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tome 1, Chapitre 2 « Corneilles et colombes » tome 1, Chapitre 2

Freyja

La salle de réunion embaumait le café et le pain grillé. Quand sa mère les avait invités à la suivre, Freyja s’était engagée en premier dans la pièce, Jayden sur ses talons. Charles Ancesteel, figure parfaite d’une Noblesse controversée, les avait salués avant de s’en aller. Sa silhouette imposante doublée de sa démarche rigide avait arraché une grimace à Freyja. Elle comprenait pourquoi Jay se sentait si mal à l’aise en sa présence.

Nweka se servit une nouvelle tasse de café avant d’entamer la discussion avec les deux Corneilles. C’était une petite salle de réunion ; pour une quinzaine de personnes peut-être. Louée pour une semaine dans un immeuble de bureaux anonyme à Barcelone. Nweka bougeait le plus possible à travers le monde pour limiter les potentielles attaques. En tant que cheffe du Conseil qui érigeait la vie des Mutabilis depuis trois siècles, elle avait déjà essuyé une tentative de meurtre depuis la prise de ses fonctions, un mois plus tôt.

Freyja suivit sa mère du regard tandis qu’elle glissait un sucre dans sa tasse fumante. Un mois avait eu les effets d’une année entière sur Nweka. Elle la trouvait plus grave, plus inquiète. Comme si elle ne l’avait pas déjà été toute sa vie.

— Maman, viens t’asseoir, grommela Frey en constatant que sa mère fouillait du regard les panières à pain pour trouver de quoi offrir le petit-déjeuner aux deux jeunes gens.

— Mais nous n’avez rien mangé, insista Nweka en daignant s’installer avec circonspection.

Jayden enleva son bonnet pour le serrer entre ses mains nerveuses. Freyja retint un sourire en remarquant son expression sérieuse. Il aurait été crédible si ses cheveux n’avaient pas eu l’air d’avoir fait la bringue toute la nuit.

— J’ai déjà mangé pour ma part, Mme Agou. Mais je vous remercie de la proposition.

Comme Freyja levait les yeux au plafond devant son ton révérencieux, Nweka lui asséna un inoffensif coup de pied sous la table.

— J’ai pas faim, ajouta Frey comme le regard de ses interlocuteurs s’attardaient sur elle. On peut attaquer le vif du sujet ?

Mine crispée, Nweka avala une demi-gorgée de café avant de s’éclaircir la gorge.

— Vous avez déjà reçu les infos préalables alors vous savez combien ce Kyra inquiète le Conseil. Lors de la dernière grande réunion, il y a un mois, les Ancesteel nous ont prévenus d’une attaque sur leur domaine. Comme c’était un cas isolé, nous avons estimé que c’était une offensive ciblée. Peut-être même les de Sauvière ? (Jay grimaça furtivement avant de se recomposer une façade impassible.) Dans tous les cas, nous n’avons pas pris ça au sérieux.

Nweka avala nerveusement deux nouvelles gorgées de café. Freyja pinça les lèvres. Sa mère était déjà friande de caféine avant sa nomination à la tête du Conseil. Elle n’osait imaginer combien de tasses elle devait ingurgiter par semaine désormais.

— À présent, deux mois après la première attaque de Kyra en Angleterre, on recense vingt assassinats de Nobles.

— Tous Britanniques, précisa Freyja en fronçant les sourcils. L’UOM a une dent contre la Grande-Bretagne ?

— On ne sait pas, soupira Nweka en observant tour à tour ses interlocuteurs. Au vu des valeurs de l’UOM, on se doute que le choix des Nobles n’est pas anodin. Aucun Sapis ni Bâtard n’a été visé.

— Je comprends qu’ils aient commencé par le Royaume-Uni, intervint Jayden en se frottant le front. Ils ont un tas de grandes familles Nobles, à commencer par les Ancesteel. Et la question mérite d’être posée : ils risquent de passer à d’autres pays une fois la Grande-Bretagne débarrassée de ses Nobles, non ?

— Ça semble logique, acquiesça sombrement Freyja.

— Les Corneilles m’ont pour l’instant expliqué qu’ils estimaient le champ d’action de Kyra à l’Europe. Mais que ce rayon risque de s’étendre drastiquement en fonction de ses réussites.

