Sur la table, un masque et une lettre inachevée. Elle commence par : « Ma chère Lavande… »

Je ne me rappelle pas comment je suis arrivé là. C'est une chambre à coucher apparemment.

Est-ce que je me souviens de mon prénom, d'ailleurs ? Pas sûr... Ma tête tourne et quelque chose bourdonne dans mes oreilles. Une chose est certaine : je porte un costume de bal. Ce masque peut-il être le mien ? Il a une sorte de frange tout autour, comme une crinière. Et si je m'appelais Léo ? Ça ne me dit rien, mais ça me plaît. Je prends.

Alors Léo, cette lettre, tu la lis ou pas ?

Ça dépend... si c'est moi qui l'ai commencée, il faudrait que je la finisse, peut-être. Et donc que je lise le début.

Mais si ce n'est pas moi, c'est très indiscret ! Suis-je quelqu'un de poli ? Mais si ce n'est pas moi, que fais-je dans cette chambre ?

Je prends le risque.

« Ma chère Lavande,

J'espérais vraiment te voir à mon bal. La dernière partie de danse est maintenant terminée et je ne t'ai pas aperçue. Mes invités ont pénétré dans le petit salon où j'ai fait servir la collation de fin de soirée, mais je ne me suis pas joint à eux. Vraiment pas faim. »

Ces lignes semblent celles d'un amoureux éconduit. S'il esp... Si j'espérais la voir, c'est que nous avons une certaine proximité, j'imagine. Est-ce que je suis beau garçon ?

Un miroir orne le mur, près du lit. J'approche la chandelle pour observer mon visage. Toujours aucun écho en moi, mais la tête que je vois paraît avoir subi un choc. Se pourrait-il que je me sois évanoui ? De tristesse ? Si j'avais trop dansé j'aurais mal aux jambes, et si c'était une indigestion j'aurais mal à l'estomac. Il semble que je sois malade d'amour...

Reste à terminer la lettre et l'envoyer. Mon serviteur saura sûrement quelle adresse indiquer sur l'enveloppe. J'attrape la plume et descends à la ligne.

« Je dois être bouleversé car je ne me rappelle plus ton visage. Nous sommes-nous déjà rencontrés ? Pardon si je te semble blessant, ce n'est pas l'intention. Je ne me souviens réellement de rien avant le dernier quart d'heure mais les lignes précédentes indiquent que tu es importante pour moi.

Comment terminer ? Je t’embrasse ? Tu comprends que je ne peux pas t’envoyer mon meilleur souvenir, ça, ce serait offensant.

Je te souhaite une belle journée en tout cas,

Léo »

L'écriture coïncide : c'est bien moi qui ai écrit le début...

Je plie la lettre et la dépose sur le guéridon du couloir, dans la corbeille à courrier.

Dès mon retour dans la chambre, on toque à la porte. J’ouvre. Une tornade me bouscule.

— Archibald ! Quelle est cette histoire ?

— Pardon, qui êtes-vous Madame ?

— Alors, c’est vrai, tu ne me reconnais pas ?

Je recule de quelques pas pour l’examiner : c’est une jolie jeune femme aux prunelles parme et vêtue de vert. Elle tient une lettre ouverte à la main, et je crois y reconnaître les mots que je viens de tracer.

— C’est vous la fameuse Lavande ? Alors vous étiez là en fin de compte ! Pourquoi est-ce que le jeune… que je me suis trouvé si triste ?

Elle s’assoit sur ma chaise de bureau et me transperce de son regard.

— Non, je n’étais pas là, j’ai été retenue. Je suis arrivée dès que j’ai eu ta lettre. C’est quoi cette histoire de signer Léo ?

— Attendez, comment êtes-vous arrivée ?

— Par télétransportation, enfin ! Tu oublies tout et tu changes de prénom ! Ça ne va pas ?

— Mon nom, c’est la seule chose qui vous choque dans mon aventure ?

— Non, bien sûr, tout est bizarre, mais « Léo », tout de même…

Je boude :

— Moi ça me plaît. C’est toujours mieux qu’Archibald. Vous êtes sûre que c’était mon nom ? Ça ne m’évoque rien.

— Mon pauvre vieux, qu’est-ce qui a bien pu t’arriver…

Elle m’attire à elle et me berce contre son giron. Je suis plié en deux, les genoux sur le plancher et un accoudoir qui me rentre dans les côtes. Mais dans les bras de Lavande, je me sens comme en paradis. Je comprends alors pourquoi mon ancien moi s’est damné pour elle. Et hors de question de le laisser revenir : je la garderai pour moi tout seul !