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Le doigt sur le capteur, le duskhunter attendait avec impatience que la porte blindée du centre de recherche C2RMF s'ouvre. La voix synthétique accepta: "Ambroise Théotokis, agent de niveau 6. Accès autorisé."

Un grondement sourd accompagné d'un grincement métallique arracha une grimace à cet homme de grande taille aux larges épaules. Ses cheveux châtains étaient courts, mais quelques mèches aux reflets auburn venaient lécher son front: une autre source d'agacement, aujourd'hui!

La lourde porte s'ouvrit avec une lenteur insupportable. Ambroise balançait machinalement la mallette d'avant en arrière, le temps que cette fichue porte veuille bien le laisser entrer.

Pourquoi était-ce à lui de faire les courses de Duncan?

D'accord, Kamila était partie. Elle avait enfin réussi à obtenir ce poste de chef d'unité en province qui lui faisait de l'œil depuis plusieurs mois. Avec sa famille, elle avait donc quitté la capitale la semaine dernière. Il était ravie pour elle, bien sûr. Mais Ambroise se retrouvait pour le coup sans binôme, à combler ses journées de travail par des tâches toutes plus ennuyeuses les unes que les autres.

Seul, il n'était plus autorisé à effectuer de missions actives. Il était bien conscient que ses nouvelles tâches étaient importantes et participaient à la bonne marche de l'agence. Mais cela ne rendait pas les choses plus faciles: il était un homme de terrain. Il ne se sentait pas à l'aise dans les bureaux et les labyrinthes administratifs.

Il devrait cependant patienter encore quelques mois avant de retrouver son break équipé et les rues de la ville. La remise des diplômes de la nouvelle promotion d'agents n'aurait lieu qu'à l'approche de l'été. Il aurait alors un nouvel équipier - ou équipière - et s'appliquerait à lui apprendre les ficelles du métier. Il avait hâte. Bien sûr, il était pressé de quitter ces bureaux assommants, mais il était tout aussi curieux de découvrir quel genre de personne serait son nouveau collègue.

Quoiqu'il en soit, aujourd'hui, il était ici et il devait accomplir sa mission au mieux.

Ambroise balançait toujours la mallette capitonnée dans sa main. Il tendit son badge au vigile devant l'ascenseur:

— Je suis attendu au sous-sol, j'ai rendez-vous avec Mademoiselle Marchand.

— Je suis au courant: descendez au niveau -3.

L'habitacle descendit dans un silence feutré - pas de petite musique ici?

Ambroise ruminait toujours... Son supérieur, Duncan Griebel, aurait quand même pu venir lui-même faire expertiser son précieux parchemin!

Le document avait été légué à l'agence des duskhunters, au milieu d'un coffre débordant d'artefacts, d'instruments de mesure et de documents divers. Les savants häxa, la branche "Recherche et développement" des duskhunters, n'avaient rien tiré du parchemin. Les érudits s'étaient résolus, devant leur incapacité à décrypter les symboles esquissés, à faire appel à l'expertise de Duncan. Celui-ci, pourtant spécialiste mondialement reconnu en sémiologie et philologie comparée, peinait depuis plus d'un mois à le déchiffrer.

Estimé daté du XVIIe siècle selon les inventaires du legs, le parchemin conservait tous ses mystères: origine, histoire, contenu... Et ce genre d'énigme non résolue avait la fâcheuse tendance à déclencher une humeur aigre et rigide chez le responsable de section.

Au comble de l'agacement, Duncan avait alors programmé une analyse ici, sous le Carrousel Louvre. Et qui de mieux qu'un agent expérimenté, mais au chômage technique, pour cette besogne? Ambroise espérait bien, une fois l'examen terminé, ne plus entendre Duncan vociférer et passer sa rage sur les agents et les opératrices de la caserne. Ce serait toujours ça de gagné...

La cabine stoppa et les portes s'ouvrirent: Ambroise avança dans une immense pièce fragmentée en plusieurs espaces séparés de parois de verre.

Une femme en blouse blanche le rejoignit et lui tendit une main, l'autre tenant une tablette tactile:

— M. Théotokis? Bienvenue au laboratoire.

— Mlle Marchand, je présume? Enchanté. Voici la mallette. Avez-vous encore besoin de moi?

— Duncan m'avait prévenue que vous seriez pressé de repartir. Cependant, il a été très clair: vous rejoindrez la caserne après l'examen, avec le parchemin. Venez, vous allez voir, ce n'est pas très long, et c'est passionnant.