Stupéfaite, Freya fronça les sourcils et siffla :

— On peut pas laisser Kyra tuer la moitié des Mutabilis d’Europe. On sera gravement affaiblis. Et il ira où une fois l’Europe terminée ? En Asie ? En Afrique ? Il y a encore plus de Mutabilis sur ces continents.

Nweka leva une main pour apaiser le débit nerveux de sa fille.

— Frey, Kyra ne s’est jamais attaqué à des Mutabilis sans titre Noble. C’est une revendication de l’UOM : ils ne touchent pas aux gens du commun ni aux enfants Nobles rejetés par leur famille.

Freyja retroussa la lèvre supérieure en s’enfonçant dans son siège.

— On aurait dû interdire à l’UM de l’ouvrir pendant les Conseils.

Jayden lâcha un rire désabusé en l’observant du coin de l’œil.

— Ne mélange pas UM et UOM, Frey. L’un est un parti politique, l’autre un groupe terroriste.

— Les deux ont pris naissance au même endroit, répliqua-t-elle d’un ton mordant.

— Oui, dans l’espoir de faire de notre communauté un monde meilleur, soupira Jayden d’une voix lasse. Frey, ne fais pas semblant de ne pas comprendre.

Celle-ci se contenta de se renfrogner en reluquant avec insistance la tasse de café vide de sa mère. Elle savait bien que l’UM, l’Union Mutabilis, était l’un des courants de pensées parmi les Représentants du Conseil. Et que l’UOM, l’Union Offensive Mutabilis, était une dérive extrémiste amorcée par des Mutabilis qui n’appartenaient même pas au Conseil.

— L’UM aurait dû prendre des précautions et s’assurer que leurs membres n’avaient pas l’intention d’assassiner toute une partie des nôtres.

— Et comment ils auraient fait ça ? souffla Nweka d’une voix apaisante. Freyja, on ne peut pas surveiller les faits et gestes de tout le monde. Et, même si c’était le cas, quelle seraient les limites ? Les justifications ? Nous avons un Conseil pour débattre et assurer la paix avant tout. Pas pour museler les pensées divergentes et traquer le moindre des Mutabilis militants.

Irritée par ces propos, Freyja se redressa dans sa chaise et s’exclama :

— Maman, c’est justement parce que toi et une bonne partie du Conseil pensent comme ça que ce Kyra a pu faire autant de dégâts ! Tes collègues et toi devez prendre vos responsabilités.

Les yeux sombres de sa mère se firent plus durs.

— Tu vas m’apprendre mon travail maintenant ? Si Jayden et toi êtes ici dans cette pièce, c’est justement parce que nous avons décidé d’agir de manière offensive. (Nweka pianota des doigts sur la table, le visage sévère.) Le Conseil n’a aucun pouvoir direct sur les Mutabilis. Ce n’est pas notre fonction. En revanche, nous avons voté à majorité avec les Représentants d’une mobilisation plus forte des Corbeaux.

Jayden hocha la tête, pendu aux lèvres de la cheffe du Conseil. Encore frustrée, Frey se contenta de croiser les bras.

— Les Corbeaux étant bien assez occupés par leurs tâches respectives à l’échelle locale, nous avons pensé à faire appel aux Corneilles pour le cas Kyra. Ça nous a semblé une bonne idée. Pendant quelques jours, l’équipe de renseignement a effectué des recherches sur Kyra, son affiliation à l’UOM, ses capacités et ses cibles. (La femme s’efforça visiblement à se détendre, en vain.) Et vous voici. Mon contact référant chez les Corneilles vous a proposé tous les deux pour travailler sur cette mission.

Freyja hocha la tête, impatiente de se mettre au travail. Il y avait eu assez de blablas pour elle. Avec un assassin tel que Kyra qui courait les campagnes anglaises à la recherche de sa prochaine cible, il était plus que temps de prendre le premier billet d’avion disponible.

— Et qui est notre référant ? s’enquit Jayden en tripotant son bonnet.

L’ombre d’un sourire effleura les lèvres pleines de Nweka. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge numérique qui surplombait la machine à café et hocha discrètement la tête.

