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Lecture

Aujourd’hui, je prends la plume afin de mettre par écrit l’histoire de ma vie. Or, me direz-vous, quel est l’humain qui ne souhaiterait pas raconter son histoire. Chacun a une foule de récits à raconter, nombre de péripéties à évoquer. Chaque vie peut sembler intéressante, passionnante même. Chaque existence porte en elle matière à roman.

Je suis tout à fait d’accord avec ceci, s’il se trouvait que je sois un être humain. Or, ce n’est pas le cas. Evidemment, j’en ai l’apparence et les attributs. Comme n’importe lequel d’entre eux, mon visage possède des yeux ; ils sont d’un bleu profond glissant parfois vers le gris. J’ai des cheveux d’un noir corbeau ; leurs reflets bleutés ont toujours fasciné. Ils s’étalent jusqu’au creux de mes épaules, et leurs mèches les plus longues se terminent par des boucles argentées. Mon nez est finement ciselé, et mes lèvres sont charnues et pleines. Comme certains hommes que j’ai croisés au cours de mes divers voyages à travers le monde, une cicatrice rougeâtre se dessine sur une partie de ma joue gauche. Elle forme un demi-cercle presque ovale qui se prolonge aux abords de mon cou. Elle m’a été faite au cours d’un combat mémorable dans les bas-fonds de Vienne autour des années 1860 ; j’aurai peut-être l’occasion de revenir sur ce qui m’a conduit à la recevoir au cours de mon récit. Enfin, des veinules azurées courent le long des pommettes les plus saillantes de mon visage.

Bien entendu, le reste de mon corps ressemble également à celui d’un être humain. La seule différence, qui ne se voit pas à l’œil nu à moins d’être particulièrement perspicace, viennent de mes mains. Les doigts de celles-ci sont légèrement plus longs et effilés que ceux de personnes normalement constituées.

Mais, que suis-je dans ce cas, me demanderez-vous ? Déjà, vous devez savoir que je me prénomme Nathanÿel et que je suis issu d’une très vieille Famille Française. J’appartiens à la Lignée des Montferrand, dont les origines remontent aux Premières Croisades. Mais je sais que celle-ci remonte en fait à bien plus longtemps que cela. En fait, d’après ce que je sais, d’après les recherches que j’ai débuté dans les années 1890 afin d’en savoir davantage sur mes Frères, mes Sœurs, et ceux qui se disent être mon Père et ma Mère, les racines de notre Maison se perdent dans la Nuit des Temps. J’en ai en effet retrouvé des traces disparates à Tolède aux alentours de 1150 par exemple, sous le patronyme de « Ferrantès »

Evidemment, cela ne répond pas à la question. De fait, pour vous l’avouer franchement, je ne le sais pas réellement moi même. La seule chose dont je sois absolument certain, c’est que mes Frères, mes Sœurs, ainsi que mon Père et ma Mère, tout comme moi, détiennent des capacités qui sortent de l’ordinaire. Ce sont des Pouvoirs que n’ont pas les gens du commun. Ainsi, Anthëus, mon Père, aussi nommé « le Patriarche » par la plupart d’entre nous, a parfois des visions qui lui permettent d’entrevoir l’avenir. Généralement, il devine des événements qui vont survenir dans les jours ou les semaines suivantes ; jamais plus loin. Il sait aussi manipuler la matière brute à son avantage. Combien de fois je l’ai vu s’emparer d’un livre de son immense Bibliothèque alors qu’il se tenait à deux ou trois mètres de celle-ci et qu’il lui était impossible de l’atteindre physiquement ? Il lui suffit alors de tendre son bras en direction de l’ouvrage qu’il souhaite consulter, de murmurer les « Mots » appropriés, et ce dernier quitte son emplacement environné d’un halo bleuté. Il flotte dans les airs et rejoint mon Père sans qu’il n’ait à fournir le moindre effort. Et il s’agit là que d’un des multiples Dons dont il est le détenteur.

En ce qui concerne mon propos, je pourrais longuement disserter sur les découvertes que j’ai faites dès la fin du XIXème siècle. Elles m’ont, c’est sûr, apporté des réponses. Mais, surtout, elles m’ont ouvert les portes de nombreuses autres questions. C’est pour cette raison que, depuis, je n’ai pas arrêté de sonder la Biographie de notre Lignée. Et je me suis progressivement rendu compte que celle-ci était souvent rattachée à la grande Histoire. Il semble en effet que les membres de notre Race aient régulièrement participé d’une manière ou d’une autre à celle-ci. Malgré tout, au fur et à mesure de mes investigations, et ce, jusqu'à aujourd’hui - alors que nous abordons le Troisième Millénaire dans un climat d’incertitude et de bouleversements ; autant chez les Humains qu’en ce qui concerne les membres de ma Dynastie -, le seul fait incontestable que j’ai appris, c’est que je suis le plus jeune des Montferrand.

Je ne me souviens pas réellement des premières années de ma vie. Anthëus et Vÿvien – ma Mère – ne les ont jamais évoquées devant moi, d’aussi loin que ma mémoire me permette de remonter le fil des ans. La première image qui ressurgisse, lorsque je replonge dans mon passé, se situe aux alentours des années 1820. Lorsque je la visualise, j’ai la même apparence qu’à l’heure actuelle. Je porte des vêtements similaires : un pantalon de soie noire orné sur ses bords d’entrelacs dorés, une chemise à jabots, des chaussures de cuir d’excellente facture. Je m’appuie sur une canne sculptée de haut en bas de motifs ésotériques dont je n’utilise la Puissance qu’en cas d’extrême danger. Son pommeau d’argent représente nos armes : une Hydre à sept tète assoupie aux yeux vermeils, aux écailles et aux ailes d’or prête à bondir à l’assaut de ses ennemis au moindre danger. D’ailleurs, ces armes se retrouvent sur moi également en deux autres endroits : elles apparaissent sur la gemme taillée de l’anneau familial que je porte à l’index de ma main gauche ; et elles se distinguent sur la broche de diamant ciselé accrochée en permanence sur l’habit que je porte actuellement.