— Si vous le dîtes...

Sidonie Marchand précéda Ambroise et ils se dirigèrent tout au fond de la salle. Ambroise était impressionné par cet environnement de technologie de pointe. Dans une propreté clinique, dont il ne voudrait pas chez lui tant elle dégageait une austérité froide, une lumière artificielle vive lui faisait plisser les yeux. Des amoncellements de câbles reliaient des postes informatiques sophistiqués entre lesquels bourdonnaient d'autres blouses blanches affairées.

Les touristes, qui piétinaient à plus de 20 mètres là haut, n'imaginaient sans doute pas qu'un tel équipement se cachait si près du musée. Et pourtant, c'était bien là que se trouvait AGLAÉ, accélérateur de particules de type tandem, le seul au monde dédié à l’étude des œuvres d’art et des objets patrimoniaux.

Oui, Sidonie avait absolument raison: tout, ici, était fascinant.

Ils passèrent encore quelques portes, et Sidonie annonça:

— Nous voilà dans la casemate. Je vous présente l'AGLAÉ, l'Accélérateur Grand Louvre d’Analyse Élémentaire. C'est grâce à cet équipement de pointe que votre parchemin n'aura plus aucun secret pour nous.

Une structure imposante de plusieurs mètres laissait entrevoir des cylindres et des conduits métalliques montés sur de solides supports.

Ambroise pénétra après la scientifique dans la salle de contrôle. Une épaisse paroi de verre séparait cette pièce de l'appareil. Sur la requête de Sidonie, il ouvrit la mallette. Les mains désormais gantées de la jeune femme manipulèrent le parchemin avec une extrême douceur et le déroulèrent sur une plaque. Elle bloqua le document à l'aide d'aimants et sortit de la salle avec la plaque.

— Suivez-moi, je vais vous expliquer.

Sidonie retourna près de la machine, où elle positionna la plaque sur une table robotisée placée devant l'un des tubes.

— Cet appareil va envoyer, sur un très court instant, des faisceaux de particules. Ce sont des protons, des ions lourds ou autres qui excitent les atomes de la surface de l’objet. C'est par ici, ce qu'on appelle l'œil d'AGLAÉ, que passent les faisceaux. Les rayonnements émis en retour, rayons X, gamma, lumière, sont ensuite captés par les détecteurs que vous voyez tout autour.

— Je vais pas être transformé en Hulk, au moins?

— Très drôle... Bon, ça vous intéresse ou pas?

— Oui, excusez-moi, je vous écoute.

— Cette technique permet de déterminer la composition chimique des matériaux sans abîmer les objets étudiés. Cela nous donne de solides indications sur l’origine, l’histoire et l’authenticité des œuvres. Dans ce cas précis, nous aurons plusieurs réponses: où et quand ce parchemin a-t-il été réalisé? Avec quel matériau? Avec quelle encre les symboles ont-ils été dessinés.

— On peut vraiment savoir tout ça avec ce truc?

— Oui. Pas si mal, n'est-ce pas?

Ambroise devait bien admettre que sa curiosité était titillée. Il était impatient de voir ce que la machine pourrait bien leur apprendre.

Quand ils revinrent dans la petite pièce vitrée, Sidonie effectua quelques manœuvres sur les claviers devant elle avant de déclarer:

— C'est fait. Il n'y a plus qu'à attendre l'analyse des relevés par les ordinateurs.

Le grondement sourd des pompes à vide ne connut aucune interruption, les voyants verts, rouges et bleus ne clignotèrent pas de façon désordonnée. Rien de fantastique, se dit Ambroise, déçu malgré lui: tout ça pour ça.

Puis, au-dessus du parchemin, un flash. Vibrant. Éblouissant.

Le parchemin venait d'émettre une intense lumière dorée qui remonta avec délicatesse jusqu'à l'œil d'AGLAÉ avant de disparaître dans les méandres de l'appareil.

L'obscurité. Le silence.

Sidonie émit un cri de stupeur. Ambroise sursauta, mais son instinct ne détectait pas de danger immédiat. Son expérience lui avait enseigné qu'il ne pouvait pas s'y fier à 100%, mais...

Ce fut le bruit qui revint d'abord, puis les voyants, et enfin la lumière.

Ambroise s'approcha de Sidonie:

— Est-ce que ça va? Qu'est-ce qui s'est passé?

— Oui... Oui, ça va. C'est rare, mais ça arrive parfois, car l'équipement est gourmand en énergie. Nous avons un générateur autonome.

