesça et lui désigna une jolie figurine aux cheveux blonds, vêtue d’une robe d’un bleu azuréen.
— C’est toi qui lui a donné ce nom ?
L’enfant opina. L’horloger lui lança un regard pénétré :
— Sais-tu que tout objet auquel tu donnes un nom gagne un peu de vie ? Peut-être qu’elle en avait juste assez de danser.
La fillette prit une expression horrifiée et leva les yeux vers son père :
— Est-ce que c’est vrai ?
— Bien sûr que non, répondit l’homme sur un ton confiant.
La fillette eut l’air rassuré ; son père prit congé de l’artisan, et quitta la pièce avec l’enfant. L’horloger les regarda partir avec un mystérieux sourire, avant de se pencher sur son travail du jour.

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