— Il doit être arrivé. Il m’a prévenu qu’il aurait quelques minutes de retard à cause du voyage et qu’il ne pourrait pas assister à la réunion avec les Ancesteel. Il doit être en salle d’attente maintenant. Ne bougez pas, je vais le chercher.

Sur ce, la femme se leva, adressa un regard d’avertissement à sa fille et se rendit dans la salle d’attente. Freyja se dévissa le cou en percevant quelques murmures. À ses côtés, Jay maltraitait avec plus d’acharnement son bonnet.

Quand sa mère revint dans la pièce en compagnie de l’homme qui superviserait leur mission, Frey sourit. Elle avait déjà été sous les ordres de la Corneille et appréciait ses manières concises. Jayden fit racler sa chaise pour se placer face au nouveau venu, désemparé. Les yeux écarquillés, il bredouilla en français :

Papa ?

Kassandra

Le domaine Jordana reposait dans une clairière encastrée dans un sous-bois de pins et de chênes verts. La voiture cahotait sur la route mal entretenue. En dehors des membres de la famille et de leurs employés, peu de monde empruntait cette voie. L’asphalte était ponctué de nids-de-poule et de bandes blanches à demi effacées. Bientôt s’élevèrent les grilles en fer forgé qui marquaient l’entrée du parc. Des colombes, emblème des Jordana, s’envolaient à travers les barreaux. Les battants étaient entrouverts.

— Ils ont anticipé notre arrivée ? s’étonna Ichika en indiquant le portail ouvert.

— On ne ferme jamais complètement les grilles, expliqua Kassandra en s’engageant dans l’allée de terre poussiéreuse. Ma famille s’est toujours engagée pour notre peuple. Les Jordana sont les interprètes et diplomates les plus nombreux parmi les Mutabilis. On promeut la paix entre nos différentes communautés et les échanges. (Elle adressa un clin d’œil à sa copine, que l’annonce laissait perplexe.) C’est la moindre des choses de laisser notre domaine ouvert aux nécessiteux. Le manoir Jordana a bien servi pendant la Seconde Guerre Mondiale et la dictature franquiste.

Ichika ne pipa mot et observa les alentours. Elle avait l’air aussi méfiante qu’impressionnée. Elle ne fit pourtant aucun commentaire tandis que la voiture roulait au pas. Kassandra ne lui reprocha pas sa réserve. Peu expressive en temps normal, Ichika devait en plus se concentrer sur son angoisse pour la museler.

Deux autres voitures étaient garées près de l’entrée. L’impatience grimpait dans le corps de Kassandra en lui remplissait les membres de fourmis. Des mois qu’elle n’avait pas revu ses parents. Chaque retour dans la maison de son enfance la chargeait d’enthousiasme et de douce nostalgie.

— J’espère que mes parents auront préparé des tortillas, lâcha Kassandra en coupant le contact. Mon père fait les meilleures au monde. En toute objectivité, bien sûr.

L’Espagnole n’attendit pas plus longtemps avant de bondir hors de la voiture. Elle inspira l’air frais à pleins poumons, savourant les effluves de sève et de fumée de bois.

— Des tortillas ? la relança Ichika en claquant la portière à son tour. L’omelette aux patates que tu me cuisines tout le temps ? Tu mets trop d’oignons dedans, d’ailleurs.

Offusquée, Kassandra lui adressa des yeux écarquillés en ouvrant le coffre.

— C’est motif de divorce avant mariage, ça, Chica. Y’a jamais trop d’oignons.

— Ils me font pleurer quand je t’aide à les couper, maugréa sa petite-amie en chargeant son sac sur son épaule.

Amusée, Kass secoua la tête puis referma le coffre. Le manoir aux façades beiges les dominait de ses deux étages parcourus de mini-balcons. Sourire pendu aux lèvres, Kassandra s’approcha de sa copine pour lui indiquer une fenêtre de toit.

— Tu vois comme le toit est haut ? (Ichika acquiesça, ses yeux sombres rivés à la fenêtre que lui montrait Kass.) Eh bien, ma chambre est juste là. Petite, j’étais au premier avec mes parents, mais à l’adolescence j’ai voulu me rebeller et j’ai grimpé d’un étage.

Ichika se tourna vers elle, l’air moqueuse. Ses taches de rousseur disparaissaient sous les plis de son nez froncé.

— Tu avais une belle vue sur ton petit domaine de là-haut ?