Plusieurs blouses blanches se présentèrent devant la salle. Après quelques échanges, il fut établi qu'aucun dommage n'était à déplorer. Il avait dû s'agir d'un affaiblissement ponctuel et les réseaux de secours avaient pris le relais, comme prévu. L'un des chercheurs s'occupa d'alerter qui de droit et demanda l'intervention de l'équipe technique. Les équipements seraient vérifiés, les approvisionnements électriques habituels remis en route et tout serait bien vite rentré dans l'ordre.

Ambroise n'était pas du même avis. A nouveau seul avec Sidonie, il remarqua:

— Ce n'était pas une simple coupure de courant: vous avez vu le flash, non?

— Oui mais...

Un écran sur la droite exposait tout un arc-en-ciel de boucles emmêlées, tourbillonnant sans fin. Sidonie s'en approcha, intriguée.

— Qu'est-ce que...

— Quoi?

— Ces arabesques... AGLAÉ... Ça n'a aucun sens?

Un petit haut parleur crachota, sur le côté de l'écran bariolé. Silence. Crachotis. Raclements. Silence. Grésillements.

Gémissements.

— Vous... Vous entendez ça? C'est une voix?

— Non, c'est impossible. Il n'y a aucun micro dans l'autre pièce et cet ordinateur n'est connecté qu'à AGLAÉ.

— Oh... qui... là... daign... tendre...?

— Sidonie, je rêve pas et me dites pas que vous ne l'entendez pas! Quelqu'un parle!

— Je vous dis que ce n'est pas possible!

Et pourtant, Ambroise en était certain. Semblant venir du fond des abysses de cet écheveau de fils, de tubes, de câbles, il entendait une voix. Apeurée, mais vibrante de vie. Peut-être bien féminine. S'il pensait deviner un mot de temps en temps, il ne dégageait aucune phrase cohérente. Il adopta une autre approche.

— Bon, d'accord. Admettons, ce n'est pas une voix. Est-ce que vous pouvez quand même régler ce truc pour qu'on entende mieux?

— Euh. Oui, je peux essayer.

La jeune femme s'assit au niveau de l'ordinateur et, faisant disparaître l'enchevêtrement arc-en-ciel de l'écran, lança un programme de gestion des sons.

Elle fit glisser différentes curseurs de haut en bas, de droite à gauche, et retour... Au bout de plusieurs tâtonnements, le son émis par le haut-parleur fut plus net:

— Y a-t-il une âme à mon écoute?

Acceptant enfin ce qu’elle entendait, Sidonie lança un regard effrayé à Ambroise:

— Ce n'est pas possible? D'où vient cette voix?

— Sidonie, quelque chose a dû se passer entre le parchemin et cette machine, lorsqu'il y a eu ce flash. Peut-être qu'avec les ions ou qu'est-ce que j'en sais, ça a déclenché un phénomène häx? C'est vous la scientifique!

Elle cria en retour, aussi anxieuse qu’irritée:

— Oui, mais je suis pas spécialiste de magie häx, moi! Ça, c'est vous! Alors pas la peine de me crier dessus!

Ambroise se rendit compte qu'il avait brusqué la jeune femme, inutilement bien sûr. Contrairement à lui, elle ne côtoyait pas le surnaturel au quotidien. Pas étonnant qu'elle n'ait pas vu pas que quelque chose d'inattendu s'était produit. Inattendu, mais toujours sans qu'il ressente de danger, ce qui le surprenait totalement. Il posa la main sur son bras, ce qui aida Sidonie à se calmer légèrement.

— Hum. Pardon. Vous avez raison. Mais j'ai besoin de vous: c'est vous qui connaissez cet endroit. Dites-moi, qu'est-ce qui est différent à l'habitude?

Sidonie inspira longuement, expira. Ricana:

— Ah! En dehors de cette voix sortie de nulle part? Vous êtes un marrant vous.

— Messire?

Ambroise et Sidonie manquèrent un battement de cœur: il y avait bien quelqu'un - ou au moins une voix - qui leur parlait. Et les entendait!

— Messire? Je vous implore d'entendre ma complainte.

La voix était claire, une voix de femme, à n'en pas douter. Un soupçon de peur persistait, mais une calme détermination se décelait dans cette insistance à obtenir une réponse de ... eh bien, de parfaits inconnus... Sidonie resta muette, complètement perdue dans cette situation. Ambroise ne comprenait pas non plus ce qui se passait.