Cette image me fait apparaître dans la pièce où je me trouve tandis que j’écris ces lignes. Pour vous dire toute la vérité, il s’agit de ma chambre personnelle au sein du Manoir Montferrand. Outre lorsque je voyage de part le monde, c’est la seule que je n’aie jamais eue. Et encore, je ne déambule plus de pays en pays aussi souvent que par le passé, et notamment, lorsque je suis parti à la recherche des Origines de ma Lignée dans les années 1890. A cette époque, il est vrai que je n’ai pas été très présent auprès de mon Père, de ma Mère, de mes Frères et de mes Sœurs. Et ma chambre a été inoccupée plusieurs mois durant de nombreuses années, jusqu'à ce que je m’avoue vaincu, et que je mette fin à cette Quête initiatique que la plupart des autres membres de la Famille jugeaient stérile.

Comme maintenant, j’avais l’apparence d’un jeune homme d’une vingtaine d’années. Sauf qu’à ce moment là, je ne portais pas la cicatrice qui se dessine sur ma joue gauche. J’étais vêtu de la même tenue qu’en ce moment ; sauf qu’en plus, j’arborais une robe de chambre de satin mauve qui a disparu lorsque mes appartements ont été incendiés il y a une trentaine d’années. Et j’étais penché sur un amoncellement de livres évoquant la Chute de l’Empire Romain je ne sais plus exactement pour quelle raison. Je devais surement les lire afin de résumer les événements importants de cette Période à Anthëus, puisqu’il était aussi mon précepteur au cours de mes études.

Mais, avant cela, je ne me souviens de rien. Je ne sais pas où je suis né. Et malgré mon Pouvoir me permettant d’accumuler et de manipuler un nombre considérable de Connaissances, je ne sais pas si Anthëus et Vÿvien sont mes véritables parents. Je ne sais pas depuis combien de temps ils habitent cette demeure en compagnie de mes Frères, de mes Sœurs, et de moi. Et j’avoue que je n’ai jamais vraiment osé les interroger à ce sujet. Ils ont toujours été au courant, évidemment, dès les années 1890, que je cherche à en savoir plus au sujet de notre Ascendance. Ils savent que, dès cette époque, que je me suis aventuré aux quatre coins du monde afin de retrouver la trace de nos Origines. Ils sont au courant du fait que j’ai appris que nous ne sommes pas les seuls de notre Race. Lors de l’un de mes passages au Manoir au cours de cette période, mon Père m’a même sondé mentalement afin de pénétrer les indices que j’avais réussi à glaner. Il s’est alors très vite aperçu que mes informations étaient d’une pauvreté affligeante. Et il n’a pas poussé plus loin son évaluation de ma conscience. Heureusement pour moi et ce dont j’ai été instruit au cours des décennies suivantes.

De fait, il m’est extrêmement difficile de vous détailler à quelle Race j’appartiens. Je peux juste vous parler de ma Famille. Je suis juste capable vous parler de mon Père, de ma Mère, de mes Frères et de mes Sœurs, et des relations étroites – et parfois difficiles - que nous entretenons les uns avec les autres. Je suis apte à vous décrire juste le Manoir Montferrand. J’ai toute latitude à vous faire partager cette partie de l’Histoire de ma Lignée que je connais. Or, pour l’instant, et à moins que des découvertes ultérieures viennent bouleverser mes certitudes actuelles, je ne peux pas aller au-delà.

Malgré tout, avant d’entrer dans le détail de ma vie quotidienne au sein du Clan Montferrand, je souhaiterais vous décrire succinctement le lieu où je passe le plus clair de mon temps. Comme je l’ai dit un peu plus tôt, la plupart de mes journées depuis mon retour de mes excursions aux quatre coins de la planète au tournant des années trente, se déroulent dans ma chambre. Ce n’est que le soir, pour le repas, que je rejoins le reste de ma Famille. Elle se situe au premier étage du Manoir, au bout de son couloir se trouvant le plus à l’Est. Elle est en fait constituée de trois salles. La première est une antichambre. Celle-ci fait également office de première enclave bibliothécaire de mon lieu de résidence ; c’est là que sont entreposés une partie des ouvrages que j’ai lu au cours des ces 200 dernières années.

Dès qu’on ouvre la porte qui y mène, apparait un sol dallé couleur de nuit ; il est constellé de veinules bleuâtres ressemblant à celles qui parsèment les fossettes de mon visage. Un tapis que j’ai rapporté d’Orient dans les années 1920, à l’poque où je parcourais l’Egypte de long en large en compagnie d’Archéologues tels que le fameux Howard Carter, recouvre une partie de sa surface. Un peu plus loin, est installé un petit coin « lecture » composé de plusieurs tables basses encombrées de livres que je n’ai jamais le temps de ranger sur les étagères auxquelles elles font face. A coté de ces tables basses se trouvent deux gros fauteuils ; c’est là que je fais asseoir la plupart des invités qui viennent me rendre visite dans ce que l’un de mes Frères – Sanäel, pour ne pas le nommer – appelle « mon Antre ». Mais, pour l’instant, ces sièges disparaissent sous des dizaines de livres et de feuillets. Les pages qui y sont disséminées sont certainement celles que je cherche depuis plusieurs jours : elles appartiennent au manuscrit sur Platon et son passage sur la disparition de l’Atlantide dans « la Timée » que je suis actuellement en train de rédiger. J’étudie en effet le texte de ce grand auteur de l’Antiquité depuis plusieurs semaines. J’ai décidé d’en écrire une synthèse afin de décortiquer ce qui est surement l’un des plus grands Mythes de l’Humanité. Et j’y consacre énormément de temps et d’énergie.

Je pensais avoir égaré une partie de mon manuscrit. J’ai fouillé ma chambre et mon bureau de fond en comble sans avoir pu remettre la main dessus. Je n’ai pas imaginé un seul instant que ces documents pouvaient être exposés à la vue de tous. Je me demande d’ailleurs comment ils ne sont pas tombés entre les mains d’Ycäel, puisque c’est lui qui vient le plus souvent me rendre visite dans mes appartements. Il aime bien y flâner, examiner les bibelots que j’ai ramené de mes voyages en Orient. Il s’attarde devant mes étagères croulant sous ces livres que je chéris tant. Il m’emprunte parfois certains d’entre eux ; il semble me souvenir que cela fait deux ou trois mois qu’il y a pris un traité de botanique que j’ai acheté en 1909 à Atlanta. Il ne me l’a pas encore rendu ; il faudra donc que je règle cette question avec lui, car il est fréquent qu’Ycäel oublie – délibérément ou non – de rendre les objets que ces amis ou autre lui ont prêté. Une fois, je me souviens, il a fallu environ trente ans à Luvinia pour récupérer un des flacons de parfums dont elle fait collection, et dont les formes inspiraient celui-ci ; il souhaitait les reproduire dans un de ses dessins.