— Pff, les branches me cachaient tout, râla Kass en indiquant un imposant chêne planté à quelques mètres de la demeure.

Elles s’esclaffèrent puis remontèrent l’allée de gravier. Des arbustes en pots traçaient une ligne droite jusqu’au porche peint en rouge sombre. Des colombes étaient encastrées en feuilles d’or sur les portes.

Kass glissa un bras dans le dos de sa copine en ralentissant le pas. L’appréhension de la rencontre lui alourdissait les jambes. Mais elle voulait se montrer forte pour Ichika. Cette dernière apportait le reste du temps une dose de courage pour elles deux. Kass pouvait bien embrasser son rôle pour quelques heures.

— Bienvenue chez moi, mi pequeña pantera.

Les deux jeunes femmes étaient plantées sous le porche quand le battant s’ouvrit. Kass n’avait pas eu le temps d’appuyer sur la sonnette. Une masse de boucles blondes grisonnantes apparut dans l’embrasure, rapidement suivie par deux larges épaules à peine déguisées par un pull à grosses mailles. Damian Jordana se fendit d’un immense sourire en les apercevant.

Papá, le salua Kassandra en lâchant sa valise.

Son père devait sortir de la cuisine ; il sentait la friture et les oignons. Ses bras broyèrent la jeune femme pendant de longues secondes. Quand il la lâcha, ses yeux la couvaient d’affection et d’impatience amusée.

— Papa, je te présente Ichika, enchaîna Kass en se tournant vers l’intéressée.

La jeune femme fit basculer son poids d’un pied à l’autre, le visage crispé. Damian s’approcha d’elle sans se défaire de son sourire et s’inclina avec souplesse.

Konnichiwa Ichika-san, souffla-t-il dans un japonais sans accent.

Surprise, la jeune femme entrouvrit les lèvres sans trouver quoi répondre. Sous le hâle de ses joues, Kass vit poindre une rougeur d’embarras. Qui s’accentua sans tarder lorsqu’Ichika redressa les épaules et déclara :

Me llamo Ichika y soy la novia de Kassandra.

Le visage de Damian s’illumina. Dans l’embrasure de la porte, une autre silhouette était apparue. Kassandra s’avança de quelques pas pour prendre sa mère dans ses bras. Alba lui rendit timidement son étreinte.

— Kass, souffla sa mère en souriant doucement.

Ses yeux pensifs d’une nuance claire de marron glissèrent jusqu’à Ichika, frémirent.

— Bienvenue, Ichika. (Alba s’inclina à son tour, ses courts cheveux bruns ondulant dans la brise.) C’est un plaisir et un honneur de te recevoir.

Alba n’ayant jamais appris le japonais, elle s’était exprimée en anglais. Et comme elle ne disposait pas de l’omnilinguisme des Jordana, elle devrait se contenter de cette langue.

Ichika la salua en retour, les yeux brillants. Ce n’était pas souvent que des étrangers faisaient l’effort d’adopter ses coutumes. C’était d’autant plus surprenant qu’elle venait de quitter son pays et découvrait de toutes nouvelles mœurs depuis quelques jours.

— C’est un plaisir pour moi aussi.

Damian récupéra la valise de sa fille puis suivit son épouse dans la chaleur du manoir. Avant d’entrer, Kassandra tendit la main à sa copine. Ichika la saisit avec un timide sourire, son sac sur l’autre épaule. Doigts entrelacés, les deux jeunes femmes s’engouffrèrent à l’intérieur. Les battants aux colombes se fermèrent sur leurs ombres.

Jayden

Nicolas de Sauvière se tenait aux côtés de Nweka Agou. Les talons de la cheffe du Conseil aidant, ils faisaient la même taille. Pourtant, Nicolas s’effaçait presque derrière elle. Il n’était pas spécialement chétif, mais son métier exigeait qu’il se fasse discret. Une habitude qui s’étendait à chacun de ses déplacements.

Malgré ça, Jayden n’avait d’yeux que pour lui. Des mois qu’ils ne s’étaient pas parlé en face-à-face, chacun occupé par ses missions au sein des Corbeaux. Les courts cheveux châtain de son père avaient été ébouriffés par le vent et ses joues rougies par le froid. Il devait tout juste arriver de la gare.