Ce qui ne l'avait jamais empêché d'agir:

— Sidonie, essayez de voir avec vos appareils si vous trouvez ce qui a pu se passer. Moi, je... Je vais entamer la conversation.

Ambroise trouva le micro relié à l'ordinateur et se plaça à sa hauteur. Voilà bien une situation inédite: qu'allait-il bien pouvoir raconter?

— Hum... Oui, bonjour. Euh... Je m'appelle Ambroise, et vous?

— Messire Ambroise. Êtes-vous adonné à la sorcellerie?

Qu'est-ce que c'était que cette question?

— Hum... Pas tout à fait, mais je connais bien la magie häx. Vous ne m'avez pas encore dit qui vous êtes?

— Alors vous êtes donc un sorcier. Je puis à présent croire en votre loyauté. Mon nom est Isabeau de Sombreval, et je suis alchimiste.

Ambroise n'en croyait pas ses oreilles. Une femme alchimiste? Déjà que l'existence réelle des alchimistes restait sujet de discordes entre historiens de la magie, mais une femme... Impossible.

— Je... Je peux vous demander en quelle année nous sommes?

— Hélas, Ambroise, ne me tenez point pour ignorante. Je sais fort bien que l'année 1648 n'est plus, c'est pourquoi il serait plus courtois que vous me décliniez l'an de grâce en lequel nous nous entretenons.

Alors là! C'était trop fort! Ambroise ne savait plus quoi faire. Il y avait eu quelque chose qui avait réveillé cette... entité... Qui sait quel danger elle pouvait bien représenter?

Sidonie revint, troublée mais excitée, dans la salle de contrôle:

— L'encre. L'encre du parchemin a disparu. C'est comme si elle s'était volatilisée après l'analyse. Le reste est curieusement parfaitement intact. AGLAÉ n'est pas censé détruire quoi que ce soit! Vous avez peut-être une explication?

— Est-ce donc mon propre parchemin ? Vous êtes bien peu savants pour des sorciers ! L'encre devait s'évanouir, certes, si la formule d’animisme fonctionnait.

Le cerveau d'Ambroise fumait, souvenirs et hypothèses se télescopant dans un joyeux bazar neuronal.

— Bon stop, temps mort!

Il s'adressa à Sidonie:

— La magie häx est ancienne, mais beaucoup de choses se sont perdues. Aujourd'hui, nous n'en maîtrisons pas tous les aspects. Serait-il possible que l'encre en ait contenu en grande quantité, mais - et là je sais pas comment - que celle-ci ait été invisible et réveillée par les faisceaux de particules?

— Ce n'est jamais arrivé: AGLAÉ a déjà analysé un nombre incroyable d'objets, dont certains étaient des artefacts réputés, comme l'Omphalos de Delphes. Il n'y a jamais eu de problème! Mais... J'imagine que ça pourrait théoriquement être possible...

— Excusez-moi, mais puis-je intervenir?

Sidonie et Ambroise tournèrent tous deux la tête vers le haut-parleur.

— Sachez, Messire, que je n'eus recours à cette incantation qu'à l'extrémité du désespoir. J'étais pourchassée, à bout de mes forces, et ne pouvais souffrir que mon savoir fût dérobé. La mort elle-même n'était point une assurance suffisante pour déjouer cela.

L'esprit cartésien mais d'une curiosité sans borne de Sidonie prit le dessus sur la crainte qu'elle pouvait ressentir dans cette histoire sans queue ni tête:

— Qui ... ou.. qu'est-ce que vous êtes? Vous êtes humaine?

— Oui. Je le fus, en vérité. Cependant, je ne saurais dire où je me trouve à présent. Ce corps est froid, son esprit est vaste, empli de savoirs inconnus mais si beaux. Et vous, qui êtes-vous?

— Je m'appelle Sidonie, je travaille au sein d'un laboratoire qui étudie les œuvres d'art.

— Ainsi, comme moi, vous œuvrez donc en laboratoire et avez fait vôtre la quête de dévoiler les mystères des arts qui nous environnent. Êtes-vous une alchimiste de votre temps?

— Je n'avais jamais vu cela sous cet angle, mais c'est plutôt poétique. Quel est votre nom? Que vous est-il arrivé?

— Isabeau de Sombreval. J'étais alchimiste et pourchassée par certains hommes qui refusaient le savoir aux femmes. Désespérée, j'ai tenté l'impossible. Je n'étais même pas sûre que cela fonctionnerait. Cette Aglaé me paraît une puissante magicienne, car elle a récité l'incantation et m'a tirée de ma léthargie.