Pour en revenir à la description de mon lieu de vie, ces tables basses et ces fauteuils côtoient un mur entièrement recouvert d’étagères, comme je l’ai déjà dit. Des centaines de recueils, ainsi que divers objets achetés dans les nombreux pays que j’ai visités s’y entassent. S’y côtoient, entre autres, des statuettes chinoises de la Dynastie Ming, un masque Rituel Ethiopien, des vases Sumériens, un coffret de bois sculpté Inca. Mais, bien que tous ces bibelots soient rares et précieux, ce ne sont pas ceux qui me sont les plus chers. Ceux-là, je les garde religieusement dans la salle suivante ; qui se trouve être mon bureau personnel. J’aurai donc l’occasion d’en reparler un peu plus tard. A leurs cotés, s’amoncellent des centaines d’ouvrages explorant quelques unes des sciences humaines qu’il me plait de pénétrer. Il y en a qui concernent l’Histoire des Etats-Unis, les sciences Occultes en Occident au début du XXème siècle, les Philosophes du temps de la Grèce Antique. Et, il y a quelques auteurs romantiques Français tels que Gérard de Nerval, Chateaubriand, Lamartine ou Alfred de Vigny, que j’apprécie particulièrement, même si ce ne sont pas mes préférés.

La paroi qui fait face à ce coin lecture est partiellement décorée de tentures de velours noir. Elles encadrent une toile dont le format permet de contenir des mensurations humaines. De fait, elle représente Anthëus portant une armure ouvragée. L’épée à la main, son regard semble vouloir transpercer de part en part la personne qui ose contempler son portrait. Généralement d’ailleurs, rares sont ceux qui s’attardent devant lui. ; y compris Ycäel, qui est celui de mes Frères et Sœurs qui fréquente le plus souvent mes appartements Même moi, je ne l’admire que rarement. J’en connais pourtant chaque détail par cœur ; en fermant les yeux, je pourrais vraisemblablement en reproduire chaque trait fidèlement. Je sais que son plastron montre le blason de notre Maison tel qu’il figurait jusqu’en 1730 : une Hydre terrassant un lion gisant à terre, et dont les entrailles sont sur le point d’être déchirées par les griffes de cet animal Mythique. Je n’ai pas encore découvert pourquoi, mais c’est à ce moment là que nos armes ont été modifiées pour ne montrer qu’une Hydre aux corps recroquevillé, aux ailes d’or évasées, à la queue nonchalamment ramassée sur elle même.

Anthëus est donc habillé de pied en cap en costume de soldat. Il est barbu, comme de nombreux guerriers du XIème, XIIème et XIIIème siècle. Ses mains sont protégées par des gants de fer. Une cape vermeille est posée sur ses épaules ; mais de multiples déchirures s’y discernent. Ses bottes sont crottées de boue et de fange. Sa main qui ne porte pas son arme soutient fermement un casque orné de cornes et bosselé. A ses pieds, le cadavre de ce qui parait être un Musulman aux vêtements de l’armée d’Al-Ashraf, est étendu au sol.

Je sais aussi qu’à moins de cinq ou six pas de là, en bordure du tableau, s’aperçoivent d’autres combattants Croisés et Arabes. Ils ferraillent et luttent pour leur vie ; tandis qu’en arrière-plan je pourrais aussi facilement reconnaître les murs de Saint-Jean d’Acre assaillis par une multitude de troupes ennemis, si je me tenais devant lui. La cité en flammes est sur le point de tomber. Mon Père a plusieurs fois évoqué devant mes Frères, mes Sœurs et moi cet événement Historique de l’année 1291 auquel il aurait participé, en insistant bien qu’il s’est agit de moment important pour la Lignée des Montferrand. C’est donc pour cette raison qu’il veut que je garde ce portrait de lui à cet emplacement.

Anthëus connaît mon sentiment en ce qui concerne ce portrait. Je ne l’aime pas, et, comme mes Frères et mes Sœurs, il me met mal à l’aise. Son regard m’intimide profondément et me déstabilise. Ycäel m’a souvent suggéré de le retirer de cet endroit pour le mettre dans un coin de mes appartements moins exposé à la vue de tous. J’avoue que cette idée est loin de me déplaire. Mais, en même temps, je ne souhaite pas défier mon Père. Je n’ai jamais saisi pourquoi, mais il tient particulièrement à ce qu’il soit accroché là ; quitte à embarrasser tous ceux qui voudraient pouvoir venir me consulter chez moi. J’ai beau eu, à diverses reprises, le supplier de le déplacer, il n’a rien voulu entendre. Il s’est mis plus d’une fois dans une colère noire dès que j’avais l’audace d’aborder ce sujet devant lui. J’en ai encore des sueurs froides, rien que d’y penser, puisque la dernière fois, il y a une demi-douzaine d’années de cela, il a failli se jeter sur moi dans le but de me faire taire, et en me hurlant : « Tu ne sais pas de quoi tu parles. Cette toile reflète beaucoup plus que tu ne saurais l’imaginer ; son lieu d’exposition également ! Et de toute manière, je ne souhaite pas que, ni toi, ni tes Frères et Sœurs, soient au courant de ce qu’il incarne ; ou que vous contestiez mes choix quant au lieu où je veux le voir trôner ! »

Vous l’avez donc compris, il s’agit là de l’un des multiples points de désaccord qui m’oppose au Patriarche de notre Maison. Ce n’est pas le seul, loin de là, et j’aurai l’occasion de revenir sur les autres au fur et à mesure de mon récit. Je suis pourtant convaincu que si peu de gens viennent prendre de mes nouvelles dans mon « Antre », c’est en partie à cause de cette toile. Il n’y a qu’Ycäel qui ose franchir le pas de ma porte. Evidemment, ce sont toujours pour lui des discussions destinées à servir ses intérêts, parce que lui aussi se dresse contre les décisions d’Anthëus dans de nombreux domaines ; ou bien, c’est parce qu’il a besoin d’un objet ou – surtout – d’un livre de ma Bibliothèque. Dans ce cas, il détourne les yeux du tableau lorsqu’il est obligé de passer devant. Et il s’engouffre à l’intérieur de mon bureau en effaçant celui-ci de sa conscience. Quelle conscience, d’ailleurs, peut-on se demander ? Car Ycäel est de mes Frères et Sœurs celui qui à surement le moins de scrupules.