— Jay, le salua-t-il en se décollant enfin de la silhouette de Nweka. Comment tu vas ?

Encore hébété, le jeune homme marqua une pause avant de bredouiller :

— Ben ça va. (Gêné, il se détourna en tripotant son bonnet.) Et toi ?

Nico tira une chaise pour s’installer à côté de lui, saluant au passage Freyja d’un sourire entendu. Nweka proposa un café au nouveau venu avant de retourner s’asseoir. Sa tasse fumante entre les doigts, Nicolas prit le temps de souffler un moment avant de se lancer dans le vif du sujet.

— Comme Nweka vous l’a expliqué, je vais être votre supérieur direct pour cette mission.

— Il n’y avait pas d’autres Corneilles pour nous superviser ? s’enquit Jay d’un ton hésitant.

Son père lui jeta un regard en biais, mais Jayden l’ignora. Il n’aimait pas l’idée d’avoir son père dans les basques. Il aimait encore moins l’idée de devoir lui obéir au doigt et à l’œil. Il l’avait suffisamment fait pendant son enfance pour continuer dans sa vie adulte.

— Eh bien, déclara Nweka en les considérant tour à tour, je pensais que l’expérience de Nicolas vis-à-vis de la Noblesse britannique nous aiderait beaucoup. Les Ancesteel le connaissent, il a beaucoup travaillé sur les menaces extrémistes avec les de Sauvière…

— Je connais son CV, grommela Jay en se renfrognant. Mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée pour autant.

Nicolas soupira à sa droite, mais n’émit aucun commentaire.

— Je croyais que travailler avec ton père te motiverait, Jayden, avoua Nweka avec une moue circonspecte. Je suis désolée si ce n’est pas le cas.

— On est encore en train de perdre du temps, leur fit signaler Frey en levant les yeux au ciel. Bon sang, on s’en fout de vos histoires de famille !

— Freyja, lâcha sa mère avec un regard lourd de reproche à l’intéressée.

— Non, elle a raison, soupira Nicolas en se passant une main sur la nuque pour la détendre. Il faut qu’on fasse un point le plus rapidement possible pour se coordonner. Puis direction l’Angleterre.

Vexé d’avoir été ignoré par l’un et par l’autre, Jay reposa son bonnet devant lui en maugréant :

— Papa, je ne veux pas bosser avec toi, OK ?

L’intéressé lui jeta un coup d’œil puis sourit d’un air mi-figue mi-raisin.

— C’est la première fois qu’on essaie, Jay. Tu ne veux pas nous laisser une chance ?

— Ton père bosse bien, acquiesça Freyja en lui adressant un regard mauvais. C’est toi qui vas sortir de la mission si tu nous retardes.

— Freyja, il ne sortira pas de la mission, répliqua Nweka de sa voix délicatement ferme. Jayden, tu es prêt à essayer ? Il en va de la pérennité de ta famille et de dizaines d’autres Mutabilis.

Le jeune homme grommela dans sa barbe. Il ne pouvait pas dire « non » alors que la cheffe du Conseil l’avait mandaté tout spécialement. Jay s’efforça à sourire, se redressa et hocha la tête, gorge nouée d’amertume.

— Oui, je peux essayer.

Sa voix était si pincée que même Nicolas fit la grimace.

— Bien. Mon assistant a déjà réservé vos billets pour Londres. Vous avez rendez-vous à l’aéroport à treize heures. D’ici là, quartier libre.

Alors que Freyja bondissait de sa chaise, visiblement impatiente de préparer ses affaires, Nicolas posa une main sur le bras de son fils pour le retenir. Nweka Agou les salua, leur souhaita bonne chance puis les laissa seuls.

Nicolas attrapa une viennoiserie et la trempa dans son café. Nerveux, Jayden fixait l’horloge électronique, son bonnet gris déformé par la danse de ses doigts nerveux.

— Ça t’embête tant que ça ? s’enquit son père en employant de nouveau le français.

— On devrait pas mélanger boulot et famille.

Son père lui jeta un regard en biais, rictus aux lèvres.

— Tu crains qu’on soit aussi maladroits en tant que collègues qu’en tant que famille ?