— J'ai encore beaucoup à apprendre, sur la magie, ce n'est pas vraiment mon domaine. Mais je dois vous dire: AGLAÉ n'est pas un être vivant, c'est... Euh... C'est un mécanisme. Elle n'a pas lu la formule. Enfin, peut-être que c'est finalement quand même quelque chose qui s'en est approché...

— Il est vrai, je le perçois à présent : elle n'est faite ni de chair ni de sang, mais de métal et de foudre. Sa puissance est grande. M'est-il possible de demeurer ici ?

Ambroise était dépassé. Sidonie s'était mise à discuter avec cet esprit comme si elles étaient copines de lycée.

Sidonie tourna son visage vers Ambroise. Était-ce de l'espoir qu'il y lisait? Souhaitait-elle vraiment que... que quoi, au juste? Que cette merveille de précision scientifique au service de l'art acquière une conscience? Que cet esprit qui avait été humain vienne habiter ce bijou technologique?

Ce qui se jouait là était inédit: aucun manuel, aucune règle, aucune loi ne pourrait jamais juger cet événement. Il avait la tête qui tournait. Ce n'était pas à lui de prendre cette décision:

— Sidonie... Je ne peux pas... Ce n'est pas à moi qu'il revient de juger de tout cela. Mais...

— Ambroise. Je jure sur mon âme que je ne serais point malfaisante. Ce nouveau corps est puissant, sans pareille, mais centré sur la connaissance, le savoir, la richesse des découvertes. Ma vie entière fut dévouée à ce but. Ce serait un honneur et une joie de partager mes savoirs et participer à l'essor des vôtres.

Inutile de demander son avis à Sidonie: elle était déjà séduite de cette idée. Imaginez! Une érudite ayant vécu il y a plusieurs siècles, assimilée dans une technologie de pointe, et capable de discuter, collaborer avec vous, mêlant ainsi richesse du passé et promesses du futur? Même les plus fervents rêveurs n'auraient pu imaginer cela!

En fait, même Ambroise effleurait les implications et opportunités de cette... allez, disons-le carrément, alchimie entre esprit et machine.

Cette situation inédite apportait aussi son lot de problèmes: il devait alerter le siège des duskhunters, les agences de sécurité intérieure... Quels pouvaient être les risques liés à cette fusion d'un esprit dans une portion de laboratoire de haute sécurité? Il n'était pas assez au fait du fonctionnement du C2RMF pour en saisir tous les rouages.

Sans parler du risque que tout ceci ne soit qu'une illusion, une mascarade orchestrée par une entité quelconque souhaitant... Quoi? Être enfermée là dedans? Dans une boîte de métal aux tubulures alambiquées? Ce n'était pas une pièce de l'arsenal militaire du pays, ce genre d'enjeu n'existait pas ici... Cela ne pouvait pas représenter un si grand risque... De toute façon, bien malin qui saurait comment l'en faire sortir!

Et puis, sa conscience soufflait à Ambroise qu'il ne pouvait s'y opposer. Il s'agissait quand même d'un être vivant, conscient, avec sa volonté propre. De plus, depuis le début, il avait beau rester sur ses gardes, il n'avait jamais ressenti ce petit frisson d'inquiétude si commun lorsqu'il était en mission. Bien malgré lui, il était confiant.

— D'accord, je vais faire mon rapport, Sidonie aussi. La décision, ensuite, ne nous appartient plus, mais nous appuierons votre requête.

La voix d'Isabeau sembla plus enjouée:

— Messire, je vous suis redevable de cette faveur. Vous ne le regretterez pas.

Plusieurs jours furent nécessaires avant que les experts soient autorisés à se déplacer pour étudier ce phénomène et décider de la marche à suivre, en accord avec le siège des Duskhunters et les différents ministères.

De simples recherches dans les archives nationales permirent de confirmer l'existence d'Isabeau de Sombreval. Un registre rapportait que cette jeune femme de l'aristocratie parisienne, née en 1621, avait été reniée par sa famille en 1638, avant de disparaître sans laisser de trace dix ans plus tard.

Une véritable armada d'analystes et d'ingénieurs s'étaient relayés pour écarter tout risque éventuel lié à cette drôle d'incarnation. De nouvelles règles et combinaisons de sécurité furent mises en place, ainsi qu'un meilleur matériel pour communiquer dans la salle de contrôle.