En tout état de cause, comme pour d’innombrables épisodes liés à l’histoire de notre Lignée, les raisons pour lesquelles mon Père tient tellement à cette Peinture me reste inconnues. Evidemment, dès les années 1890, de même que pour le reste de mes recherches concernant le Passé de notre Maison, je me suis attaché à découvrir pour quelle raison il a une telle importance à ses yeux. Tout ce que j’ai pu apprendre, c’est qu’il était déjà disposé entre ces deux tentures couleur de nuit avant ma « naissance ». Cela faisait longtemps qu’il était exposé au regard de tous quand je me suis définitivement établi en ces lieux au tournant des années 1820. D’autre part, j’ai tenté de savoir si un membre de la Dynastie Montferrand a effectivement participé à la Croisade qui s’est terminée tragiquement par la chute de Saint-Jean d’Acre et le rapatriement en catastrophe des derniers soldats du Christ vers Malte. Malheureusement, aucun indice probant ne me l’a laissé deviné jusqu'à présent. Et pourtant, aujourd’hui encore, si ce n’est quelques témoignages que j’ai glané ici où là sur la date de la conception de cette toile, je poursuis mes investigations en ce sens.

Passons à autre chose et laissons pour l’instant de coté cet encombrant témoignage de l’autorité d’Anthëus. Je voudrais en effet continuer à vous décrire mon lieu de vie. Au-delà, la paroi se poursuit sur deux ou trois mètres jusqu'à l’entrée ouvrant sur mon Bureau personnel ; c’est là où je passe le plus clair de mes journées, et parfois, de mes nuits. Deux hallebardes entrecroisées que m’a offertes Hÿlaire il y vingt-trois ans, - les chiffres sont très importants pour celui-ci - au retour de l’une des ventes aux enchères qu’il fréquente lorsqu’il en a le temps, y sont accrochées. D’après mon Frère, elles datent du XVème siècle. Sachant que je suis un amateur éclairé en matière d’Histoire, il avait, soi-disant, envie de m’être agréable. Pourtant, le jour où il me les a remises en main propre devant tout le reste de la Famille, il m’a dit qu’elles valent la coquette somme de 400 000 dollars pièce. Connaisseur comme il est en matière d’investissement financier, je veux bien le croire. Mais cette information qu’il était inutile de mentionner m’a choqué. Et j’ai alors réalisé qu’il ne m’a fait ce cadeau uniquement pour me faire plaisir. C’est, en outre, il faut le souligner, du Hÿlaire tout craché. Cette manière de ramener ses actes et ses paroles à l’argent est un trait de sa personnalité le plus marqué. Malgré tout, ce sont deux objets qui me sont chers.

Maintenant, quittons cette antichambre ; nous nous y sommes que trop attardé. Et entrons dans mon Bureau personnel. Evidemment, c’est là que je me trouve actuellement, alors que j’écris ces lignes. Assis à ma table de travail, ma main court sur les feuillets qui me servent à retranscrire ces souvenirs. J’y suis confortablement installé dès avant l’aube. C’est là que j’effectue mes nombreuses recherches sur les Origines de ma Lignée, que j’étudie livres et parchemins que j’ai accumulé en ces lieux depuis des dizaines d’années. C’est aussi là que je décrypte les Mythes et les Légendes du Monde entier, à l’affut du moindre indice qui pourrait me mettre sur la voie de la Vérité. Mais, si je rédige des centaines de textes – parfois brefs, parfois très longs -, c’est toujours à l’aide d’une plume et à l’encre de Chine. C’est une habitude qui ne m’a jamais quitté. Et bien que les techniques aient évoluées depuis les années 1840, je suis réticent à user de stylos-billes ou autres claviers d’ordinateurs.

Si je lève les yeux de mon pupitre, la première chose que je visualise en face de moi, c’est l’immense Bibliothèque qui couvre la paroi de part en part. Elle est constituée de dizaines d’étagères accolées les unes aux autres. Elle l’habille de haut en bas jusqu’au plafond, c'est-à-dire, sur une bonne quinzaine de mètres. Car, en effet, outre la partie basse de la pièce dans laquelle je me trouve, existe un second niveau. Ce dernier est composé d’un balcon aux garde-fous en bois ouvragé qui fait le tour de la pièce. Les dessins de sa balustrade évoquent des anges et des démons se mêlant les uns aux autres dans un corps à corps effréné. Ses rayonnages disparaissent progressivement au sein la charpente. Puis, ils atteignent ses combles empoussiérées et constellées de toiles d’araignées ; car ces dernières n’ont certainement jamais été nettoyées depuis la construction du Manoir Familial.

Cette Bibliothèque contient de fait l’essentiel de mes collections de livres. Je ne les ai jamais comptés, mais je pense qu’ils doivent se compter en milliers ; je dirai, peut-être, entre vingt et trente milles volumes. Il faut dire que j’ai commencé à les accumuler dès mon arrivée en ces lieux. Au début, évidemment, ne s’y trouvaient que de vieux ouvrages qu’Anthëus y avait entreposés depuis longtemps. Lorsque j’ai réaménagé la pièce afin qu’elle corresponde davantage à mes attentes, ils étaient enfouis sous des monceaux de détritus. L’endroit n’était en effet plus utilisé depuis des années, et il m’a fallu de nombreuses semaines d’efforts avant de pouvoir lui redonner un aspect convenable. Puis, progressivement, je dirai, à partir des années 1830 et mon installation définitive au Manoir Montferrand, j’ai constitué mes propres collections. Tout d’abord, j’ai nettoyé, rhabillé et redisposé de manière plus ordonnée les documents déposés là par mon Père. Ils étaient dans un état lamentable, car le Patriarche n’a que peu de considérations pour la chose écrite ; il lui préfère l’action pure, voire, la brutalité parfois. La réflexion n’est pas un de ses traits de caractère le plus marqué. Et heureusement que Vÿvien intervient régulièrement dans ses décisions, car je me demande comment il pourrait gérer efficacement le Domaine et ses dépendances si il ne l’avait pas à ses cotés. Déjà que celui-ci est dans un état quelque peu vétuste, à l’image de ses livres dont j’ai hérité, je n’ose pas songer quelle allure aurait notre demeure Familiale s’il s’en occupait seul.