Les trapèzes de Jayden se tendirent. Dents serrés, il marmotta :

— Je n’ai pas dit ça. C’est juste que… tu es mon père. On a pas… (Jayden gesticula sur sa chaise, agacé par les mots qui fuyaient ses lèvres.) C’est pas simple entre nous. J’ai peur que le cas Kyra complique notre relation plus qu’autre chose.

Pensif, Nicolas mâchouilla son croissant. Une fois sa bouchée avalée, il souffla d’un ton plus sérieux :

— Jayden, si vraiment ça t’embête, surtout par rapport aux Ancesteel…

— Je peux séparer vie privée et vie perso, lui assura le jeune homme avec hargne.

Son père leva les mains en signe de paix.

— Jay, j’ai conscience que le cas Kyra peut réveiller de mauvais souvenirs. Il en va de même pour moi. Peut-être que Nweka voulait nous associer sur cette mission pour qu’on puisse se soutenir mutuellement.

Conscient que l’argument de son père tenait la route, Jayden garda le silence. Cette situation ne lui plaisait pas. En même temps…

— Tu promets de pas jouer les pères autoritaires ? soupira-t-il en enfonçant son bonnet sur son crâne. Pour moi et pour Frey.

— Promis. Je serai votre supérieur, rien de plus.

Méfiant, Jay le dévisagea quelques secondes plus acquiesça du menton.

— OK. Et… on bosse sur Kyra. Pas sur maman.

— Oui, Jay. Je sais bien.

Nicolas lui serra brièvement l’épaule avant de se lever.

— On fait un point avec Freyja dans une heure, ça te va ? (Comme Jay hochait la tête, l’homme se permit un sourire.) Je vois que c’est toujours… électrique entre vous deux.

Jayden afficha un air ennuyé en pinçant les lèvres.

— Ben elle est toujours aussi impatiente et prétentieuse. Elle n’a pas changé.

— Elle reste la seule à être passée devant toi dans le classement de votre promo.

Agacé par le rappel, Jay se leva abruptement de sa chaise.

— On se retrouve ici dans une heure.

Sans un regard en arrière, il enfonça les mains dans les poches et sortit de la pièce.

Cette mission s’annonçait particulièrement pénible.

Ichika

C‘était chaleureusement décoré. Ichika n’en attendait pas moins des parents de Kassandra. Sa petite-amie avait toujours eu la corde sensible en termes de décoration. C’était elle qui s’occupait des rideaux, tableaux et bibelots dans leur appartement de Fukuoka. Son enfance passée dans une habitation où chaque tapis avait sa place, chaque couleur son importance, avait beaucoup joué sur son sens de l’esthétisme.

Même si la décoration du manoir, riche en plantes aussi nombreuses que diverses, en bibelots originaires des quatre coins du monde et en tableaux aux représentations douteuses, n’était pas au goût d’Ichika, elle reconnaissait la vie que lui avaient insufflé les Jordana.

Les parents de Kassandra les avaient fait installer dans un petit salon où crépitait une douce flambée. Des peaux de clémentine disposées sur le manteau de la cheminée embaumaient l’air de leurs effluves sucrés. On avait séparé une causeuse d’un turquoise sombre de deux fauteuils vert canard à l’aide d’une table basse en bois de manguier. Une théière et quatre coupes attendaient sagement qu’on se serve d’elles.

Confortablement installée dans un coin de la causeuse, Kass avait retiré ses bottines et étendu les pieds sur la table basse. La démarcation entre son comportement nonchalant et l’esthétique raffinée du petit salon tira un sourire à Ichika. Sa copine ne se serait jamais permis un tel comportement en temps normal. C’était comme si elle retournée dans la bulle de sa maison d’enfance, adoptant les gestes de son adolescence.

— Ils en mettent du temps, soupira Kassandra en jetant un coup d’œil vers le couloir.

Ichika haussa les épaules sans quitter des yeux la théière en faïence verte. Des colombes étaient peintes dessus. Les parents de sa copine allaient revenir d’une minute à l’autre ; ils s’étaient éclipsés pour accompagner le thé de quelques biscuits espagnols.

Damian Jordana fut le premier de retour. Malgré sa taille et ses épaules qui en imposaient, ses petites boucles blondes et son sourire jovial lui conféraient une allure affable.