Sidonie fut invitée à rejoindre les rangs des häxa, car elle était l'interlocutrice privilégiée d'Isabeau. L'ancienne alchimiste semblait s'être reconnue dans cette jeune scientifique moderne et lui accordait toute sa confiance.

Malgré cette bonne entente, Isabeau ne put - ou ne souhaita pas - expliquer comment elle avait rédigé la formule d'animisme. Elle répondait invariablement qu'elle l'avait copiée dans un ancien grimoire. Celui-ci, disait-elle, était réputé être de la main de Nicolas Flamel.

Elle ajouta cependant que seules les plantes étaient ainsi soit animées, soient préservées en parchemin, pour être conservées avec toutes leurs vertus, même en hiver. Ses recherches, néanmoins, l'avaient amenée à penser que toute créature vivante était soumise aux mêmes lois, donc... Elle avait tenté le tout pour le tout.

Évidemment, sa réponse ne contenta pas les historiens. Pour eux, bien que la magie soit historiquement bien documentée, l'alchimie était une fable, tout comme les alchimistes.

Quant aux scientifiques, ils restaient sur leur faim: le parchemin était vide, aussi inutile qu'une copie du bac avant les épreuves. L'accélérateur de particules, soumis à un ballet méticuleux de tests et de mesures, ne leur souffla aucune information utile. Isabeau était bien là, mais invisible, intangible, insaisissable...

Duncan s'était lui aussi déplacé, avec la Directrice de l'agence Duskhunters. Tous deux avaient mis un terme aux hypothèses et propositions, certes parfois très originales mais furieusement bancales, des différents chercheurs.

Il ne fallut ensuite que cinq misérables mois aux endimanchés des ministères pour valider le nouveau fonctionnement d'AGLAÉ.

Heureusement, la vie se poursuivait très bien sans eux...

Un mois après l'incident, le laboratoire avait retrouvé son ronron régulier, comme si rien ne s'était passé. Les quelques allées et venues des derniers curieux n'ébranlaient plus la routine de travail bien huilée des blouses blanches.

Isabeau abandonna son nom, et, sur sa proposition, répondait désormais à celui d'Aglaé.

Les mois qui suivirent cet événement, Ambroise s'y rendit plusieurs fois. L'attente du nouvel équipier qui lui permettrait de retrouver le service actif fut ainsi moins pénible. Bien sûr, il jouait toujours les facteurs pour Duncan. Mais ces dernières fois, il fut heureux de s'y rendre, heureux de retrouver les deux femmes qui tissaient progressivement une solide amitié.

Les semaines passèrent, l'une après l'autre, jusqu'à ce beau samedi à la météo agréablement douce. Ambroise était assis au soleil devant l'académie des duskhunters. Il parcourait avec un léger sourire un article du dernier numéro de la revue "Histoire de l'art". Sidonie lui en avait fait parvenir un exemplaire. Une double page présentait les résultats extraordinaires de "New AGLAÉ", avec une photo de Sidonie, un bras nonchalamment posé sur l'un des tubes de l'accélérateur de particules. Il était ravi: ce duo insolite était solide et efficace, et il était fier de les connaître.

Rangeant la revue repliée dans la poche arrière de son jean, il pénétra dans l'académie: la remise des diplômes n'allait pas tarder. Une nouvelle phase de sa carrière allait commencer : des défis surprenants, d’autres expériences, sans doute aussi de nouveaux dangers. Mais comme avec Aglaé, il y aura aussi de formidables rencontres.

Il était impatient de voir la tête de ce Jonas, le collègue qu'on lui avait attribué. Il avait entendu que c'était un bosseur, motivé mais parfois impulsif.

Une bonne vingtaine d'étudiants avaient déjà récupéré le précieux sésame auprès du doyen quand il entendit celui-ci annoncer:

— Jonas Bertin, reçu, mention bien. Toutes mes félicitations. Rejoignez votre coéquipier.

Un jeune homme de taille moyenne, cheveux noirs noués dans le cou et avec une vilaine bosse violette sur la tempe, saisit son diplôme et descendit de l'estrade.

Ambroise s'approcha légèrement. Jonas arborait un sourire de satisfaction espiègle qui n'entachait en rien un regard résolu et franc. Cela plu tout de suite à Ambroise, qui se présenta en lui tendant la main:

— Salut Jonas ! Bienvenue chez les Duskhunters. Moi, c’est Ambroise !


Texte publié par Hiraeth, 28 septembre 2025 à 18h30
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