Les recueils que j’y ai découverts n’étaient que quelques centaines. Ils étaient éparpillés sur les innombrables étagères qui constituent le mobilier consacré à cette immense Bibliothèque. Ces dernières étaient pratiquement vides, et ce n’est qu’au fur et à mesure de mes achats ultérieurs qu’elles sont enrichies. Et il m’a donc fallu user de beaucoup d’énergie et de moyens afin de lui donner le lustre qu’elle possède actuellement.

Ceci a été facilité par le fait que je suis un lecteur vorace. Si je ne lis pas deux ou trois livres par jour, c’est que mes occupations extérieures m’en empêchent. Mais, ce n’est que très rarement le cas. Comme je l’ai déjà dit, je quitte très peu mes appartements, si ce n’est pour me joindre aux autres membres de ma Lignée à chaque fois que nous devons prendre un repas ensemble ; à midi et sept heures du soir habituellement. Mon Père et ma Mère sont en effet réglé comme des horloges à ce sujet, et ils sont très à cheval sur l’exactitude. Ils ont gardé cette habitude de l’époque où ils fréquentaient la noblesse de l’Ancien Régime. Et les bouleversements qu’ils ont connus depuis n’ont rien changé à cela. Les fois où ils ont dérogé à cette règle que l’ensemble de mes Frères et Sœurs doivent suivre à la lettre lorsqu’ils sont au Manoir, doivent se compter sur les doigts d’une main.

Je dévore de fait littéralement mes deux ou trois livres par jour, avant de les ranger dans ma vaste Bibliothèque par auteur et par ordre alphabétique. Je suis très méticuleux sur ce point, et je pourrais reconnaitre l’emplacement de chaque ouvrage les yeux fermés, même si cela fait des dizaines d’années que je l’ai consulté. Ma mémoire phénoménale me facilite les choses. Mes immenses Connaissances dans les multiples aspects du Savoir auxquels je voue ma vie avec passion, me permettent également de m’y retrouver avec une aisance qui en déconcerte plus d’un. D’ailleurs, l’unique fois où Chÿlderic m’a fait l’honneur de venir me voir dans la pièce où j’écris ces lignes en ce moment même, celui-ci a été surpris par l’ampleur de mes rayonnages. Je ne demande s’il n’en n’a pas été effrayé, vu la pâleur de son visage après avoir fugitivement ausculté l’endroit des yeux. J’ai bien cru qu’il allait se trouver mal ; d’autant que j’ai immédiatement discerné des perles de sueur au sommet de son crane dégarni. Il est exact que Chÿlderic n’est pas vraiment familiarisé avec les espaces confinés. Lui, il est davantage accoutumé aux grandes plaines et aux steppes. Mais je n’aurai jamais songé que de contempler tant d’ouvrages puisse le mettre dans un tel état. Quant à Ycäel qui, lui, vient chez moi assez fréquemment, il n’est pas sujet à ce genre de symptômes. Au contraire, il se sent plutôt à l’aise dans cette pièce. Il aime y flâner et y explorer ses éventaires. A chaque fois qu’il est là, il y examine quelques instants les tranches des livres qui s’y devinent. Il en prend un, l’ouvre, le feuillette, le remet en place. Il s’en empare d’un second, recommence à parcourir négligemment ses pages, avant de le reposer. Il en extrait un troisième, un quatrième, etc., accomplissant à chaque fois les mêmes gestes, jusqu'à ce qu’il en trouve enfin un qui l’intéresse. Et, finalement, comme si de rien n’était, il me dit : « Quelle merveille ! Je n’aurai jamais cru que tu aie pu dénicher une telle merveille un jour ! Je me demande dans quel trou à rats tu l’as débusqué ; quel est le bouseux qui a pu te le vendre pour quelques sous, alors qu’il mériterait sa place dans une Bibliothèque digne de ce nom, et non dans ce nid à poussière ! Je te le prends ; je te le rends tout à l’heure ! »

Ycäel me fait alors un petit signe de la main, avant de me gratifier de son plus beau sourire. Il me lance une œillade enchanté, comme s’il venait de me déclamer son plus beau compliment. Il rajoute parfois : « Toi et tes recherches ! Au moins, cela n’a pas que des désavantages. A fouiner dans le passé de la Famille, cela peut être utile ! ». Avant de franchir le pas de ma porte et de disparaître aussi vite qu’il était arrivé.

Cette façon de faire est symptomatique d’Ycäel et il la répète plusieurs fois par semaine. De temps en temps, il la reproduit jusqu'à trois ou quatre fois dans une seule journée, et je suis obligé de le reconduire à la porte de mes appartements sans ménagements. Car, il lui arrive de me déranger en pleine étude de textes sur lequel je suis obligé d’utiliser la totalité de mes facultés intellectuelles afin d’en comprendre le sens. Par exemple, lorsqu’il s’agit de traités ésotériques rédigés en latin ou en grec ancien qu’il m’est difficile de décrypter et de pénétrer. Quand c’est le cas, Ycäel surgit alors devant moi, essaye de deviser de ses éternels problèmes d’argent, des remontrances qu’Anthëus lui a exprimées un peu plus tôt. Il se rend compte que je ne l’écoute pas. Il marmonne des paroles indistinctes, avant de se tourner vers les étagères de la Bibliothèque les plus proches - il est rare qu’il monte à l’étage -, et commence son inspection détaillée des lieux.