— Et voilàààà, s’exclama-t-il en japonais en déposant une boîte remplie de biscuits sur la table basse. J’espère que tu aimes, Ichika. On se passe difficilement de petites gourmandises dans la famille. J’espère que ça ne te coupera pas trop la faim pour le déjeuner.

L’intéressée hocha la tête en souriant poliment. Kass lui avait déjà fait goûter les douceurs de son enfance. Ichika avait eu le temps de se faire à ces biscuits et gâteaux plus riches que les pâtisseries japonaises.

— J’amène du pain grillé et de la confiture, intervint Alba en déboulant d’un pas rapide dans le salon. Au cas où.

Elle s’exprimait dans un anglais assez distinct pour qu’Ichika la comprenne bien. Malgré la rigidité que dégageait la mère de Kass dans son attitude, ses petites attentions en révélaient suffisamment sur sa nature profonde. Contrairement à Kassandra et Damian, qui étaient très expressifs, elle ne parvenait pas à traduire son intérêt par des regards et des sourires. Ichika se sentait plus à l’aise ainsi.

Elle non plus n’était pas franchement douée avec l’effusion de sentiments.

La discussion se fit anodine, tournée autour de l’ambiance de Noël qui traînassait encore dans le manoir, de la longueur du vol qui avait amené les deux jeunes femmes jusqu’en Europe, du travail d’interprètes des parents de Kass. Elles s’attardèrent sur leurs récentes missions pour le Bureau des Mutabilis de Fukuoka, qui ne manquait jamais de solliciter leur aide. Ces Bureaux parsemaient l’entièreté des continents et servaient aussi bien de point de ralliement en cas de difficulté que de comptoir à ragots pour les Mutabilis locaux.

Au bout d’une quinzaine de minutes, Ichika était elle aussi détendue dans son fauteuil, sa tasse de thé remplie pour la deuxième fois entre les doigts.

— Merci encore de nous accueillir pour quelques jours, souffla Kassandra en adressant à ses parents un sourire apaisé.

— Tu seras toujours la bienvenue, la rassura Damian en reposant sa pâtisserie. Et c’est pareil pour toi, Ichika. Je suis plus que ravi que Kass ait pu te rencontrer. Grâce à toi, elle a pris goût à sa vie au Japon. J’avais peur qu’elle ne trouve pas de repères pendant son voyage en Asie, mais tu as été le phare dont elle avait besoin.

Ichika rougit face à son langage si imagé. Même s’il parlait sans hausser le ton, sa voix suave et son enthousiaste portaient dans toute la pièce. Son corps gesticulait pour appuyer chaque propos : mouvements du menton, des paupières, des sourcils, des lèvres, danses des poignets, des doigts et frémissements des pieds. Kass avait en partie hérité de sa dynamique de corps, mais c’était encore plus flagrant chez lui.

— Damian, rassieds-toi, soupira Alba en constatant que son époux s’était dressé, des étincelles dans les yeux.

L’homme leur adressa une mimique désolée en se laissant lourdement choir aux côtés de sa femme. Alba secoua la tête, comme si elle ne s’habituait toujours pas aux excès de son compagnon. Amusée par l’entente qu’ils dégageaient malgré leur opposition manifeste, Ichika se détendit. Ainsi, même un homme et une femme qui n’étaient pas faits dans le même moule pouvaient bien s’entendre. Qu’en était-il d’une femme et d’une autre femme ?

Ichika jeta un coup d’œil à sa petite-amie. Ses cheveux blonds bouclés ramenés en arrière, Kassandra était penchée sur la boîte à biscuits, un air concentré sur le visage. Malgré leur différence de caractères, elles s’en sortaient plutôt bien. Alors comment ses propres parents avaient-ils pu passer tant de temps à se disputer sur des sujets sur lesquels ils finissaient toujours par se mettre d’accord ?

Le dernier en date ayant été de bannir définitivement leur fille unique de la famille Juko.

Une fois la discussion terminée, les jeunes femmes montèrent leurs affaires au deuxième étage, là où l’ancienne chambre de Kassandra avait été laissée telle quelle. Alba et Damian avaient donné un brin de ménage avant leur arrivée, mais une odeur de renfermé persistait.

— Je vais ouvrir, annonça Kass en faisant la grimace.