Parmi ces dizaines de milliers d’ouvrages, sont exposés ceux qui pour lesquels j’ai une affection toute particulière. Non parce qu’ils rares et ont une valeur monétaire importante ; quoique cela puisse être le cas. Mais, surtout, parce qu’il m’a fallu énormément de temps, de patience et de ténacité, pour les acquérir. De toute manière, quand j’ai besoin de fonds pour me les approprier, je n’ai qu’à demander à Hÿlaire de me fournir l’argent, lorsqu’il ne les achète pas lui même, et les difficultés s’aplanissent. C’est aussi parce qu’ils m’ont ouvert des portes sur des Enseignements dont je ne soupçonnais pas l’existence.

De fait, c’est grâce à plusieurs d’entre eux que j’ai pu débuter mes recherches sur la Famille Montferrand. C’est par leur intermédiaire que j’ai eu Connaissance de certains faits historiques auxquels mon Père, ma Mère, et certains de mes Frères et Sœurs ont été mêlés au fil des siècles passés. Dans les années 1830, c’est en me plongeant à corps perdu dans les auteurs de l’époque, que j’ai pu surmonter les épreuves qui ont failli me faire perdre la raison durant cette période de ma vie. C’est à ce moment là que j’ai vu en eux une échappatoire aux maux qui me tourmentaient. C’est aussi à ce moment là que j’ai réalisé le Pouvoir qu’ils détenaient. Et c’est enfin à ce moment là que je me suis aperçu avec quelle aisance je retenais les textes qui y étaient imprimés.

Beaucoup sont consacrés aux Mythes et aux Légendes du monde entier. De la table de travail derrière laquelle je suis actuellement, je vois trôner l’Enéide de Virgile en bonne place. A coté de lui apparaît l’Agamemnon d’Eschyle. Je distingue aussi le fameux Ramayana, ce poème Epique Hindou rédigé par la main d’un inconnu au cours de la période la plus reculée de ce Sous-continent. Evidemment, celui-ci est accompagné du Mahabharata. Les Eddas Védiques sont exposés non loin de là, ainsi que le Popol Vuh des Mayas. Et ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Car d’innombrables ouvrages évoquant ces récits nés à l’Aube des Ages inondent les rayonnages de ma Bibliothèque. Ce sont des textes que je chéris particulièrement et que j’ai consulté à de nombreuses reprises au cours des décennies. Quelques uns sont d’ailleurs cornés, leurs pages annotées d’une multitude de commentaires. D’autres ont leurs marges encombrées de renvois en direction d’ouvrages moins connus ou plus obscurs pour le profane. D’autres encore ont leurs tranches détériorées au fur et à mesure de mes manipulations. Il m’est même arrivé de devoir en racheter un ou deux, parce que devenus inutilisables au fil des ans ; je pense à l’Agamemnon, qui m’a beaucoup servi, au cours de ces derniers mois notamment puisque son auteur se réfère à plusieurs reprises à la Timée de Platon. Et comme je suis actuellement en train d’écrire un essai sur sa description de l’Atlantide, je me suis très souvent plongé dans les divers ouvrages qui évoquent cet auteur.

Je me souviens d’ailleurs qu’il y a quinze ans, c’est une fois de plus Hÿlaire qui m’a fourni la somme nécessaire au rachat de cet ouvrage quasi-introuvable dans sa version originale du IVème siècle de notre Ere ; en latin, bien entendu. Cela ne peut en être autrement si l’on souhaite en capter le sens profond. Il n’y a pas d’autres choix si l’on désire partager avec le poète sa vision de l’épopée de ce demi-dieu héros – parmi tant d’autres – de la Guerre de Troie avant qu’il ne parte pour ses propres aventures méditerranéennes. En tout cas, ce n’est qu’au bout de deux ans d’investigations, à arpenter les allées des salles de ventes aux enchères les plus prestigieuses de la capitale, qu’Hÿlaire a pu en découvrir un second exemplaire disponible sur le marché. Et je l’ai acquis pour la somme de 457 000 euros alors qu’un collectionneur acharné tentait de me l’en déposséder. Heureusement que mon Frère m’a soutenu financièrement, sinon, je crois bien que j’aurai dû y renoncer ; et, par là même, abandonner une partie de mon étude Platonicienne.

En même temps, je suis parfaitement conscient qu’Hÿlaire n’a pas agit par pure bonté d’âme. Ce n’est pas son genre, loin de là. Il a vu en cette occasion un moyen d’investir un peu d’argent récemment gagné au cours de transactions boursières douteuses. Et, à coup sûr, je lui en serai redevable un jour ou l’autre. Il sait en effet parfaitement rappeler à ceux qui lui ont à un moment donné demander un service, qu’ils sont ses débiteurs.

« Ne néglige pas mes largesses envers toi, me répète t’il à l’occasion ». Car il arrive que nous nous croisions dans les couloirs du Manoir et que nous devisions ensemble parfois ; notamment quand nous nous dirigeons vers la salle à manger à l’heure du diner. « Je sais que tu n’es pas un ingrat, et que le jour où j’aurai besoin de ton aide, tu n’hésiteras pas à m’assister. Je fais confiance à ton sens de la loyauté envers un des membres de la Famille qui t’a appuyé quand cela s’est avéré nécessaire pour la bonne marche de tes affaires. Et, crois moi, il se peut que cette nécessité s’annonce plus tôt que prévu ; nous verrons cela… ».

Avant d’aborder soudainement un autre sujet et plaisanter avec moi sur les dernières mésaventures de Bélisaire, ou de médire sur les plus récentes conquêtes amoureuses – masculines ou féminines – d’Yvanïa. Malgré tout, la menace implicite de ses paroles, son regard dur et froid tandis qu’il m’observe tout en prononçant ces mots, ne m’échappe jamais. Et à chaque fois qu’il me les répète, j’en ai des sueurs froides. Je tente parfois d’imaginer le rôle qu’il souhaite me voir jouer dans l’insidieuse partie d’échec qui l’oppose à Anthëus en ce qui concerne la gestion des revenus patrimoniaux de notre Lignée. Mais comme je ne suis que très peu au courant du conflit qui les oppose à ce sujet, je suis incapable d’en concevoir les tenants et les aboutissants auxquels il me destine. De la même façon que je ne connais pas ses intentions par rapport à mes autres Frères et Sœurs à ce sujet.

En outre, je n’ai aucunement l’intention de m’en mêler d’une manière ou d’une autre. Je les découvrirai bien assez vite. Pour l’instant, il m’aide à l’acquisition d’ouvrages qui me sont précieux, utiles et nécessaires à la poursuite de mes recherches. Je ne demande rien de plus. Mon vœu le plus cher est que, le moment venu, le prix à payer en retour de ses bonnes grâces ne soit pas trop élevé. Tout ce que je désire, c’est qu’il me laisse tranquille et qu’il me perturbe pas quant à mes travaux personnels.

A ce propos, il me revient à l’esprit que l’autre partie de mon manuscrit relatif à la Timée de Platon se trouve sur le pupitre accolé au bureau derrière lequel je suis actuellement assis. Si je le mentionne, c’est que l’Agamemnon d’Eschyle m’a été très utile à la rédaction de plusieurs de ses paragraphes. Celui-ci se réfère en effet à diverses reprises à la Timée, et à son ultime chapitre évoquant la destruction du Continent Atlante. Il évoque aussi le « Critias » de Platon, qui lui, détaille avec une exactitude quasi-photographique la topographie de cet Empire perdu. Il définit l’emplacement de ses plus grandes cités, la multitude de ses populations, ainsi que leur hiérarchie, leur mode de pensée, leurs arts ou leur culture. Enfin, il explique – et c’est ce passage qui m’intéresse le plus -, avec une précision incroyable leur engloutissement par les gigantesques vagues consécutives au tremblement de terre dont cette partie du monde a été victime il y a plus de 10 000 ans de cela selon les dires du narrateur.

Malheureusement, le texte du Critias – comme celui de la Timée – est incomplet. Le récit originel de Platon a été partiellement détruit lors de l’incendie de la Grande Bibliothèque d’Alexandrie en 48 avant J.C. Et malgré tous mes efforts pour essayer de retrouver la trace de ce fragment manquant, je n’ai jamais réussi. Je suis pourtant certain que celui-ci pourrait me fournir des informations passionnantes sur cette terre de Légende. J’ai entendu mon Père dire une fois, il y une cinquantaine d’années, qu’un membre de notre Lignée en aurait eu un exemplaire entre les mains ; d’après lui, c’était à la fin du XIIème siècle, alors qu’il séjournait au palais du Calife An-Nasif de Cordoue. Mais, hélas, malgré mes différentes tentatives au cours des années qui ont suivi pour interroger Anthëus à ce sujet, il n’y a jamais de nouveau fait allusion.

Des extraits de l’Agamemnon se référant à Platon, se retrouvent dans de nombreux ouvrages que j’ai entassés au fil des années sur les étagères de ma Bibliothèque. Ces derniers ne sont pourtant pas les seuls que j’ai utilisés pour étoffer mon étude sur la Timée et le Critias. Des dizaines d’ouvrages consacrés à l’Occultisme en parlent. Des manuscrits Esotériques fondent en partie leurs théories les plus débridées sur les interprétations qu’ils en font. Ainsi, le Manuscrit de Voynich, dont je possède une copie, s’en inspire. D’après mes souvenirs, il est rangé sur une des tablettes situées à l’angle Nord de ma Bibliothèque ; un des secteurs du second étage qui fait le tour de mon Bureau dans lequel je ne vais pratiquement jamais. Je n’ai pas dû l’ouvrir depuis au moins trente ans ; malgré tout, je garde un souvenir vivace de ses diagrammes Alchimiques. Je visualise encore parfaitement les citations issues de l’Enéide qui se mêlent à ses récits hermétiques. La plus emblématique est celle-ci : « Tu m’a ouvert de nombreuses Portes. » Je pourrais aisément décrire les pentacles qui sont représentés sur quelques une de ses 272 pages. Ces derniers sont en effet nécessaires aux soit disant Incantations Magiques dont beaucoup de Sorciers des temps jadis se sont servi afin d’en appeler aux Esprits de l’Au-delà ; en vain bien entendu, puisque la plupart étaient des charlatans patentés. Quelques autres les ont utilisé afin de mettre en pratique le Grand Œuvre : hantés par l’idée d’aboutir à la création de la Pierre Philosophale, ils ont reproduit leurs tracés, en oubliant toutefois que les vingt-six feuillets les plus importants de cet ouvrage manquent. Il faut bien sûr savoir qu’ils ont disparu peu après sa rédaction, il y a plus de 450 ans maintenant.

Comme mes prédécesseurs, je n’ai jamais pu me procurer ces vingt-six pages manquantes. Mais, en ce qui me concerne, l’essentiel se trouve dans ses écrits évoquant l’Agamemnon d’Eschyle, ainsi que les extraits du Critias et de la Timée que j’analyse. Mon traité se base sur ces récits, et j’ai dû exploiter toutes les ressources de ma Bibliothèque dans ce but.

Car, outre le Manuscrit de Voynich, j’ai lu l’Asdlepius, qui décrit les étranges Pouvoirs des habitants de l’Empire Atlante, de Mu, de l’Hyperborée ou de la Lémurie. Je possède un fac-similé du Grimoire d’Agrippa, dont on prétend qu’il est vivant et qu’il est quasi-impossible de lui arracher ses Secrets tant qu’on ne l’a pas dompté. Je peux assurer que c’est faux puisque je l’ai consulté des dizaines de fois. Le fameux Livre d’Abraham est rangé pareillement aux précédents que je viens de citer, à l’étage, et dans un des recoins les plus sombres et les plus isolés de ma Bibliothèque. Il s’agit du fameux manuscrit que Nicolas Flamel a eu entre les mains. Rédigé entièrement en grec ancien, constitué de déliées écorcées, il montre les figures qu’il faut évoquer pour la mise en application du Grand Œuvre. Ailleurs est entreposé le Dragon Rouge ; un grimoire permettant à celui qui le décrypte d’ouvrir des « Portes » entre les Mondes, de voyager à travers l’Espace et le Temps. A deux ou trois travées de là, plongé dans la pénombre et certainement enseveli sous des monceaux de poussière, j’ai mis à l’abri le Malleus Maleficarum. Son autre titre est « le Marteau des Sorcières ». Et il traite des moyens d’entrer en contact avec les Diables et les Démon.