Tandis qu’elle traversait la pièce, le parquet grinçant sous ses pas, Ichika observa les lieux. Des posters de chanteurs et groupes espagnols envahissaient les murs, laissant tout juste la place pour quelques photos de son adolescence. Un bureau recouvert de vieux cours de faculté était installé sous une petite télévision murale. Le lit double encadré de deux tables de nuit rappela soudainement à Ichika les heures qui s’étaient écoulées depuis son réveil.

— Oh, je suis claquée, soupira-t-elle en déposant son sac au pied d’une armoire. Ça ne te dérange pas si je m’allonge un moment ?

L’air frais qui entrait par la fenêtre ouverte pressa la jeune femme de se glisser sous les draps. Ils sentaient la lavande. Sourire attendri aux lèvres, Kassandra retira sa veste à grosses mailles avant de la rejoindre dans le lit. Elles restèrent silencieusement côte à côte, apaisées par le bruissement des branches à l’extérieur.

— Tes parents sont très gentils, murmura Ichika après coup. Je leur avais déjà parlé et ça fait des années que tu me dis que du bien d’eux, mais…

— C’est normal d’avoir appréhendé la rencontre, la rassura sa copine en cherchant sa main sous la couette. Ta famille est tellement toxique… il fallait que tu rencontres la mienne pour comprendre que tout le monde n’est pas comme ça.

Soulagée par la compréhension de sa copine, Ichika serra ses doigts en retour. Ils étaient chauds, charnus. Rassurants.

— Merci encore, chuchota Ichika en tournant la tête vers Kassandra.

Cette dernière lui adressa son fidèle sourire lumineux avant d’enfoncer la joue dans l’oreiller. En se tournant sur le flanc, Ichika remarqua une demi-douzaine de clichés au-dessus de la tête de lit. Une vague de gêne lui refroidit la poitrine.

— Ça va ? s’enquit Kass en remarquant son changement d’expression.

— O-Oui, bredouilla Ichika en lâchant la main de sa petite-amie, plus troublée qu’elle ne l’aurait cru.

Kassandra la dévisagea un moment avant de comprendre ce qui l’avait mise mal à l’aise. En remarquant les clichés punaisés au-dessus de leurs têtes, elle pâlit, pinça les lèvres et se redressa.

— Non, Kass, ce n’est pas grave…

— Si, répliqua abruptement sa copine en décrochant les photos une par une. Je ne veux pas que tu les voies. Je ne veux pas te mettre mal à l’aise.

Ichika ne trouva rien à rétorquer. Elle ne pouvait pas nier le trouble qui avait froissé son cœur en apercevant le visage de l’ex de Kass. Un jeune Espagnol aux fossettes désarmantes et aux yeux pétillants. Un jeune homme dont elle connaissait le prénom : Samuel. Il avait partagé la vie de Kassandra pendant ses années d’étude.

Chica, murmura Kass en déposant les photos sur la table de chevet. Sam ne fait plus partie de ma vie. On s’est séparé d’un accord commun quand je suis partie voyager en Asie.

Même si Ichika connaissait déjà l’histoire, elle s’enfonça plus profondément dans le lit. Elle avait si peur de ne pas être à la hauteur. Ce Samuel… il avait tout l’air d’un garçon jovial, fiable et amusant. Tout l’inverse d’Ichika. Comment Kassandra avait-elle pu tomber amoureuse d’elle après avoir été en couple avec un gars aussi parfait ?

— Je t’aime, Ichika.

La voix douce de Kassandra la tira de ses pensées. Les yeux noisette de la jeune Espagnole luisaient de peur, de regrets et de doutes. Les mêmes sentiments qui pulsaient dans la poitrine d’Ichika.

— Moi aussi, chuchota cette dernière instinctivement.

Elle avait craint que la vérité s’enfuie de ses lèvres, se carapate derrière sa lâcheté habituelle. Mais elle était parvenue à le dire.

Le sourire qui pointa sur ses lèvres ramena la lumière dans les traits de Kass. Elles échangèrent un regard complice, pressèrent de nouveau leurs mains ensemble puis fermèrent les yeux.

Leurs cœurs battaient à l’unisson.


Texte publié par louji, 20 septembre 2025 à 19h03
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tome 1, Chapitre 2 « Corneilles et colombes » tome 1, Chapitre 2
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