Je m’arrête là dans l’énumération des innombrables traités Occultes et Esotériques que recèlent les lieux. Il serait trop fastidieux de les énumérer tous. Et ce n’est pas l’objet de ce descriptif. D’autant que ma Bibliothèque est loin d’être uniquement consacré à des traités de ce genre. Ils sont majoritaires parce qu’ils m’aident depuis toujours à tenter des retrouver la trace des Membres de ma Famille à travers les Siècles. Ils me fournissent de précieux indices, si minimes soient t’ils, pour identifier ceux de ma Race qui appartiennent à la Lignée des Montferrand. Ils m’indiquent éventuellement quel rôle ceux-ci ont joué dans tel ou tel événement historique ; qu’il soit lointain ou plus récent. Et c’est parce que j’ai la conviction qu’il est possible que mes Ancêtres les plus éloignés de notre époque ont pu être en contact avec les ouvrages que je viens de nommer, que je tiens tellement à les décrypter à mon tour. C’est parce qu’ils les ont éventuellement aidé à remonter jusqu'aux Origines de notre Clan que je me dois, à mon tour, d’en faire de même.

Car, il faut bien l’avouer, ce ne sont ni Anthëus, ni Vÿvien, ni mes Frères et mes Sœurs, depuis près de 200 ans que je les côtoie, qui m’assistent pour cela. Je dirai au contraire qu’ils évitent le sujet, qu’ils me fuient comme la peste dès que je l’audace de l’aborder. Ils m’invectivent ou se moquent de moi quand j’essaye de les interroger sur leur passé. Pourquoi sont t’ils plus âgé que moi, alors que mes premiers souvenirs remontent aux années 1820 ? Qu’est ce qui fait de nous des êtres différents du commun des Mortels ? Quelle est la cause de notre spécificité ? D’où venons-nous ? Pourquoi possédons-nous des Capacités qui, autrefois, nous auraient condamnés au bucher ? Qui nous en fait Don, et dans quel but ? Je n’ai jamais eu de réponse à toutes ces questions, et à toutes les autres que je me pose continuellement.

Je me demande la raison de tout ceci ; le but de mon existence. Qu’est ce qui fait que je me suis réveillé un jour de l’année 1823 avec l’apparence que j’ai aujourd’hui ? Pour quelle raison je ne me souviens plus de ce que j’ai vécu avant cette date. Que faisais-je, à ce moment là, allongé dans le lit de la chambre qui est à coté de la pièce où j’écris ces lignes ? Aucun membre de la Famille Montferrand n’a jamais voulu me donner la moindre explication. J’ai la vive impression que chacun d’eux se contente d’être ce qu’il est. Ils profitent de leurs spécificités pour tirer parti des Humains. Ils vivent entre eux, se considérant comme les membres d’une Race Supérieure. Ils utilisent les Hommes et les Femmes du commun qui ont le malheur de croiser leur route. Ils les exploitent sans vergogne, avant de les rejeter comme des Inférieurs. Et ils continuent à abuser de leurs privilèges sans s’interroger sur les raisons de tout cela.

Je soupçonne malgré tout Anthëus et Vÿvien d’en savoir plus qu’ils ne veulent bien l’admettre. Ils sont les Patriarches de la Famille Montferrand. Au cours de mes recherches à leur sujet, j’ai appris un certain nombre de faits sur lesquels je reviendrai plus tard. Mais je n’ai jamais pu avoir une conversation digne de ce nom avec l’un ou l’autre à ce propos. Tout au plus, a diverses reprises, quelques vagues allusions sur l’époque où notre Maisonnée était enracinée à Tolède. C’était aux alentours des années 1150, comme je l’ai déjà mentionné. Une fois, mon Père n’a fugitivement dit que l’emblème Familial avait été modifié au cours environs de 1730 à la suite d’une scission au sein de la Lignée. Il semble d’ailleurs que c’est à cette époque que mon Père et ma Mère se sont éloignés des autres membres de notre Race. Or, j’ai beau eu insisté à diverses reprises pour avoir des explications supplémentaires, ils n’ont pas désiré me faire partager leurs souvenirs :

« Cela ne te concerne pas, me répète Anthëus dès que j’essaye de l’attirer sur ce terrain. C’est oublié. C’est une page de l’Histoire des Montferrand qui est définitivement tournée. Et il n’y a pas à y revenir. En reparler ne ferait que rouvrir de vieilles blessures qu’il est inutile de raviver. ».

Avant de s’éloigner de moi comme si j’étais un pestiféré qui venait de l’entrainer dans un traquenard dont il avait eu du mal à s’échapper.

Il n’y a eu qu’une occasion où ma Mère a lâché une phrase qui a davantage exacerbé ma curiosité et mes interrogations que soulagé ma conscience :

« Ne lui en veux pas, m’a-t-elle dit. Tu es le plus jeune d’entre nous, celui qui n’a pas été corrompu par le poids du souvenir. Le Don dont nous sommes les détenteurs n’a pas insufflé son venin en toi ; et je souhaite que cela n’advienne jamais. Ton Père non plus. Alors, Nathanÿel, ne te préoccupe plus de ces choses. Et, comme tes Frères et Sœurs, profite de cette chance qui est la tienne.

Même si tu peux penser que ceux-ci se comportent souvent comme des nantis et des profiteurs, ne les juge pas trop sévèrement. Tu ne sais pas par quelles épreuves ils sont passés. Pour certains, les siècles qu’ils ont traversé n’ont pas été de tout repos ; loin de là. Et ton Père et moi ne souhaitons pas que tu aie à affronter le Destin qui a été le leur. En tout cas, nous ferons tout ce qui est en notre Pouvoir pour l’éviter. ».

Ces paroles ne m’ont pas découragé pour autant dans ma recherche de la Vérité. Et aujourd’hui encore, je suis inlassablement les maigres indices que les textes anciens que j’ai accumulé au fil des décennies me dévoilent. Et si je suis si acharné à décrypter des ouvrages comme l’Agamemnon d’Eschyle, le Critias et la Timée de Platon, le Manuscrit de Voynich ou le Malleus Maleficarum, c’est parce qu’ils recèlent dans leurs pages des traces de leur existence passée.


Texte publié par dominique9132, 25 avril 2015 à 14h14
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